Qui me connait sait qu’un tel titre va inévitablement attirer mon attention. C’est que j’en ai passé des heures avec les grenouilles… Enfin, en plus du titre et de la belle image de la couverture, c’est surtout la présentation sur la quatrième de couverture qui m’a plu: Chine, Mao, régulation des naissances… Le sujet m’a semblé particulier. Puis, je n’ai pas l’habitude de courir les prix Nobel, mais avouons que le fait que l’auteur ait gagné ce prix en 2012 pouvait achever de me convaincre. J’ai acheté Grenouilles de Mo Yan.
Grenouilles de Mo Yan raconte l’histoire de Chen le Pied, lui-même auteur se préparant à raconter la vie de sa célèbre tante dans une pièce de théâtre. “La tante”, grande gynécologue, a accouché pratiquement tous les bébés du canton de Dongbei. Ses talents dans le domaine sont reconnus et elle fait figure d’autorité. Quand le président Mao décide d’imposer le contrôle des naissances, elle fait respecter la loi de main de fer, poursuivant les femmes qui tentent une grossesse interdite et les forçant à avorter.
C’est un sujet dur, pourtant raconté sur le ton de la badinerie, ou presque. Le narrateur nous donne le sentiment de lire une histoire comme les autres alors que le sujet en est troublant. Pourquoi ce ton? Pour dédramatiser? Ou parce que l’auteur, Chinois habitant la Chine, déjoue ainsi la censure qui pourrait bâillonner son œuvre?
Quoi qu’il en soit, Grenouilles de Mo Yan nous plonge au cœur de la culture chinoise, des années 1950 à aujourd’hui, dans une contrée de paysans. Une culture très imagée, empreinte de toutes sortes de croyances et de superstitions. On prénomme les enfants du nom d’une partie du corps: Chen le Pied, Li la Main, Wang le Foie… On croit aux potions qui peuvent rendre fertile ou changer le sexe d’un fœtus. On achète des figurines d’argile, ce qui assure qu’un bébé naitra, semblable à son effigie d’argile.
Pourquoi le titre Grenouilles? En Chinois, le titre original est Wa, mot homophonique pouvant désigner à la fois une grenouille et un bébé. De la même façon, on désigne le cri de la grenouille par le vocable wa et le cri du bébé se désigne par ce même vocable. Il y a donc dans le livre tout un rapprochement de sens fait entre la grenouille et le bébé. Comme le note la traductrice, ce jeu entre les mots passe peu en français, mais il est très présent dans la version originale du livre. Dès le titre, un lecteur chinois peut saisir le double sens.
J’ai mis une bonne centaine de pages à réellement entrer dans Grenouilles. Ce qui m’a tenue, comme bien souvent, c’est le sentiment de découvrir toutes sortes de choses. Ici, je voyais la Chine sous un jour nouveau pour moi. Pour qu’un livre me plaise, il doit, règle générale, m’apprendre quelque chose à quelque part; du moins, me faire réfléchir sinon m’émerveiller par son style.
Ici (et ça m’a dérangée un petit moment), Mo Yan fait une accumulation de phrases, qu’il ne détache bien souvent que par des virgules. Je me suis demandé en quoi il en retournait dans la version chinoise. Est-ce un trait propre au chinois? C’est le premier livre que je lis qui soit traduit de cette langue, je ne saurais donc le dire. Quoi qu’il en soit, on s’habitue et on oublie vite que cette cascade de phrases nous dérangeait au départ.
Enfin, Grenouilles est construit selon une mise en abyme, à trois niveaux. Le narrateur est un dramaturge. Il se nomme Chen le Pied, mais son nom d’auteur est Têtard. Le récit qu’on lit est la correspondance qu’il adresse à un ami japonais. Il lui écrit des lettres avec lesquelles il lui fait parvenir le récit de sa vie, mais surtout de celle de sa tante, soit disant pour répondre au désir de son ami d’en connaitre plus sur sa famille et lui. En réalité, il se prépare à écrire une pièce de théâtre sur sa tante et écrit à son ami pour lui faire part de son matériau. La cinquième et dernière partie du livre consiste en cette fameuse pièce de théâtre finalement achevée, et que Têtard fait parvenir à son ami.
Mon appréciation globale? Grenouilles de Mo Yan est un très bon livre portant sur un sujet peu commun. J’ai apprécié me faire raconter le contrôle des naissances par un Chinois. Même si le point de vue de l’auteur m’a semblé volontairement neutre, il n’en demeure pas moins que j’ai eu le sentiment de connaitre le point de vue d’un habitant du pays de Mao. De plus, différentes croyances et coutumes chinoises y sont décrites en passant par la révolution culturelle. On y voit un monde qui est en mouvement, là-bas comme partout ailleurs.
Grenouilles de Mo Yan en extraits
“«Épouse de mon neveu, couvre-toi bien, n’attrape pas froid. La pose d’un stérilet après la naissance d’un enfant est une consigne irrévocable venant du comité du planning familial. Si tu t’étais mariée à un paysan, puisque le premier enfant est une fille, huit ans après, tu pourrais ôter le stérilet pour avoir un second enfant. Mais voilà, tu as épousé mon neveu, et il est officier, or la prescription est encore plus rigoureuse à l’armée que sur le plan local; si l’on ne reste pas dans le cadre du planning familial, on est révoqué et renvoyé au pays cultiver la terre, aussi de toute ta vie, inutile de penser avoir un deuxième enfant. Pour être la femme d’un officier, c’est le prix à payer.»
[…] Wang Renmei était allongée dans le caisson, sous les couvertures, elle était secouée par les cahots de la route et ses pleurs en zigzagaient.” (p. 147)
“Selon moi, c’est le président Mao qu’il faut remercier, dit Chen le Nez, s’il n’avait pas pris l’initiative de partir, tout serait encore comme avant.” (p. 158)
“Pourquoi les mots “bébé” et “grenouille” se prononcent-ils de la même façon? Pourquoi le cri que pousse le nouveau-né au sortir du ventre de sa mère est-il tout à fait semblable au coassement de la grenouille? Pourquoi dans notre canton de Dongbei, beaucoup de figurines d’argile représentant des bébés portent dans les bras une grenouille? Pourquoi le premier ancêtre de l’humanité s’appelle-t-il Nüwa? Cette homophonie montre bien que le premier ancêtre était une grosse grenouille, que l’homme descend donc de la grenouille, et que la théorie selon laquelle il descendrait du singe est complètement erronée.” (p. 347-348)
“C’est cela la société civilisée, dans une telle société, chacun est acteur d’une pièce de théâtre, d’un film, d’un feuilleton télévisé, d’un opéra, d’un dialogue comique, d’un sketch, d’une petite pièce pour la radio, chacun joue son personnage, la société n’est-elle pas une immense scène?” (p. 389)
YAN, Mo. Grenouilles, Points Seuil, 2012, 544 p.