Anna Karénine

Lire Anna Karénine de Tolstoï, c’est comme aller au musée. On y entre pour contempler des tableaux de l’époque, des moments du quotidien croqués sur le vif, et on en ressort avec un sentiment de grandeur qu’on ne saurait s’expliquer complètement.

Anna Karenine Anna Karenina Tolstoï

On dit le plus souvent qu’Anna Karénine est d’abord une histoire  d’adultère. Du moins est-ce ce qu’on en retient si on ne s’en tient qu’aux tableaux montrant Anna, son mari, son amant. Toutefois, Anna Karénine n’est pas qu’Anna, bien que le titre porte son nom,  c’est aussi Lévine et Kitty auxquels est consacrée une bonne moitié des 858 pages du roman.

Anna Karenine s’intéresse aux relations entre les hommes et les femmes, de l’adultère d’Anna qui quitte son mari pour son amant, au couple Lévine et Kitty qui, torturés par les circonstances et leurs sentiments, voient beaucoup de temps s’écouler avant de s’unir enfin et de former un mariage heureux, mais non sans petites tempêtes.

Mais plus encore, Anna Karénine semble vouloir lever le voile sur l’âme humaine; la personnalité, les sentiments, les pensées de chaque personnage sont exposés dans le détail, scrutés à la loupe, opposés à ceux des autres, comme si le but ultime du roman était de révéler l’âme de chaque personnage mis en scène. Comme si, avec Anna Karénine, Tolstoï cherchait à en explorer les rouages. Cette impression s’en trouve renforcée quand, après avoir clos en septième partie de huit le volet consacré à Anna, Tolstoï y revient à peine par la suite, comme si son étude sur Anna était terminée et qu’il n’était plus nécessaire de s’étendre sur le sujet.

Anna et Lévine sont deux personnages très torturés; Anna en raison de la situation de rejet social et de grande culpabilité dans laquelle la place son adultère, Lévine en raison des sentiments peu chaleureux qu’il éprouve à son propre égard et de son incapacité à trouver des réponses à toutes ses questions existentielles. Anna trouve l’amour auprès de Vronski, son amant, qui quitte tout pour elle; Lévine, auprès de Kitty dont l’amour solide est simple et doux. Malgré cela, ni Anna ni Lévine ne parviennent d’emblée à la paix intérieure. Le roman illustre cette quête et, après avoir longuement placé les personnages en parallèle, il fera prendre à leur âme des directions opposées. Ainsi ne connaitront-ils pas le même sort.

Il y aurait énormément de choses à analyser dans Anna Karenine – Le déni d’Anna et la quête de sens de Lévine, l’opposition des modes de vie de la ville et de la campagne, l’incrédulité et la foi, la philosophie agricole de Lévine, etc. – ces 858 pages sont extrêmement riches. Elles mettent en lumière l’humain – immuable, en un sens – tel qu’il vivait dans la haute société russe du 19e siècle.

Tolstoï, peu après l’écriture de ce long roman qu’est Anna Karenine, a traversé une très grande crise existentielle, à la recherche d’idéaux et de principes sur lesquels se reposer enfin. Ainsi devine-t-on en cours de lecture qu’il exprime à travers Lévine (nom créé à partir de son propre prénom, Lev) le fruit de ses difficiles réflexions. Il y développe sa pensée, une certaine philosophie. Le dossier présenté à la suite du roman dans cette édition confirme cette impression, montre les ponts qui relient l’auteur à son personnage, qu’il a modelé à même sa personne. J’ai été surprise de voir jusqu’où pouvait aller ce rapprochement.

Cela explique peut-être pourquoi je me suis tout particulièrement attachée à ce personnage tout en le désapprouvant par moments: y ayant mis beaucoup du sien, Tolstoï lui a donné vie d’une façon toute particulière. C’est un personnage complexe, tout en contradictions, torturé par ses idéaux, et empreint de bonté. Ce qui l’oppose le plus radicalement à Anna, c’est son besoin de comprendre ce qui se passe en lui alors qu’Anna tente par tous les moyens de faire taire ses voix intérieures. C’est, pour moi, ce qui explique la dissemblance de leurs destinées.

