La solitude des nombres premiers

Le titre l’annonce, La solitude des nombres premiers de Paolo Giordano est une histoire de solitude. Et pas seulement à un ou deux niveaux: presque toutes les personnes qui gravitent autour d’Alice et Mattia, les personnages centraux, souffrent de solitude. Parce qu’on peut être entouré de gens et être seul.

La solitude des nombres premiers Paolo Giordano

L’histoire de La solitude des nombres premiers traverse de longues années, s’ouvrant d’abord sur deux drames. L’accident de ski d’Alice, la disparition de la sœur jumelle de Mattia. Ils ont à ce moment… sept ans? Et leur vie est à jamais transformée. Alice boite, elle est mal dans sa peau, elle ne parvient pas à se faire des amis. Mattia s’en voudra toujours pour sa sœur, jamais retrouvée. Il refuse de créer des liens, de s’intégrer au monde. Elle est anorexique; il se mutile. Ils ont quinze ans lorsque Mattia intègre le lycée d’Alice et que leurs destins se scellent. Mais même quand ils sont ensemble, ils sont toujours avec leur solitude. Elle ne les quitte jamais.

La solitude des nombres premiers présente une belle histoire, rapide, efficace. Adolescente, j’aurais certainement été fascinée par ce livre et ses personnages marginaux. Aujourd’hui adulte, j’ai commencé à réellement apprécier l’histoire vers la moitié du roman, quand les personnages ont eu vieilli un peu. D’une certaine façon, je ne sais pas trop ce que je pense de ce roman. J’ai voulu en parler à mon conjoint en cours de journée et je n’ai pas trop trouvé quoi en dire. Ce livre, bien qu’il ne me laisse pas indifférente, ne me laisse pas non plus avec une impression concrète. En fait, je dirais que j’ai surtout fait des liens avec la théorie des schémas de Jeffrey Young que je suis en train d’étudier.

La solitude des nombres premiers au cinéma

Saverio Costanzo en a fait un film, sorti en 2010. Film que je n’ai pas vu, malheureusement.

La solitude des nombres premiers en extraits

“Les nombres premiers ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes. Ils occupent leur place dans la série infinie des nombres naturels, écrasés comme les autres entre deux semblables, mais à un pas de distance. Ce sont des nombres soupçonneux et solitaires, raison pour laquelle Mattia les trouvait merveilleux. Il lui arrivait de se dire qu’ils figuraient dans cette séquence par erreur, qu’ils avaient été piégés telles des perles enfilées. Mais il songeait aussi que ces nombres auraient peut-être préféré être comme les autres, juste des nombres quelconques, et qu’ils n’en étaient pas capables. Cette seconde pensée l’effleurait surtout le soir, dans l’entrelacement chaotique d’images qui précède le sommeil, quand l’esprit est trop faible pour se raconter des mensonges.
[­…]
Mattia pensait qu’Alice et lui étaient deux nombres premiers jumeaux, isolés et perdus, proches mais pas assez pour se frôler vraiment.” (p. 149-150)

GIORDANO, Paolo. La solitude des nombres premiers, Points Seuil, 2010, 352 p.

Les villes invisibles

On m’a souvent parlé d’Italo Calvino. Un peu à l’université, mais surtout au cégep. J’ai eu un enseignant qui appréciait beaucoup l’auteur et son Chevalier inexistant ou encore son Vicomte pourfendu. Quand j’ai reluqué les rayons des bouquineries montréalaises cet été, j’ai porté une attention bien particulière au C de l’ordre alphabétique. Pas facile à trouver, M. Calvino! Du moins dans le livre usagé… Bref, je suis finalement tombée sur Les villes invisibles, livre dont on ne m’avait jamais parlé.

Les villes invisibles Italo Calvino

C’est presque inavouable, mais ce que j’ai le plus apprécié du livre, c’est sa préface. Je l’ai lue, et déjà j’étais satisfaite. L’auteur, après que des spécialistes aient scrupuleusement psychanalysé son livre (c’est une vraie branche de la recherche en littérature…), a tenu à écrire cette préface dans laquelle il explique comment Les villes invisibles ont été écrites: “Ce livre est né de fragments, à intervalles parfois longs, comme des poèmes que je couchais sur le papier, suivant les inspirations les plus variées. Quand j’écris, je travaille par séries: j’ai plusieurs chemises où je glisse les pages qu’il m’arrive d’écrire, selon les idées qui me passe par la tête, ou même de simples notes pour des choses que je voudrais écrire. J’ai une chemise pour les objets, une chemise pour les animaux, une pour les hommes, une pour les personnages historiques et une autre encore pour les héros de la mythologie [­…]” (p. I). Bien sûr, il avait aussi une chemise pour les villes.

