Imaginez une petite fille à qui l’on enseigne le détachement matériel en la forçant à donner toutes ses poupées et tous ses jouets aux enfants du quartier. Imaginez cette petite fille qui, à cinq ans, doive à nouveau tout donner, cette fois afin de quitter le pays avec sa mère pour retrouver son père. Quand Maryam Madjid nait en 1980, la révolution iranienne a à peine plus d’un an. Les parents de Maryam sont des communistes activistes qui luttent secrètement contre le nouveau régime. Ils se servent de leur bébé pour passer de l’information. Qui soupçonnerait que les comptes rendus de réunion du parti d’opposition circulent parmi les couches d’une enfant d’un an? On ne fouille pas un bébé. Le sens du titre, Marx et la poupée, se révèle ainsi dès le départ tout en demeurant ouvert. Un titre magnifiquement choisi, à mon avis. Continue reading « Marx et la poupée »
Catégorie : française
Pseudo
Pseudo est un livre tellement étrange et, en même temps, c’est Romain Gary tout craché.
“Je ne savais pas encore que l’incompréhension va plus loin que tout le savoir, plus loin que le génie, et que c’est toujours elle qui a le dernier mot.” (p. 24)
“Je me sentais donc souvent tel père tel fils, et ça me mettait hors de moi, au figuré: au propre, c’est impossible. On ne sort pas vivant de notre crasse biologique.” (p. 30)
“J’ai failli pisser de joie. Je pisse toujours hors de propos. Je rêve de soulagement.” (p. 74)
Troisième opus signé sous le pseudonyme Émile Ajar, Pseudo raconte une sorte de délire d’auteur, délire littéraire et identitaire qu’il est plus facile de comprendre aujourd’hui que l’on sait que Romain Gary se cache sous le nom de Ajar, et que cette supercherie, si elle a été synonyme de grande réussite, a aussi été une des plus grandes angoisses de Gary. Il avait réussi à créer l’ultime personnage (ou plutôt le personnage total), celui qui existe hors du livre et qu’il avait dû demander à son petit-cousin Paul Pavlowitch de personnifier: l’auteur Émile Ajar. Mais selon la biographie rédigée par Myriam Anissimov, et si mes souvenirs sont bons, le Paul en question a fini par donner du fil à retordre à Gary qui, ayant remporté un deuxième Goncourt sous le nom de Ajar (on ne peut le remporter qu’une seule fois), se trouvait en délicate position pour négocier. Si Pseudo m’a semblé le récit de cette double identité et du combat intérieur de l’auteur par rapport à son double et à son besoin d’être reconnu comme tel, il m’a aussi paru avoir le gout d’une revanche. Dans cet ouvrage où Paul Pavlowitch est identifié comme créateur d’Émile Ajar, on livre le processus créatif et névrotique qui aurait mené à la création des livres précédents du fameux Ajar ainsi que de Pseudo, qui nous est donné à lire comme un résumé de thérapie. On peut croire que Gary s’amuse beaucoup à faire passer son petit-cousin pour instable. Mais c’est en même temps une réflexion sur le processus identitaire de tout créateur ou même de toute personne.
Pseudo en extraits
“Je me suis mis à faire pseudo-pseudo et on a cessé de me remarquer.
Parfois j’allais à des réunions avec des copains au Café de la Gare. Il y avait un plombier, un comptable, un fonctionnaire. Bien sûr, ils n’étaient ni plombier, ni comptable, ni fonctionnaire. Ils sont tout autre chose. Mais personne ne s’en doute, ils simulent, ils font pseudo-pseudo huit heures par jour et on leur fout la paix. Ils vivent cachés à l’intérieur et ils ne sortent que la nuit, dans leurs rêves, et dans leurs cauchemars.” (p. 23)
“Après avoir signé plusieurs centaines de fois, si bien que la moquette de ma piaule était recouverte de feuilles blanches avec mon pseudo qui rampait partout, je fus pris d’une peur atroce: la signature devenait de plus en plus ferme, de plus en plus à elle-même pareille, identique, telle quelle, de plus en plus fixe. Il était là. Quelqu’un, une identité, un piège à vie, une présence d’absence, un infirmité, une difformité, une mutilation, qui prenait possession, qui devenait moi. Émile Ajar.
Je m’étais incarné.” (p. 81)
“Je vous déclare seulement ceci: Alyette a des yeux comme s’il y avait encore un premier regard.” (p. 102)
“Les chaises me font particulièrement peur parce que leurs formes suggèrent une absence humaine.” (p. 131)
AJAR, Émile (GARY, Romain). Pseudo, Folio (Mercure de France), Paris, 1976, 223 p.
Malentendus
Voici un billet que j’ai écrit l’an dernier, à peu près à ce même temps de l’année. Comme je viens de me relancer dans la lecture de Malentendus, le roman dont il traite, il me semble qu’il est temps pour moi de publier ce billet.
*
Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant été charmée par un livre. Depuis la dernière année, je lis des trucs pour la maitrise, sinon des livres en lien avec les films choisis pour mon cinéclub, ça ne laisse pas beaucoup de temps pour le reste (comme tout le monde, je dors). Puis, je n’aime pas m’éparpiller le cerveau: j’aime me consacrer pleinement à une chose à la fois, quand c’est possible. Maitrise, donc.
Ces derniers temps, je fais un survol de ce qui s’est fait en littérature au sujet des sourds. Pas si simple. Je dirai plus: pas si charmée par le peu que je trouve. Pourtant, le sujet est intéressant.
Puis, j’ai découvert Malentendus de Bertrand Leclair et j’ai été conquise, autant par l’écriture que par la façon dont il traite du thème.
J’ai noté plein de choses et de numéros de pages, alors je ne sais pas trop comment aborder ce billet de blogue. Allons-y assez spontanément.
