1Q84 de Haruki Murakami est une œuvre vraiment fascinante. Il faut cependant être patient, car les éléments s’installent lentement, les uns après les autres, pendant près de 400 pages. Arrivé là, plus moyen de décrocher: le lecteur a à son tour traversé la frontière fragile, quasi impalpable, qui sépare le monde qu’il connait de celui de 1Q84. Un monde similaire, presque identique, mais qui aspire les personnages comme le lecteur dans un lent tourbillon, un mouvement subtil qui survient comme par glissements, et qui se referme sur lui.
La trilogie 1Q84 d’un total de 1660 pages écrite par Haruki Murakami met en scène deux personnages, dont les vies sont exposées en parallèle. L’histoire débute avec Aomamé, une jeune femme de 30 ans spécialisée dans l’entrainement et l’étirement des muscles. Elle a un don particulier: elle sait, d’instinct, reconnaitre de ses doigts chaque parcelle du corps humain, sans calculer, sans mesurer. Elle sait ainsi trouver un point – fatal -, situé dans le haut de la nuque, à la naissance des cheveux, un point que personne d’autre ne saurait trouver. Elle est célibataire, n’a pas réellement d’amis et non plus de famille (celle-ci l’a reniée lorsque, toute jeune, elle s’est détournée de la foi des Témoins). En parallèle, il y a le personnage de Tengo, auteur en devenir de 29 ans enseignant les mathématiques dans une école préparatoire. N’ayant lui aussi ni amis ni famille, il s’absorbe complètement dans ses tâches et sa routine. Les chapitres alternent, nous faisant passer d’un personnage à l’autre.
Dès que le récit commence, le lecteur sent – non, pressent – que quelque chose va arriver, quelque chose de subtil, un glissement; le lecteur pressent que les fondations du monde dans lequel il vient d’être plongé sont en mouvement. Mais rien n’est clair, et Haruki Murakami n’éclaircit jamais complètement les choses. Il prend son temps, et c’est heureux. Dans le livre 1, Tengo a une pensée qui laisse entrevoir cette façon de faire de l’auteur:
“Les questions étaient trop nombreuses. «Le romancier n’est pas quelqu’un qui résout les problèmes. C’est quelqu’un qui pose les questions.» C’était sûrement Tchekhov qui avait dit cela. Une remarque judicieuse.” (livre 1, p. 469)
Le point de départ de l’histoire, c’est lorsque Tengo, qui participe à la sélection du prix des nouveaux auteurs, se retrouve avec entre les mains un roman aussi fascinant que syntaxiquement déficient, La Chrysalide de l’air. Son mentor, l’éditeur Komatsu, lui aussi attiré par cette œuvre singulière, lui propose de la récrire. Après tout, ce serait un exercice bien intéressant pour peaufiner son style d’écrivain en devenir. Tengo n’est pas à l’aise avec l’idée – une fraude littéraire! -, mais ce roman exerce une forte attraction sur lui, et il va céder après avoir rencontré son auteure, la jeune Fukaéri, 17 ans. Étrange jeune femme, qui s’exprime peu, et qui, lorsqu’elle le fait, ne formule qu’une seule phrase à la fois, sans marquer d’intonation. Un mystère en soi, mais qui explique la syntaxe déficiente du roman. De son côté, Aomamé plante un outil spécial dans la nuque d’un homme. Nous voilà lancés.
Mais quel est ce titre étrange? 1Q84…
“1Q84 – voilà comment je vais appeler ce nouveau monde, décida Aomamé.
Q, c’est la lettre initiale du mot Question. Le signe de quelque chose qui est chargé d’interrogations.
Tout en marchant, elle hocha la tête pour s’approuver.
Que cela me plaise ou non, je me trouve à présent dans l’année 1Q84. L’année 1984 que je connaissais n’existe plus nulle part. Je suis maintenant en 1Q84. L’air a changé, le paysage a changé. Il faut que je m’acclimate le mieux possible à ce monde plein d’interrogations. Comme un animal lâché dans une forêt inconnue. Pour survivre et assurer ma sauvegarde, je dois en comprendre au plus tôt les règles et m’y adapter.” (livre 1, p. 205)
Sommes-nous donc dans un monde comme celui que décrit George Orwell dans son roman, où chacun se trouve constamment sous l’œil vigilant de Big Brother? À cela, je répondrais: ni oui ni non. Tout est beaucoup plus subtil que cela, et c’est là tout l’art de Murakami. Le lien avec 1984 est réel, mais il n’est pas franc, même s’il en est directement question à deux reprises vers la fin du premier livre.
Mais attention, ne vous attendez pas d’emblée à un livre de fantaisy. 1Q84 est au départ tout ce qu’il y a de plus réaliste. Simplement, dans ce Tokyo de l’an 1984 surviennent, comme un glissement de terrain, des éléments de fantastique.