Il raconte comment il a donné à chaque ville le nom d’une femme, comment il s’y est pris pour les classer selon des thèmes (Les villes et la mémoire, les villes et le regard, les villes effilées…). Chaque texte décrit donc une ville imaginaire portant un prénom. Une page, deux pages, parfois trois pages, les textes rappellent des poèmes en prose. Le livre n’est pas un roman, mais Calvino explique l’importance qu’il accorde au fait que tout livre ait un commencement et une fin; une construction. C’est ainsi qu’il a classé ses villes sous des thèmes et divisé le recueil en chapitres. Puis, pour créer un fil conducteur, il a imaginé que les textes étaient en réalité des récits de voyage que Marco Polo racontait à Kublai Khan, empereur des Tartares. Entre les chapitres surviennent donc des discussions qu’auraient eu les deux hommes.

Les villes imaginées sont originales, toujours particulières… Mais ce qui m’a permis de traverser Les villes invisibles, c’est la plume de Calvino, fluide, imagée, poétique.

Les villes invisibles en extraits

Les villes et le désir

On atteint Despina de deux manières: par bateau ou à dos de chameau. La ville se présente différemment selon qu’on y vient par terre ou par mer.

Le chamelier qui voit pointer à l’horizon du plateau les clochetons des gratte-ciel, les antennes radar, battre les manches à air blanches ou rouges, fumer les cheminées, pense à un navire, il sait que c’est une ville mais il y pense comme à un bâtiment qui l’emporterait loin du désert, un voilier qui serait sur le point de lever l’ancre, avec le vent qui déjà gonfle les voiles pas encore larguées, ou un vapeur dont la chaudière vibre dans la carène de fer, il pense à tous les ports, aux marchandises d’outre-mer que les grues déchargent sur les quais, aux auberges où les équipages de diverses nationalités se cassent des bouteilles sur la tête, aux fenêtres illuminées du rez-de-chaussée, avec à chacune une femme qui refait sa coiffure.

Dans la brume de la côte, le marin distingue la forme d’une bosse de chameau, d’une selle brodée aux franges étincelantes entre deux bosses tachetées qui avancent en se balançant, il sait qu’il s’agit d’une ville mais il y pense comme à un chameau, au bât duquel pendent des outres et de besaces de fruits confits, du vin de datte, des feuilles de tabac, et déjà il se voit à la tête d’une longue caravane qui l’emporte loin du désert de la mer, vers des oasis d’eau douce à l’ombre dentelée des palmiers, vers des palais aux gros murs de chaux, aux cours sur les carreaux desquelles dansent nu-pieds les danseuses, remuant les bras un peu dans leurs voiles et un peu en dehors.

Toute ville reçoit sa forme du désert auquel elle s’oppose; et c’est ainsi que le chamelier et le marin voient Despina, la ville des confins entre deux déserts.” (p. 23-24)

 “Tout cela afin que Marco Polo puisse expliquer ou s’imaginer expliquer ou être imaginé expliquer ou finalement réussir à s’expliquer lui-même que ce qu’il cherchait était toujours quelque chose en avant de lui, et même s’il s’agissait du passé c’était un passé qui se modifiait à mesure qu’il avançait dans son voyage, parce que le passé du voyageur change selon l’itinéraire parcouru, et nous ne disons pas le passé proche auquel chaque jour qui passe ajoute un autre jour, mais le passé le plus lointain. Quand il arrive dans une nouvelle ville, le voyageur retrouve une part de son passé dont il ne savait plus qu’il la possédait. L’étrangeté de ce que tu n’es plus ou ne possèdes plus t’attend au passage dans les lieux étrangers et jamais possédés.” (p. 37)

 “Les avenirs non advenus ne sont rien d’autres que des branches de son passé: des branches mortes.” (p. 37)

L’ailleurs est un miroir en négatif. Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tout ce qu’il n’a pas eu, et n’aura pas.” (p. 38)

CALVINO, Italo. Les villes invisibles, Points Seuil, 1996