Malentendus raconte l’histoire de Julien Laporte, sourd de naissance, dont le père, admirateur invétéré d’Alexander Graham Bell (qui a milité contre la langue des signes en faveur de l’oralisme, et avait peur qu’on crée une race sourde, sinon), choisit de structurer la vie de son fils de façon à ce que celui-ci ne soit jamais initié à la langue des signes: il parlera, il lira sur les lèvres. Bref, ce sera un oraliste. C’est le déni du père devant le handicap de son fils; c’est le fils qui, un jour, quitte tout pour enfin appartenir à la culture sourde. Mais c’est aussi l’histoire de l’écrivain qui peine dans son travail d’écriture, qui cherche comment raconter la vie de Julien. C’est l’histoire de l’auteur-père d’une fille sourde. C’est l’histoire des sourds au XXe siècle.
Ce roman, car c’est ainsi qu’il est classé chez Actes Sud, me semble pourtant inclassable. Malentendus a quelque chose du récit, de l’essai, de l’autofiction, du témoignage et, oui, du roman.
“Voilà qu’à l’orée de cette nouvelle histoire la question me taraude, me retient d’y plonger, d’imaginer, plus avant. Au point de renoncer? Assurément non: rien ne pourrait m’empêcher de raconter l’histoire familiale de Julien Laporte, puisque j’ai décidé de l’appeler ainsi, Julien, après que son modèle m’a formellement interdit de le nommer ou de le rendre identifiable. Non. Pas davantage que cette sentence injuste qui m’entraîne au détour de la fiction, l’interrogation dont je parle ne saurait enrayer ma volonté d’en déployer les enjeux; la vie de Julien Laporte exige d’être racontée, parce qu’elle est symptomatique, non seulement de l’histoire terrible des sourds au XXe siècle, le pire de tous, mais plus encore de la folie ordinaire des hommes, de leur capacité à désintégrer l’humain, à maudire le vif du vivant, serait-ce avec les meilleures intentions du monde, serait-ce au nom de l’amour des autres ou, en l’occurrence, de l’amour d’un fils. Entendants ou sourds, sourds ou entendants, depuis le temps que les pères décrètent la guerre au prétexte de protéger l’avenir de leurs enfants sacro-saints, depuis le temps que ces derniers en deviennent aussitôt les victimes expiatoires, filles et garçons jetés pêle-mêle sous les bombes du pavé de l’enfer!
Cette question que d’aucuns seront tentés de renvoyer à l’obscure préhistoire de mon récit, cette question prend cependant la dimension d’un spectre qui hante mes brouillons, les couvre de grisaille de n’être pas résolue. C’est qu’elle excède tous les protagonistes du drame dès ses prémisses. Qu’elle m’excède à mon tour, à dire vrai, alors même qu’elle conditionne les choix qu’il me faut faire en amont de mon geste, quand je pressens qu’elle nous concerne tous, dans nos rapports aux autres ou plus exactement dans notre rapport à l’autre, celui qui se révèle identique et cependant différent, irréductiblement, nul n’en saura jamais rien qui ne l’est pas, de ce que c’est que d’être sourd.” (p. 16-17, je souligne)
J’ai souligné certains éléments qui me rappellent les catégories énoncées plus haut pour montrer le mélange des genres qui, dès les premières pages, s’installe. On ne sait pas dans quelle mesure l’histoire qui nous sera racontée sera réelle ou fictive, on ne peut savoir à quel point l’auteur, qui s’identifie en tant que narrateur, révèle ou non des faits réels de sa vie ou de l’élaboration de son travail d’écriture. Je ne sais plus qui a dit qu’on donne d’emblée crédit au narrateur d’un texte (ou d’un film), et c’est ici ce qu’on veut faire, mais un doute persiste.
Bertrand Leclair est père d’une fille sourde, d’où son intérêt pour le sujet. Il a d’ailleurs écrit une pièce de théâtre bilingue français-langue des signes, Héritages (mise en scène par Emmanuelle Laborit: https://interpretelsf.wordpress.com/2011/02/15/heritages/), et une fiction radiophonique racontant le congrès de Milan (celui qui a banni des écoles la langue des signes pendant tout un siècle), Journées noires pour les sourds. Selon ce que révèle Malentendus, c’est le désir de sa fille, oraliste, de prendre une option en langue des signes qui a poussé l’auteur à travailler auprès de sourds qui signent (d’où la pièce de théâtre) et qu’il a ainsi découvert l’histoire de celui qu’il choisit d’appeler Julien Laporte et dont il est question dans Malentendus. Sauf que Malentendus, c’est plus que cette histoire, je l’ai dit. C’est le récit de l’écrivain qui peine à raconter cette histoire, dont une première ébauche réussie a été égarée et perdue à jamais, peut-être. C’est le récit de l’histoire des sourds, qui partout vient se greffer: au récit de l’auteur, à l’histoire de Julien. Mais c’est aussi une tentative de transmission, un témoignage de l’indescriptible souffrance des autres, les sourds du XXe siècle, qu’on a enfermés dans le mutisme à force de vouloir trop les faire parler.
“Me voilà rendu à mon point de départ, peut-être. Sinon qu’une réponse s’est imposée, en chemin: non, Yves Laporte n’a pas vécu l’annonce de la surdité de son fils comme je l’avais d’abord imaginé. Sans doute même a-t-il opposé le déni le plus ferme à l’apparition de l’évidence, si confiant dans la solidité de la réalité qu’il arpentait, le fruit de ses nombreux combats. Et peut-être est-ce précisément là que se situe le nœud de l’histoire que je veux raconter: dans cette incapacité à admettre ou même éprouver sa fragilité d’être humain précaire, dans sa propension à s’aveugler face au surgissement d’une réalité différente de celle qu’il avait imaginée, à laquelle il tenait tant qu’il n’a jamais voulu en démordre, prétendant plier les faits à sa volonté plutôt que de renoncer à sa représentation de lui-même et du monde. Un monde sourd à l’intelligence du cœur: un monde absurde.” (p. 42-43)
L’auteur-narrateur, donc, construit l’histoire de Malentendus au fil de l’écriture, met en lumière ses tâtonnements, la réflexion de son imagination. Comment aborder cette histoire? Que raconter? Comment? Que pourraient avoir ressenti les parents de Julien? Pourquoi le père a-t-il été si intransigeant? L’éditeur présente ce livre comme prenant “à contre-pied les conventions du roman familial, ou roman intimiste.” Sans doute, mais ce qui m’accroche, ici, c’est la façon dont l’auteur a choisi d’aborder la surdité dans le cadre du roman, c’est le jeu vrai-vraisemblable, réalité-fiction. C’est l’histoire des sourds qui, se plaçant plus près de l’essai, nourrit le roman, fournissant comme un tremplin pour faire rebondir l’histoire de Julien. Les faits apportés par l’auteur sont vrais, documentés et efficacement résumés. Ils s’imbriquent dans l’histoire pour lui appartenir, que l’idée soit fiction ou réalité n’y change rien.
