J’ai découvert La servante écarlate en 2018, peu après que la série télévisée ait connu un succès instantané. Je n’ai toujours pas regardé la série. Un je-ne-sais-quoi me retient. Toutefois, rien n’a retenu mon élan lorsque j’ai aperçu Les Testaments sur les rayons d’une librairie de la capitale canadienne cet automne. Il porte sur un sujet qui me préoccupe, car il est de plus en plus d’actualité (après le mouvement #metoo qui accompagnait la sortie de la série télévisée, c’est le débat sur l’avortement qui est largement relancé aux États-Unis, et même au Canada lors de la dernière campagne électorale).
Ce qui rend ce roman et son prédécesseur si intéressants, c’est la règle d’écriture que Margaret Atwood s’est donnée: aucune invention pure, que des éléments basés sur des évènements qui se sont déjà produits à un moment de l’histoire quelque part dans le monde et pour lesquels les technologies existent. Lire ce livre n’est donc pas comme lire de la science-fiction au sens traditionnel. En effet, le respect de cette stricte règle d’écriture nous rappelle que tout n’est pas entièrement fiction dans cet ouvrage de « science-fiction ». C’est ce qui le rend effrayant.
L’univers dystopique mis en scène est encore une fois celui de Galaad (nommé Gilead dans la traduction française du précédent ouvrage). On entre dans le livre à la manière dont le ferait un historien. C’est pourquoi les trois « testaments retrouvés » sont étiquetés ainsi: « Le Testament olographe d’Ardua Hall », « Transcription des déclarations du témoin 369A » et « Transcription des déclarations du témoin 369B ». C’est en mettant en relation ces droits documents que l’historien parvient à leur donner du sens et à reconstruire une partie de l’histoire de Galaad et de trois femmes qui y ont joué un rôle important. Pour le lecteur, la lecture de ces documents a été facilitée puisqu’un ordre de lecture, présentant une alternance d’un document à l’autre, a été établi par les historiens.
Ce choix narratif témoigne encore une fois de la grande rigueur de Margaret Atwood ainsi que du souci de réalisme qu’elle a insufflé dans ces deux ouvrages. Je crois que la question qui est au cœur de son écriture a été: « Et si c’était vrai? » Donc, si une dictature telle que décrite dans La servante écarlate et Les Testaments avait vraiment vu le jour, de quelle façon les informations privilégiées partagées dans les deux ouvrages auraient-elles pu parvenir jusqu’à nous?
Alors que La servante écarlate présentait le point de vue unique de la Servante, Les Testaments offre ici trois nouveaux points de vue sur l’univers de Galaad. D’abord, le point de vue de Lydia, l’une des Tantes fondatrices, nous fait entrer à Ardua Hall et sa sphère de pouvoir. Ensuite, le point de vue d’Agnès Jemima nous montre la vie d’une jeune fille qui a grandi dans un foyer traditionnel de Galaad et ouvre une large fenêtre sur la vie des Épouses et des Marthas. Enfin, le point de vue de Daisy est d’abord celui que porte une jeune canadienne sur Galaad. En amalgamant ces trois points de vue différents, il est possible de refaire l’histoire de Galaad et, surtout, de découvrir comment cette république puritaine menée par des hommes a pu voir le jour à une époque où les femmes étaient pourtant traitées en égales.
Les Testaments est donc, comme son prédécesseur, une exploration de ce que pourrait être le monde si notre société (ici celle des États-Unis) venait à mal tourner. Et il suffit de penser à l’Iran, transformé par la révolution islamique de 1979, pour se rappeler que de tels changements dans la vie des femmes et de la société sont toujours possibles. À Galaad, ce n’est bien sûr par l’islam qui sert le pouvoir, mais plutôt la religion catholique. Et encore une fois, on n’a pas besoin de reculer bien loin pour se rappeler comment cette religion a elle aussi servi à brimer les droits des femmes à une époque; le Québec d’avant la Révolution tranquille n’était déjà pas le même que celui d’aujourd’hui. Les États-Unis étant à ce jour encore très religieux et très conservateurs (il suffit de penser au débat sur le droit à l’avortement), on peut dire que, près de 35 ans après la parution de La servante écarlate, les traits de sociaux qui ont inspiré (ou motivé) la rédaction de ce premier récit sont encore très actuels – au point de faire débat de société. Dans ce contexte, la sortie de Les Testaments ne pouvait que faire écho aux préoccupations d’une grande tranche de la société.