Anna Karenine au cinéma

L’adaptation qu’a tirée Joe Wright du roman en 2012 est absolument magnifique. La délicatesse s’agence à un rythme particulièrement intéressant, alliant gestes, sonorités, tableaux. Car le film est monté en tableaux et les transitions, présentées de façon théâtrale, rendent bien l’impression que m’a donnée le livre de fréquenter un musée.

Plus encore, ce Anna Karenine filmique est un véritable ballet russe (non que je m’y connaisse très bien en ballets russes): la musique, les images, les rythmes forment une danse, chorégraphiée avec justesse et élégance pour rendre fidèlement le roman.

Un film qui m’a immédiatement charmée!

Anna Karenine en extraits

“Qu’Anna sourit, il répondait à son sourire; semblait-elle réfléchir, il devenait soucieux. Une force presque surnaturelle attirait les regards de Kitty sur Anna. Et vraiment il émanait de cette femme un charme irrésistible: séduisante état sa robe en sa simplicité; séduisants, ses beaux bras chargés de bracelets; séduisant, son cou ferme entouré de perles; séduisantes, les boucles mutines de sa chevelure quelque peu en désordre; séduisants, les gestes de ses mains fines, les mouvements de ses jambes nerveuses; séduisant, son beau visage animé; mais il y avait dans cette séduction quelque chose de terrible et de cruel.” (p. 96)

“Elle se trouvait si coupable, si criminelle qu’il ne lui restait qu’à demander grâce; et n’ayant plus que lui au monde, c’était de lui qu’elle implorait son pardon. En le regardant, son abaissement lui paraissait si palpable qu’elle ne pouvait prononcer d’autre parole. Quant à lui, il se sentait pareil à un assassin devant le corps inanimé de sa victime: ce corps immolé pour lui, c’était leur amour, la première phase de leur amour. Il se mêlait je ne sais quoi d’odieux au souvenir de ce qu’ils avaient payé de prix effroyable de leur honte. Le sentiment de sa nudité morale écrasait Anna et se communiquait à Vronski. Mais quelle que soit l’horreur du meurtrier devant sa victime, il ne lui faut pas moins cacher le cadavre, le couper en morceaux, profiter du crime commis. Alors, avec une rage frénétique, il se jette sur ce cadavre et l’entraîne pour le mettre en pièces. C’est ainsi que Vronski couvrait de baisers le visage et les épaules d’Anna. Elle lui tenait la main et ne bougeait point. Oui, ces baisers, elle les avait achetés au prix de son honneur; oui, cette main qui lui appartenait pour toujours était celle de son complice. Elle souleva cette main et la baisa. Il tomba à ses genoux, cherchant à voir ces traits qu’elle lui dérobait sans dire un mot. Enfin, elle parut faire un effort sur elle-même, se leva et le repoussa. Son visage était d’autant plus pitoyable qu’il n’avait rien perdu de sa beauté.    — Tout est fini, dit-elle. Il ne me reste plus que toi, ne l’oublie pas.
   — Comment oublierais-je ce qui fait ma vie! Pour un instant de ce bonheur…
   — Quel bonheur? s’écria-t-elle avec un sentiment de dégoût et de terreur si profond qu’il le partagea aussitôt. Je t’en supplie, pas un mot, pas un mot de plus…” (p. 169)

“Cette conversation ne fut pas difficile. Comme la comtesse, comme tous ceux qui préconisaient les idées nouvelles, Alexis Alexandrovitch était dénué d’imagination profonde, c’est-à-dire de cette faculté de l’âme grâce à laquelle les mirages de l’imagination même exigent pour se faire accepter une certaine vraisemblance. Il ne voyait rien d’impossible à ce que la mort existât pour les incrédules et non pour lui; à ce que le péché fût exclu de son âme et son salut assuré dès ce monde, parce qu’il possédait une foi pleine et entière, dont seul il était juge.” (p.555)

TOLSTOÏ, Léon. Anna Karenine, Folio classique Gallimard, Paris, 1972, 909 p.

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