“Parce qu’il était inventeur, Yves Laporte, dévoré comme tant d’autres de son siècle par le démon de la trouvaille de génie, des brevets, des concours Lépine… Et c’est bien le drame, quand sa fascination pour Alexander Graham Bell s’enracine dans cette passion commune, dans l’admiration qu’il éprouvait pour celui qui, à ses yeux, est toujours resté d’abord et avant tout le génial inventeur du téléphone avant d’être le héros que l’on verra du combat contre la surdité, faudrait-il en finir avec les sourds eux-mêmes pour y parvenir. La vie de Julien n’aurait sans doute pas été la même, sinon. Mystère des causes et des effets… Vous inventeriez une donnée pareille dans un roman qui ne s’inspirerait ni de loin ni de près d’événements survenus dans la vie réelle, le lecteur protesterait, l’auteur se moque du monde, j’arrête là! […]” (p. 63-64, je souligne)
L’écriture est magnifique. Le livre, foisonnant, n’a rien de linéaire, sort des conventions du roman qu’on connait. C’est une belle trouvaille, que je recommande. J’aurai beau décrire Malentendus en long et en large, rien ne vaut l’expérience.
Malentendus en extraits
“Et comment ne pas imaginer que Monique, l’amie entendante qui les accompagne et jacasse avec eux, leur explique dans la langue des signes dont elle maîtrise parfaitement la syntaxe la stupeur manifeste qu’elle éprouve, la stupeur où nous mènent toujours ces matinées de lumière bleue et froide qui aiguisent jusqu’à l’espace sonore, et cela peut même inquiéter, ce recul des frontières ordinaires de la perception, ce sentiment de renaître à un monde neuf, fragile et fulgurant, dans cette lumière de peintre pointilliste qui semble abolir les distances au point de rendre sensibles jusqu’aux battements d’ailes invisibles du passé, jusqu’à la présence souterraine des morts, peut-être.” (p. 148)
“La haine rétrospective qu’il a traînée des années durant, à Paris, et même une fois marié, après avoir déménagé près de Poitiers pour y enseigner la langue des signes, après avoir définitivement coupé les ponts, cessé de répondre aux lettres familiales, cessé d’aller chercher ces lettres qui chaque fois ravivaient son sentiment inextinguible, qui réveillaient aussitôt la haine, la haine du père, déjà qu’elle lui revenait si souvent par bouffées, sans prévenir, à suspendre son geste vers la cafetière, le chauffe-biberon, à suffoquer… Il le sait, qu’en français la haine est sourde.” (p. 159)
“[…] le bal était un endroit pour elle, absolument; un endroit où la musique est si forte que ses vibrations vous traversent, vous donnent le rythme et bien assez pour suivre le mouvement de la danse une fois qu’elle a eu enlevé ses appareils inaptes à tant de puissance sonore. Les garçons lui offraient un verre. Dans la musique assourdissante, ils étaient aussi sourds qu’elle, et même bien plus démunis, qui hurlaient sans être sûrs d’être compris mais les lèvres parfaitement lisibles, tandis qu’ils ne risquaient pas de noter la bizarrerie de sa voix, tant qu’elle ne parlait pas entre les morceaux. Elle parlait peu de toute façon.” (p. 204)
LECLAIR, Bertrand. Malentendus, Actes Sud, Arles, 2013, 272 p.
Missing
Belle écriture… mais quelque peu hermétique. J’ai eu beaucoup de mal à entrer dans Missing et, la dernière page venue, il m’a bien fallu admettre n’y être jamais entrée complètement.
C’est l’histoire (mais y a-t-il vraiment histoire?) d’un journaliste énigmatique, Frost; puis c’est l’histoire d’un doctorant souhaitant
rédiger une thèse sur lui, le fréquentant un moment de ses questions et, Frost s’étant envolé (mais avait-il déjà entièrement été là?), partant vainement à sa recherche avec sa copine, Samantha.
J’ai le sentiment de résumer platement, cependant je crois résumer pleinement. Missing n’a pas de trame narrative au-delà de ces grandes lignes. Que des descriptions et des réflexions, des impressions. Pas nécessairement un problème, seulement l’écriture, malgré sa beauté, ne m’a pas emportée. Intéressant toutefois de suivre le parcours, en dernière partie, de Kingston à Mistassini, en passant par Montréal, Québec, La Malbaie, Tadoussac, Chicoutimi, Alma ou Val-Jalbert.
Missing en extraits
“Il lui semblera dormir d’un sommeil lourd, sans intrigue; mais les sommeils à écran blanc sont illusion des sens, un instant d’éveil et les marques s’effacent, ce qui s’était écrit dans le balbutiement codé des épisodes ne fait plus texte, ni transcription en langue diurne, ni matière à consignation sur un cahier; un sous-sol mal identifié neutralise le non-dit de son voyage, ses aperçus marginaux, les côtoiements indus.” (p. 42)
“L’aéroport est situé au nord sur ce même terrain dénudé, rocailleux par endroits, recouvert d’une herbe jaune filasse. Frost est en avance comme toujours, aime arriver tôt, a le temps ainsi de bien se repérer, d’habiter assez le lieu pour que son corps en garde l’empreinte, que le passage de son corps dans ce lieu soit plus qu’une mécanique, insignifiante trajectoire fonctionnelle.” (p. 43)
“Tout événement est une apothéose, un couronnement, le sacre d’un état fugace, la célébration d’un indécidable dont un des termes vient d’éclore, baptisé « logique », où le récit se coule maintenant à l’ombre des déductions et des enchaînements dans la continuité du vrai ou du faux, sans plus.