Le texte de 1Q84 est superbement écrit. C’est ce qui, dès le commencement, m’a poussée à continuer ma lecture. Je l’ai dit, il faut près de 400 pages avant que le casse-tête commence à s’assembler, et c’est sans doute l’écriture qui nous permet de patienter. Pas qu’il ne se passe rien pendant ces quelques centaines de pages, seulement, rien de concret. Je me suis toutefois demandé si le texte n’aurait pas pu être resserré dans le premier livre. Peut-être… La sexualité d’Aomamé est longuement décrite et je doute parfois de l’utilité de ces passages, surtout que ce sont ceux qui m’ont semblé les moins réalistes. Mais je lis une traduction, peut-être ces dialogues sont-ils mieux réussis dans la version japonaise. N’empêche, Aomamé emploie le mot “zizi” pour parler à un homme de son pénis: “Vous avez un grand zizi?” (livre 1, p. 114). Emploie-t-elle un mot similaire dans la version originale? J’essaie de me rappeler que le récit se déroule dans le Tokyo de 1984, oui, mais un terme aussi enfantin…
Mais sinon, que dire? C’est une œuvre énigmatique. Profonde. Fascinante. Les personnages, superbement développés. Les morceaux du casse-tête, multiples. Puis, à la fin de cette œuvre, on s’aperçoit que, comme dans la vie, il suffit de mettre en place les morceaux du pourtour pour avoir une bonne vision d’ensemble. Parce que, comme dans la vie, il y a des aspects centraux qui échappent à la raison. Peut-être simplement parce qu’ils sont trop nombreux pour être tous agencés.
1Q84 en extraits
“Comme il est fréquent qu’un président intelligent serve de cible à des assassins, il est possible que les hommes dotés d’une perspicacité hors du commun s’efforcent de ne surtout pas devenir président.” (livre 1, p. 121)
“La lune est la plus fine observatrice de la Terre. Elle a été le témoin de tous les phénomènes qui sont apparus à sa surface, de tous les événements qui s’y sont produits. Mais la lune reste silencieuse et ne s’explique pas. Elle ne se départ jamais de son indifférence et garde précisément en elle le lourd passé terrestre. Là-bas, il n’y a pas d’air, pas de vent non plus. Le vide permet certainement de conserver les souvenirs intacts. Personne ne peut dégeler le cœur de cette lune-là.” (livre 1, p. 382)
“L’histoire nous enseigne que, au fond, nous sommes les mêmes, autrefois comme aujourd’hui. Même si nos vêtements ou nos modes de vie ont beaucoup changé, nos pensées et nos actes ne sont pas très différents. L’être humain, finalement, n’est qu’un simple véhicule, ou un vecteur, pour les gênes. Nous sommes leurs montures tout au long de leur voyage, de génération en génération, exactement comme des chevaux que l’on remplace lorsqu’ils vont mourir. Et les gênes n’ont aucune notion de ce qui est bien ou de ce qui est mal. Ni la moindre idée de ce que nous éprouvons. Ils ignorent si nous sommes heureux ou malheureux. Nous ne sommes pour eux qu’un moyen. Leur priorité, c’est d’obtenir pour eux-mêmes le meilleur rendement. (livre 1, p. 386)
“Là où il y a de la lumière, il y a nécessairement de l’ombre, là où il y a de l’ombre, il y a nécessairement de la lumière. Sans lumière il n’y a pas d’ombre, et, sans ombre, pas de lumière. Carl G. Jung a expliqué ces choses-là dans un des ses livres.
Notre ombre, à nous, humains, est d’autant plus mauvaise que nous nous montrons ouverts et positifs. Plus nous nous efforçons de devenirs des êtres parfaits, magnifiques, méritants, plus l’ombre s’emploie précisément à rendre sa volonté sombre, mauvaise, destructrice. Que l’homme tente de se diriger vers la perfection, qu’il cherche à aller au-delà de ses capacités, et l’ombre dégringole dans les enfers, devient diabolique. Il est donc tout autant criminel, selon les principes de la nature et ceux de la vérité, de vouloir s’élever au-dessus de soi que de se tenir au-dessous de soi.” (livre 2, p. 274-275)
“Ce n’était qu’en connaissant la vérité qu’un homme conquérait ses forces authentiques. Quelle que soit cette vérité. (livre 2, p. 492)
“— Il n’y a rien dont j’aie envie particulièrement. — Et pourquoi pas À la recherche du temps perdu de Proust? demanda Tamaru. Si vous ne l’avez pas encore lu, ce serait l’occasion rêvée. — Est-ce que vous l’avez lu, vous? — Non. Je ne suis jamais allé en prison. Je n’ai jamais dû rester caché longtemps. Quelqu’un a dit qu’en dehors de ce genre de circonstances il était difficile de lire ce roman dans son intégralité. — Vous connaissez quelqu’un qui l’a fait? — J’ai certes connu des gens qui sont restés longtemps en détention, mais ils n’étaient pas du style à s’intéresser à Proust.” (livre 3, p. 44)
“Elle essayait de ne pas penser. Ce qui bien sûr était impossible. Dès que se crée du vide, il attire à lui ce qui doit le combler.” (livre 3, p. 95)
“— Nous sommes toujours attristés quand un être humain disparait. Quel qu’il soit.
— Vous pouvez en effet le pleurer. Dans son genre, il était extrêmement talentueux.
— Mais pas tout à fait assez. N’est-ce pas?
— Qui aurait assez de talent pour vivre éternellement?” (livre 3, p. 531)
MURAKAMI, Haruki. 1Q84, livre 1: Avril-Juin, 10/18, 2012, 552 p.
MURAKAMI, Haruki. 1Q84, livre 2: Juillet-Septembre, 10/18, 2012, 504 p.
MURAKAMI, Haruki. 1Q84, livre 3: Octobre-Décembre, 10/18, 2013, 624 p.