Margaret Atwood, 79 ans, a d’ailleurs remporté, pour une deuxième fois dans sa vie, le prestigieux Booker Prize pour Les Testaments. Elle partage ce prix avec l’Anglo-Nigériane Bernardine Evaristo, pour un roman qui met aussi en scène la vie des femmes. Pour en savoir un peu plus, je vous invite à lire cet article du Devoir.
Les Testaments en extraits
« Plus alarmant, mes seins gonflaient et des poils avaient commencé à pousser sur certaines parties de mon corps sur lesquelles nous n’avions pas à nous appesantir: jambes, dessous de bras, ainsi que cette zone honteuse qu’on désignait par de multiples euphémismes. Quand une fille en était là, elle cessait d’être une fleur précieuse et se muait en une créature autrement plus dangereuse.
À l’école, on nous avait préparées à ce genre de changement – Tante Vidala nous avait présenté une série d’exposés illustrés gênants censés nous instruire sur le rôle et les devoirs de la femme par rapport à son corps, le rôle de la femme mariée -, mais ça n’avait été ni très instructif ni rassurant. Lorsque Tante Vidala avait voulu savoir s’il y avait des questions, il n’y en avait pas eu: par où aurait-on commencé? J’avais eu envie de demander pourquoi il fallait qu’il en soit ainsi, pourtant je connaissais déjà la réponse: c’était le plan de Dieu. Voilà comment les Tantes se dépêtraient de tout.
Très bientôt, je pouvais m’attendre à ce que du sang coule entre mes jambes: c’était déjà arrivé à beaucoup de mes camarades. Pourquoi Dieu n’avait-il pas pu arranger ça autrement? Mais Il avait un intérêt tout particulier pour le sang, nous le savions grâce aux versets des Écritures qu’on nous avait lus: sang, purification, davantage de sang, davantage de purification, sang versé pour purifier l’impur, même s’il ne fallait pas le recevoir sur les mains. Le sang souillait, surtout quand il venait des filles, alors qu’avant Dieu aimait qu’on le répande sur ses autels; il y avait néanmoins renoncé – d’après Tante Estée – et privilégiait désormais les fruits, les légumes, la souffrance muette et les bonnes actions.
Pour autant qu’il m’était possible d’en juger, le corps de la femme adulte était un sacré piège. S’il y avait un trou, on y fourrait forcément quelque chose et quelque chose d’autre en ressortait forcément, ce qui était vrai de n’importe quel type de trou: trou dans le mur, trou dans une montagne, trou dans le sol. Il y avait tant de choses qu’on pouvait lui infliger, à ce corps de femme adulte, ou qui pouvait dérailler, que j’ai fini par me dire que je serais mieux sans. » (p. 109-110)
« Si tu n’as jamais eu la foi, tu ne comprendras pas ce que ça signifie. Tu as l’impression que ton meilleur ami est en train de mourir; que tout ce qui te définissait se consume; que tu vas rester tout seul. Tu te sens exilé, comme perdu au fond ‘un bois obscur. […] le monde se vidait de son sens. Tout était creux. Tout se flétrissait.
[…] Secrètement, je craignais d’être incapable de croire en l’un comme en l’autre. Pourtant, je voulais croire; je le désirais ardemment et, au bout du compte, dans quelle mesure croire ne découle-t-il pas du désir? » (p. 395)
« L’histoire ne se répète pas, dit-on, il n’empêche qu’elle rime. » (p. 522)
ATWOOD, Margaret. Les Testaments, Robert Laffont, coll.: « Pavillons », 2019, 541 p.