Certains ne manquent jamais de proclamer qu’ils ont prédit l’événement, prévu, senti venir; mais leur perspicacité feinte avait balayé tout le champ des suites possibles, non nécessaires, contingentes, et parmi elles, l’unique échue.” (p. 116)
“Dirai-je « je » jusqu’à la fin – cette figure syllabique nourrie d’un plein de la personne et d’un long poids d’histoire? Alibi d’une absence, piège sans fin pour le lecteur – rhétorique ou dessin?
Calligraphie du vide.
J’ai gardé cette faculté de renverser dans mon corps le sentiment de la proximité du monde, d’éloigner à volonté le monde de mon corps et l’influx de la durée. Je le faisais, enfant.
Le faisait-il?
Le temps naturalisateur y perd sur-le-champ de son pouvoir, se fait espace, et les lieux connus s’assemblent en archipel sur la page neuve de l’atlas, non géographique, non cartographiée celle-là. Le « je » dans ce transfert n’est plus qu’effet de stylet, privé de sa dernière attache au moi: un ailleurs a pris possession de moi.
Ma faculté opère tout à coup, mot de passe, transit; le mot pivote et « je » n’est plus là. Parfois, il n’est plus là sans que j’aie eu à articuler le mot; dans ces cas-là, « je » est saisi de peur.” (p. 132)
OLLIER, Claude. Missing, P.O.L., Paris, 1998, 178 p.
L’adieu à Stefan Zweig
Très beau livre que L’adieu à Stafan Zweig, fait de très belles phrases, de magnifiques images et de grandes réflexions. Un livre sur l’humanité par le prisme de celle à découvrir, à imaginer, de Stefan Zweig, écrivain autrichien s’étant suicidé le 22 février 1942, après avoir trouvé la sécurité au Brésil, loin des Nazis et de la guerre qui sévissait alors en Europe. L’auteure, Belinda Cannone, mise en scène dans le livre, le personnage de Marthe, tente de reconstituer ce qui aurait pu pousser Zweig à s’enlever la vie, là-bas, à l’abri du danger. Elle fouille les archives et son imagination, redonne vie à l’homme pour ne formuler, en bout de ligne, que des hypothèses sur le motif réel de son suicide.
J’ai beaucoup aimé L’adieu à Stefan Zweig, sans pour autant apprécier à parts égales chacune des trois parties du roman, trois grands niveaux de narration: Zweig narré et commenté par le personnage de Marthe, Yin Yin (personnage secondaire dans la vie de Zweig et dont l’histoire se détache du reste pour devenir distincte) raconté par Marthe (deux récits parallèles, comportant des ponts, correspondant au roman que rédige Marthe) puis une focalisation sur le personnage de l’auteure, mettant l’accent sur son travail d’écriture et sur sa vie avec son amoureux. C’est ce niveau de narration qui m’a le plus interpelée, sans doute en raison de la substance du personnage: féminité, littérature, couple, réflexions sur le monde, optimisme… On y lit d’ailleurs une très intéressante scène érotique (p. 144-152), intéressante pour sa longueur et ses détails, mais pour son point de vue aussi (celui de l’enthousiasme, de “l’envie générale”, éprouvé par le personnage féminin dans l’acte de prendre et de sucer la verge, mais présenté comme une sorte de philosophie de la fellation), et le fait qu’elle se tient hors du cliché. Une scène surprenante.
Plus intéressée par Marthe, sans doute, parce que personnage plus en chair alors que le Zweig qu’elle tente de raconter n’est qu’approximations et hypothèses. Donc moins substantiel. Moins heureux aussi, et il en parait moins vivant. De mon côté j’aime la vie, j’aime que l’espoir veille, et ce n’est qu’appréciation personnelle, car la partie concernant Zweig est superbement menée. J’ai aimé l’approche que l’auteure choisit pour “rapporter” les conversations entre Zweig et ses semblables, aimé les phrases qui là aussi sont belles…
Je ne suis pas la fille de la mélancolie, ce n’est pas nouveau, je le savais déjà. Même issue d’une lecture, elle se transfère à moi, car, si on habite un livre un moment, celui-ci nous habite plus longtemps encore. Je me souviens avoir lu La ballade de l’impossible de Haruki Murakami et m’être demandé pendant une semaine ce que j’avais à me sentir déprimée comme ça, et pourtant j’ai adoré le livre. Enfin, si j’ai préféré le personnage de Marthe, je n’ai aucun doute que c’est en grande partie pour le regard lumineux qu’elle jette sur le monde, même si elle en voit les travers et les horreurs.
L’adieu à Stefan Zweig en extraits
“Dans sa langue existe le mot Einfühlung: sentir sentir; don de communier avec une pensée étrangère. Et donc de souffrir avec autrui.” (p. 47-48)
“Que savait Zweig? Il avait une telle façon de ne pas savoir.” (p. 60)
“Ce qui m’étonne aujourd’hui encore, c’est l’absence de questions et de doutes, avant même la confiance puisqu’elle ne vient qu’après la réflexion ou l’épreuve, juste l’absence de question et la Joie. Celle qui porte majuscule, pas l’autre, pas la petite joie qui existe au pluriel, mais la Joie qui est un mouvement perpétuellement recommencé: les pétales du corps s’élèvent comme des bras et m’enveloppent lentement, je retombe au fond de moi-même avec la tranquillité des vagues et les pétales s’élèvent à nouveau.” (p. 115)
“Après être arrivés au sommet, très près du ciel d’automne, rien de ce que nous avons laissé en bas ne reste tout à fait pareil. Tout paraît moins difficile. C’est cela le point de vue que les hommes veulent atteindre. Toujours plus haut, le regard est plus clair. C’est pour cela, ou c’est cela qu’ils ont appelé Dieu ou l’Histoire. Ils ont imaginé le plus haut point possible d’où considérer leurs actes, leurs pensées, leurs êtres, et se sont jugés à cette aune.” (p. 133)
“À trop fouiller la vie d’un être, je trouve ses fêlures et ses failles. Alors que je tentais, pas à pas, de l’approcher, que chaque nouvelle étape franchie me le rendait plus familier, plus clair… soudain, le pas supplémentaire le rejette dans une altérité si profonde, si opaque, que la vue se brouille et je sens la vanité de mon parcours.” (p. 138)
CANNONE, Belinda (1990). L’adieu à Stefan Zweig, Points Seuil, Paris, 252 p.
