L’exception

Lire Audur Ava Olafsdόttir m’a toujours fait du bien. Je n’ai pas lu tous ses livres encore – L’exception est mon troisième (j’ai lu Rosa Candida et L’embellie) –, mais il y a quelque chose dans son écriture et ses récits qui m’apaise. Elle raconte par petites touches d’humanité, relayant au second plan l’action au sens classique pour suivre le fil des émotions, puisant dans le cœur de ses personnages comme de la nature. J’aime l’humilité qui se dégage de ses romans, leur simplicité, alors qu’ils décrivent l’humain dans ce qui fait sa complexité.

L'exception Audur Ava Olafsdottir

L’exception s’ouvre sur une scène du Nouvel An. Marίa sort sur le balcon avec son mari, qui ouvre le champagne. Minuit arrive. L’annonce aussi: il la quitte pour un homme. Demain, premier janvier, une nouvelle vie pourra ainsi commencer pour tous. Flόki a rencontré un autre Flόki, Marίa a été l’exception dans sa vie. La narratrice encaisse le coup sans trop y croire: onze ans de mariage, deux enfants longuement désirés, le bonheur quotidien du couple bien assorti… il va revenir. Mais il part, et c’est Perla, la voisine de l’entresol, une naine psychologue qui écrit pour le compte d’un auteur de romans policiers (oui, ça semble poussé comme personnage), qui l’accompagne dans son deuil.

Ce que j’en ai pensé? Rien de bien spécial, honnêtement. Je veux dire que ça n’aura été pour moi ni un coup de cœur ni un ennui. Le thème de l’homosexualité du mari n’est qu’un prétexte pour plonger dans celui des relations de couple, des vérités cachées, des perceptions, de la façon dont on voit son conjoint, de ce qu’on préfère ne pas voir… Le personnage de la naine m’a un peu dérangée parce qu’en raison de tous ses statuts, il devient triplement marginal: non seulement la voisine est naine (ce qui n’est pas un problème en soi), mais elle pratique la psychologie à la va-comme-je-te-pousse de façon qu’on (je) doute qu’elle soit vraiment qualifiée, et effectue un mystérieux travail de nègre littéraire tout en essayant d’amorcer sa propre carrière d’auteur: on dirait qu’elle ne dort jamais et a toujours le temps de tout faire. Je ne sais pas, j’ai eu du mal à me laisser convaincre par ce personnage trop près de la caricature. Malgré tout, j’ai choisi d’embarquer (oui, croire à une histoire peut être un choix). J’ai surtout aimé me laisser bercer par l’écriture d’Olafsdόttir, faire le voyage dans l’intériorité de la narratrice, entrapercevoir l’Islande à travers son regard. C’est un des grands plaisirs que je tire de mes lectures des ouvrages de l’auteure. Elle a une écriture qui fait appel aux sens et aux émotions.

Par ailleurs, le personnage de la naine, nègre et future auteure, permet d’intégrer un discours sur l’écriture. À un moment, Olafsdόttir fait écho à son propre récit à travers les paroles de la voisine. La narratrice, Marίa, a trouvé un nid d’oiseau troué. Elle le montre à la naine pour la distraire et voici ce qu’elle en dit:

   “— Nombreux sont les plumitifs obsédés par les sous-entendus. Si un romancier introduit un nid, c’est qu’il y voit un symbole. Un nouveau départ ou une nouvelle vie, comme un oisillon ou un enfant, sans aller chercher plus loin.
Elle pose le nid sur la table et prend tout son temps pour finir sa tartine.
— Cependant, force est de constater que ce nid est vide. Ce qui peut suggérer un abandon ou qu’on s’est libéré d’une entrave. On ne saurait toutefois oublier qu’un nid vide recèle diverses possibilités inexploitées et qu’il peut évidemment signifier une certaine revendication d’indépendance.
Après un instant, Perla se reprend:
— Mais ta vie n’est ni un roman ni un rêve, il en va différemment pour toi.
— Comment ça?
— Absence de sens.” (p. 199)

L’auteure veut-elle nous dire de ne pas chercher de sens caché dans les éléments qu’elle introduit dans ses livres ou, au contraire, veut-elle attirer notre attention sur ce genre de travail symbolique? Je crois que l’idée est d’ouvrir une réflexion, de laisser entrevoir les milliers de possibilités qui s’ouvrent à chaque phrase devant l’auteur (e), et de montrer de tout n’est jamais complètement dit, que lire consiste à savoir plonger dans l’univers des implicites et à accepter qu’aucune vérité n’est absolue.