Rue des Boutiques Obscures
Rue des Boutiques Obscures était le deuxième Patrick Modiano que je lisais. J’avais déjà beaucoup apprécié Dora Bruder. Heureuse donc de découvrir un autre titre de l’auteur. Pas la même histoire, mais tout comme: narrateur égaré dans de vaines recherches et une sorte de rêverie mélancolique.
Le narrateur de Rue des Boutiques Obscures est amnésique. Il ne se souvient plus de qui il est et, pendant les quelque dix années où il a travaillé pour un détective privé, il semble qu’il ait vécu au jour le jour. Son employeur et ami prenant sa retraite, le narrateur, qui se fait appeler Guy Roland, entreprend d’enquêter pour découvrir sa vraie identité. Mais il n’a à peu près rien sur quoi baser ses recherches et chaque piste qu’il suit ne semble mener qu’à des hypothèses.
Comment construire un personnage qui n’a pas d’identité? C’est la question qui, pour moi, ressort de Rue des Boutiques Obscures. Le personnage n’est pas imprégné de lui-même, il lui manque son identité, par conséquent il doit s’imprégner de tout ce qui l’environne: les gens, les lieux, leurs histoires. Qu’est-ce qu’une personne? Je ne suis pas une spécialiste de Modiano, mais à la lumière des deux romans que j’ai lus de lui, trop peu pour me prononcer vraiment, ce semble être la question qui dirige son entreprise romanesque.
Rue des Boutiques Obscures en extraits
“Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles les échos des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi.” (p. 124)
“Jusque là, tout m’a semblé si chaotique, si morcelé… Des lambeaux, des bribes de quelque chose, me revenaient brusquement au fil de mes recherches… Mais après tout, c’est peut-être ça, une vie…
Est-ce qu’il s’agit bien de la mienne? Ou de celle d’un autre dans laquelle je me suis glissé?” (p. 238)
MODIANO, Patrick. Rue des boutiques obscures, Folio Gallimard, Paris, 1982, 256 p.
Port-Soudan
Port-Soudan est un très court roman de 124 pages à l’écriture magnifique et sans pitié. Son narrateur a quitté la France quelque vingt ans plus tôt à la suite d’une peine d’amour qui avait dévasté jusqu’à sa façon de ressentir les lieux. À Port-Soudan, il n’est pourtant devenu rien de bien défini, il vit au gré de l’instant et reste passif devant ce qui pourtant vient à l’encontre de ses idéaux, si on peut les appeler ainsi. Un jour, il reçoit d’une femme de ménage une lettre lui annonçant le suicide de A., son grand ami de l’époque resté à Paris. Ce dernier aurait voulu lui adresser une lettre restée inachevée, une lettre à peine commencée: “Cher ami”. Il rentre donc à Paris pour essayer de comprendre ce qui a poussé son ami à choisir la mort.
Là-bas, il rencontre la femme de ménage de A., celle qui lui a écrit pour lui annoncer la mort de son ami. Elle lui raconte ce qu’elle pense avoir compris de la vie et de A. avec sa compagne à partir des objets qu’elle voyait chez lui les jours de ménage. L’énorme peine d’amour de celui-ci quand l’aimée est partie. Il rencontre aussi la concierge qui confirme la déchéance de A., ainsi que d’autres gens trop contents de cancaner ou attendris par l’homme qu’ils ont connu. À partir de ces récits et de son interprétation, de son imagination, il écrit pour raconter A., pour écrire cette lettre que celui-ci avait renoncé à rédiger.
Beau, sans vraies réponses sinon celles qui font l’humain, Port-Soudan a le pouvoir de toucher par son style et son propos. Même si le narrateur n’a rien de concret sur quoi faire reposer l’histoire du drame de son ami, il raconte avec sa propre sensibilité, faisant du coup de son récit quelque chose de vrai.
Je laisserai ici les extraits parler d’eux-mêmes.
Port-Soudan en extraits
“Le noir et le blanc étaient ses couleurs. Tennis blanches, bottines noires, jeans et vestes noirs, chemisiers et tee-shirts blancs: pas d’autres vêtements. Si, la jupe à carreaux. C’était une femme demi-deuil.” (p. 22)
“Lorsque j’avais quitté le France, il y avait une vingtaine d’années, il n’y avait pas d’« opinion », on avait des jugements – à l’emporte-pièce, souvent, mais c’était, il me semble, des actes qui engageaient l’esprit, et souvent le corps avec. On se référait, pour vouloir ceci et rejeter cela, à une philosophie, à défaut à une tradition, qui en était comme la figure érodée. On ne baignait pas dans l’espèce de placenta majoritaire que je voyais nourrir une multitude molle, une immense gélatine de fœtus intellectuels. On tirait force et fierté d’être minoritaires, de marcher derrière les drapeaux des grands réprouvés. La solitude n’était pas une honte. Des mots comme audace ou courage nous paraissaient beaux, nous faisions nôtre, témérairement, la devise selon laquelle il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.” (p. 32-33)
“Il me semblait parfois que les hommes étaient comme de grandes statues creuses à l’intérieur obscur desquelles grondait un bruit furieux, disloqué par la multiplication désordonnée des échos: et écrire eut été alors tenter d’orchestrer cette pure rumeur du chaos.” (p. 57)
“C’est à dessein que j’use ici de ces métaphores pugilistiques, car je crois que les mots sont aussi affaire corporelle: c’est avec tout le poids du buste, des épaules, des hanches, c’est avec la rapidité des jambes et des bras, la souplesse nerveuse des chevilles, des poignets, du cou, c’est avec ce que le sexe ajoute de grave et d’infiniment joyeux à la fois à toute cette machine qu’on les éprouve: en luttant avec eux.” (p. 76)
“C’est le corps lui-même de la femme aimée, ce pour quoi on fût mort, qu’il faut apprendre opiniâtrement à oublier, dont il faut laisser le souvenir qu’en gardent les yeux, les doigts, la bouche, la peau, le sexe, chaque partie, parcelle de soi, se corrompre et se dissoudre comme se corrompent le cadavres.” (p. 83)
“Il y a toujours de la bassesse à accepter d’être dominé par qui fait de la contrainte l’instrument de son pouvoir. Il n’y en a jamais dans la reconnaissance de la dépendance amoureuse, parce que le principe de celle-ci n’est pas la crainte mais, selon l’enseignement que je relis de Platon, le noble désir de s’immortaliser, d’engendrer dans la beauté, selon le corps et selon l’âme […]” (p. 118)
ROLIN, Olivier. Port-Soudan, Points, Paris, 1996, 124 p.
L’emploi du temps
Quelle expérience que cette lecture dense, forcée d’être effectuée dans une plage horaire d’environ 36 heures… Impossible, de plus, de lire les 354 pages de L’emploi du temps à mon rythme habituel. Ça a donc été tout un marathon.
L’emploi du temps, livre de Michel Butor qui s’inscrit dans le mouvement du nouveau roman, a pour narrateur Jacques Revel, un Français qui s’installe dans la ville anglaise imaginée de Bleston afin de faire un stage en tant que secrétaire. Dès son arrivée, il s’éprend de haine pour cette ville qui, comme une entité propre (Butor la construit d’ailleurs de façon telle qu’elle apparait comme un personnage), refuse de l’accueillir. Revel mettra par exemple une éternité à se trouver un logement approprié. Plus tard, il déniche en librairie un roman intitulé Le meurtre de Bleston, livre qu’il affectionne d’emblée en raison de son titre à double sens. Il fera la connaissance de son auteur (qui se cache sous un pseudonyme) et se demandera si ce dernier ne dépeindrait pas un meurtre qui aurait réellement eu lieu dans une maison de Bleston. On ne le saura pas, et je ne vous vole aucun punch: le roman d’enquête n’aboutit jamais. Ce qu’on lit, c’est le récit que fait Revel de son emploi du temps depuis qu’il est débarqué à Bleston jusqu’au jour où il quitte cette ville. Ce qu’on lit, c’est encore (entre autres) la mise en scène d’une ville en tant que personnage. On la sent partout, elle s’immisce dans le style, les figures de la première partie faisant référence aux matériaux inertes dont Bleston est constituée et celles de la deuxième, aux matériaux vivants:
“[…] le métal du ciel passait du zinc à l’étain.” (p. 65)
“Une paupière de nuages, depuis ce matin bien avant mon réveil sans doute, cache le soleil […]” (p. 132)
Il y a énormément de matière dans ce livre, que je n’étalerai pas ici parce que ce n’est pas un blogue n’analyse littéraire, mais d’impressions spontanées, à quelques exceptions près. Je dirai simplement que ce n’est pas une lecture qu’on fait pour le plaisir, c’en est une qu’on fait par intérêt littéraire, par curiosité, sinon, comme ça a été mon cas, par obligation curieuse ou par curiosité obligée… Pas une mauvaise expérience…
L’emploi du temps en extraits
“Ce matin-là, le vieux John Matthews, que je n’avais encore jamais vu, semblable au squelette de son fils, sur lequel la peau se serait racornie a fait une apparition dans la salle […].” (p. 25)
“Il s’agit de retrouver cette première entrevue, l’impression qu’elle m’a faite ce jour-là, c’est-à-dire de supprimer tout ce que j’ai su d’elle par la suite; pendant plusieurs mois je me suis demandé si je n’en étais pas amoureux, c’est que, les premiers temps, avant qu’elle ne m’eût fait rencontrer sa sœur Rose, elle était la seule jeune fille avec qui j’eusse des conversations dans Bleston.” (p. 49)
BUTOR, Michel. L’emploi du temps, Éditions de Minuit, Paris, 1956, 304 p.
Le silence de la mule
Que dire? D’abord, que je n’avais pas envie de lire Le silence de la Mule de Gilbert Bordes. Pas du tout. Ensuite, que malgré que ce soit bourré de clichés, ça se lit tout seul. Je ne sais pas ce qu’il y a là-dedans qui fait qu’en bout de ligne, ça ne nous déplait quand même pas de continuer.
La Mule, c’est une sourde-muette sur qui tout le monde est passé. Elle s’appelle Jeanne. Petite, elle a habité le moulin du Gué, car sa mère y travaillait pour le vieux Paul Rolandier, le propriétaire. Il avait pris l’enfant en affection, et celle-ci le suivait partout comme un petit animal. Quand le moulin a brulé avec l’homme, sa mère a trouvé un nouvel emploi au château de l’Étanchade, chez M. Henri, qui a promis de garder la jeune fille à la mort de la mère. Il l’a gardée, mais il n’a pas veillé sur elle, tout le monde en a abusé.
Quand Antoine, le dernier des Rolandier, le petit-fils de Paul enlevé par sa mère à trois ans, revient, des années plus tard, après la Deuxième Guerre, dans le but de reconstruire le moulin, il va à la rencontre de Jeanne qui, seule, doit savoir où se cache la fortune de son grand-père…
Il lui apprendra à lire sur les lèvres et à écrire. L’idée est bonne et humanise la sourde, mais la rapidité avec laquelle elle passe du statut d’“animal” (on la définit ainsi dans le texte) à celui de femme n’est pas tout à fait réaliste. Puis, pour avoir fait quelques lectures sur le sujet, je doute qu’elle ait pu devenir si tard si habile. Sacks explique comment les concepts de question ou d’abstraction, par exemple, peuvent échapper à qui n’a pas appris tôt le langage.
Le silence de la mule repose sur des mécanismes simples: clichés, archétypes et stéréotypes. Les émotions sont dites plutôt que suggérées, on prend le lecteur par la main, ce qui enlève de la profondeur aux personnages.
“Louise avait une fille sourde et muette, Jeanne, une petite brune maigrichonne aux grands yeux noirs. La pauvrette vivait dans l’ombre de sa mère, ne la lâchant pas et jetant autour d’elle des regards craintifs. Son silence faisait mal; quand elle ouvrait la bouche, on s’attendait à l’entendre parler, mais il ne sortait que du vent de ses deux lèvres qui ne bougeaient pas comme des lèvres de petite fille. Elle ne riait pas et chacun se demandait ce qui pouvait bien se passer dans cette tête d’enfant à qui Dieu avait refusé la parole.” (p. 14, je souligne)
“Elle état bien faite, mais ce n’était pas sa beauté qui retenait M. Henri, c’était une impression curieuse, comme un détachement de ce qui l’entourait. Ses grands yeux noirs et mystérieux ne s’arrêtaient sur rien, et les mouvements de sa bouche ne semblaient pas faits pour exprimer des mots.” (p. 22, je souligne)
Voilà qui témoigne d’une figure de sourd qui, en plus de ne pas être complètement réaliste, se veut symbole de la victime. Certes, plus l’histoire avance, plus Jeanne s’en sort, ce qui peut être un bel éloge à son humanité, mais le narrateur continue de l’appeler “l’infirme” et à la fin de l’histoire, elle n’est toujours pas reconnue comme une femme à part entière. Compte tenu du style du roman (cliché et archétypé), cette fin m’est apparue comme une morale dérangeante, en plus que Dieu se met de la partie de plus en plus. Il faut le savoir, Dieu m’horripile…
“Elle pouvait ainsi s’échapper de temps en temps pour s’essuyer les yeux et voulait rester à la place que Dieu lui avait dévolue, celle d’une servante.” (p. 268)
Je comprends que l’histoire de Le silence de la mule se passe dans l’après Deuxième Guerre mondiale, mais quand même, le livre est paru en 2001. J’ai du mal ici à faire la distinction auteur, narrateur et personnage: partagent-ils tous une telle pensée discriminante?
Quoi qu’il en soit, Jeanne, personnage sourd, et au cœur de cette histoire et, malgré mes désaccords, je crois que Gilbert Bordes a voulu en faire un personnage fort et démystifier un peu ce qu’est la surdité: le sourd n’a pas à être un animal, il peut apprendre. En ce sens, c’est très positif. Donc, même si je ne crois pas toujours que les pensées de Jeanne soient réalistes, et que la narration mentionne parfois des sons alors qu’elle est focalisée sur Jeanne, je peux dire que le livre était moins pire que je ne le pensais.
BORDES, Gilbert. Le silence de la mule, Pocket, Paris, 2004, 288 p.
Un phare dans le ciel
Un phare dans le ciel de Moka met en scène Baptiste, qui a dix-huit ans et habite le Sud-Ouest de la France. Il travaille pour la Charcuterie Principale, mais d’étudie pas. Il n’a pas fait son bac. Surtout, il est sourd. Une maladie, quand il était jeune enfant, on ne précise pas à quel âge, lui a fait perdre l’usage de ses oreilles. Il a bien un appareil, mais il ne sert à rien: il n’entend que quelques cliquetis. Pour communiquer, il lit sur les lèvres et utilise sa voix, même s’il ne parle pas comme tout le monde. C’est donc un oraliste. Sa mère, sans doute depuis qu’il est devenu sourd, est très distante, elle n’essaie plus d’entrer en relation. On suggère qu’elle se sent peut-être coupable.
Du jour au lendemain, en raison d’un concours de circonstances, on lui attribue la tâche de livreur à mobylette. Au cours d’une livraison, il fait la rencontre de Gabriel Nathan, 98 ans, astronome passionné et un peu misanthrope. L’homme lui apprend plein de choses et l’invite à revenir le voir pour observer la lune. Ensemble, ils conçoivent le projet de fabriquer un radiotélescope pour capter le son d’un pulsar et ainsi entendre les étoiles: car les étoiles émettent une sorte de clic clic que Baptiste pourra entendre avec son appareil. Il souhaite de tout son coeur écouter les étoiles lui parler. L’idée est très belle.
Le roman permet d’apprendre quelques petites choses sur l’astronomie et sur la surdité, mais renferme, à mon avis, quelques invraisemblances. D’abord, je sais, pour avoir lu Oliver Sacks, que les sourds qui choisissent l’oralisme doivent sacrifier de longues années à l’apprentissage de la lecture labiale et à l’orthophonie. Or, dans ce roman de Moka, on ne précise pas comment Baptiste a appris à si bien se débrouiller, car il est doué, il comprend presque tout, sans presque jamais se tromper, même les mots nouveaux et complexes, en autant qu’on articule. Sachant que la lecture labiale est difficile en raison de nombreux “homophones” (des homophènes), c’est plutôt surprenant. Prenons par exemple ces passages, dans lesquels M. Nathan utilise des mots non usuels, mais que Baptiste (qui dit savoir pourtant peu de choses) saisit instantanément:
“Ceci est une lunette, jeune homme! Un instrument réfracteur à lentilles achromatiques! Quarante centimètres d’ouverture et un tube de six mètres!” (p. 37)
“Dans une semaine… ajouta-t-il, je changerai l’orientation de la lunette. Et on observera les pléiades, Aldébaran, l’orange, et Régulus, la bleue!” (p. 51)
Pas très crédible, à mon avis. L’auteure y a sans doute songé, car quelques pages plus loin survient le seul problème de compréhension qu’il y aura dans toutes les discussions entre le jeune sourd et l’astronome (et ils sont toujours ensemble):
“Baptiste avait beaucoup de mal à saisir tous ces mots inconnus qu’il devait lire sur les lèvres.
—Ce gros truc en bronze, c’est le spectroscope.
—Baptiste quitta à regret l’héliomètre pour contempler « le gros truc en bronze », fait de plateaux circulaires d’où sortaient des manettes et des leviers dans tous les sens.
—Le quoi? demanda Baptiste.
M. Nathan répéta le nom et tout à coup se souvint du handicap du jeune homme. Il prit un morceau de papier et écrivit: planétarium, héliomètre, spectroscope.” (p. 52-53)
Bien qu’il demande à quelques reprises aux gens de bien articuler pour qu’il puisse comprendre, c’est, avec un court passage à la page 145 dans lequel il confond sourcier avec sorcier, les seuls moments où sa surdité nuit à sa compréhension. Vraiment le king de la lecture labiale…
Puis, ne sachant pas à quel âge il est devenu sourd, on ne peut pas savoir jusqu’à quel point il avait appris à parler avant (s’il l’avait appris) et, considérant le fait qu’il n’est pas très stimulé à la maison, il lui faudra donc avoir fréquenté une vraiment bonne école pour sourds oralistes pour avoir appris à si bien se débrouiller pour communiquer. Rien n’est mentionné à ce sujet, et ça m’a dérangée: invraisemblance ou importante ellipse?
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Le style d’écriture d’Un phare dans le ciel est très simple et le ton permet d’entrée de jeu de se situer dans le registre de la littérature jeunesse, tout comme la façon dont sont traités les thèmes, c’est-à-dire de manière plutôt didactique (j’ai senti qu’on voulait m’apprendre des choses). C’est bien dans un sens, le thème de l’astronomie ainsi que celui de la surdité (même si certains éléments me laissent perplexe) sont très intéressants. Par contre, j’ai souvent trouvé qu’ils étaient traités avec peu de subtilité ou dans l’unique but de ploguer (c’est dans Antidote, bienvenue au Québec) une information sans qu’elle serve vraiment l’histoire. C’est dommage, car pourtant intéressant; il aurait été bien que ce soit mieux intégré. Par exemple, à la page 131, on mentionne qu’une personnage étant devenue sourde en cours de vie peut continuer d’entendre des sons (fantômes) tout comme une personne amputée d’un membre peut continuer à le sentir. C’est une information que j’avais déjà lue dans le livre de Sacks, mais elle n’amène ici ni émotion ni réelle intrigue.
Je disais donc que le style d’écriture très simple d’Un phare dans le ciel nous situe rapidement dans un contexte de littérature jeunesse. Pourtant, le personnage principal a dix-huit ans. J’en suis donc venue à me demander si ce style simple, trop “bébé” pour l’âge du personnage, ne pouvait pas servir à montrer le côté simple de Baptiste, qui se croit ignorant et peu intelligent, dont la pensée pourrait n’être pas développée à son plein potentiel, car laissé à lui-même à la maison (pourtant on dit qu’il pense beaucoup, et il comprend beaucoup)… En même temps, comme on a affaire à un narrateur omniscient, cette théorie n’est pas réellement plausible.
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Un phare dans le ciel présente différentes façons dont un sourd pourrait “entendre”. D’abord, avec les étoiles mourantes dont le son peut être capté avec un radiotélescope; ensuite, avec la musique de l’orgue, dont certaines notes graves ne peuvent pas être perçues par l’oreille humaine, mais seulement par le corps (p. 115-118, 153); puis, avec le diapason qui, si on le tient entre les dents, vibre partout à l’intérieur de la boite crânienne (p. 117, 151). Vraiment intéressant.
Toutefois, à la page 152, on dit que Baptiste, pendant qu’il travaille physiquement, “écout[e] son cœur battre à l’intérieur de lui, plus lent, plus régulier qu’auparavant”. Le verbe “écouter” m’a semblé irréaliste et j’ai vérifié auprès de ma belle-sœur, sourde, (salutations) si elle peut entendre battre son coeur sans son appareil, par exemple comme lorsqu’il cogne à nos oreilles après un effort physique. Elle m’a répondu que non, mais qu’elle peut le sentir si elle met ses mains. Je crois donc que le verbe, ici est mal choisi.
Aussi, page 66, Baptiste murmure deux mots pour lui-même. Je me suis demandé si une personne sourde, qui n’entend jamais les voix et utilise la sienne uniquement pour communiquer, aurait vraiment ce réflexe de murmurer. Je n’ai pas la réponse.
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Parce qu’il faut bien conclure… Un phare dans le ciel est un roman qui traite de thèmes franchement intéressants, mais qui ne fournit pas toute l’information nécessaire pour le rendre entièrement crédible. Le jeune public auquel le livre s’adresse (et je dirais même assez jeune, malgré les 18 ans du personnage) n’y verra que du feu. Si, personnellement, j’aurais aimé plus de subtilité, un jeune lecteur saura apprécier le style simple et apprendra plein de petites et grandes choses.
Pendant un court moment, ce roman de Moka m’a rappelé L’histoire sans fin, car, en plus de porter des noms similaires (Baptiste, Bastien), leurs personnages respectifs voient tous deux leur aventure commencer par une visite chez un libraire un peu acariâtre.
Un phare dans le ciel en extraits
“—Oui, tout est histoire de longueur d’onde dans l’univers. Les ondes électromagnétiques. Certaines sont visibles, d’autres audibles, comme les ondes radio.
Baptiste réfléchit intensément. M. Nathan l’observait en souriant.
—Qu’y a-t-il? finit-il par demander.
—Vous voulez dire… qu’on peut voir ce que l’on entend?
M. Nathan resta perplexe une seconde. Puis, il comprit brusquement.
—Dans un certain sens, répondit M. Nathan. Puisque tout est longueur d’onde… les couleurs que tu vois… c’est comme si tu les entendais… Oui.” (p. 54, au sujet du spectroscope)
MOKA (1993), Un phare dans le ciel, Paris, L’école des loisirs, 224 p.