L’exception en extraits

   “Notre sauveteur m’avoue qu’il s’intéresse davantage aux oiseaux qu’aux chats et qu’il envisage de poursuivre ses études d’ornithologie. Son mémoire traitait des escales dans la migration des oies.
   — De leur vie amoureuse, en fait, dit-il en souriant.
Et je note qu’il a une fossette d’un seul côté. Il évoque un souvenir de gamin, lorsqu’à sept ans il avait secouru une mouette blessée.
— Elle n’arrivait pas à prendre son envol parce qu’elle ne voyait pas la mer. Je l’ai mise dans un carton et je l’ai transportée sur le porte-bagages de mon vélo jusqu’à la grève.” (p. 79-80)

   “ET C’EST UNE NOUVELLE
NUIT BLANCHE
QUI S’ANNONCE.
JE SUIS SEULE DANS LE LIT avec toutes ces rondeurs féminines auxquelles mon mari ne s’intéresse plus. Je secoue la couette et empile les quatre oreillers que je dispose comme une muraille entre mon époux absent et moi. Le lit conjugal est un océan gris et tumultueux où je me débats du soir au matin et brûle de langueur la nuit entière. J’aimerais sentir les contours d’un autre corps contre le mien, mais je refuse de me torturer à la pensée qu’une certaine poitrine se soulève à un rythme régulier dans la rue adjacente. Je tire l’édredon sur ma tête et demeure allongée, les bras le long du corps, les yeux fixes dans le noir.” (p. 83)

“La visibilité est quasiment nulle mais je ne quitte pas la route des yeux ni les bornes phosphorescentes. Il y a de toute façon peu de choses à tirer de la nature grandiose dans l’obscurité persistante qui remplit tous les recoins du monde. Je connais par ouï-dire l’existence des volcans environnants prêts à entrer en éruption à tout moment et celle des rivières glaciaires qui inondent les sables. C’est à peine si l’île émerge de l’océan, petite motte de terre noire sous les nuages sombres.” (p. 87)

   “[­…] une union se nourrit aussi de tout ce qui demeure inaccompli, de tout ce qu’il reste à faire ensemble.” (p. 98)

OLAFSDόTTIR, Audur Ava. L’exception, Points Seuil (Zulma), Paris, 2014, 285 p.

L’embellie

Un livre plein de petites trouvailles. J’avais adoré Rosa Candida, et L’embellie, quoique en apparence moins resserré, revêt la même douceur. C’est ce qui me plait chez Audur Ava Ólafdóttir, les éléments sont suggérés le plus souvent, et le lecteur découvre l’histoire un tableau à la fois, par bribes.

L'embellie Audur Ava Olafsdottir

Mais on ne sait jamais tout de ces belles histoires qui reposent sur des ellipses. Dans L’embellie, moins encore. Ce me semble, peut-être aussi parce qu’un ou deux items m’ont échappé. Ça ne dérange pas la lecture, car le plaisir que procure ce roman réside dans son atmosphère plus que dans son contenu. Pendant que la lectrice vit une vie qu’on imagine plutôt terre à terre, le lecteur flotte et découvre l’Islande par clins d’œil.

L’histoire de L’embellie commence au moment où la narratrice, trente-trois ans, se précipite hors de sa voiture après avoir frappé une oie. À son mari qui lui annonce qu’il la quitte, en arrivant à la maison, elle offre de cuisiner l’oiseau en guise de souper d’adieu. Comment s’assurer qu’on ne devinera pas les traces de pneus, une fois la bête dans l’assiette? Le processus de séparation s’entame assez rapidement – son mari attend un enfant d’une autre femme –, et elle décide de partir en voyage pour se vider la tête. Un petit bonhomme de quatre ans l’accompagnera toutefois; c’est le fils de son amie Audur, qui doit rester alitée jusqu’au terme de sa grossesse – elle attend des jumelles. Mais comment voyage-t-on avec un enfant quand on n’y connait rien, et surtout, quand cet enfant est sourd et souffre d’une mauvaise vue? Comment l’amener sur la route qui nous mène vers soi?

Il y a, à quelques endroits (trois?), des propos sexistes dans L’embellie, même s’il raconte l’histoire d’une femme assez émancipée. Ça m’a surprise, et agacée, surtout quand la narratrice tient elle-même ces propos. Est-ce que ce genre de pensée est encore ancré dans la culture islandaise? Je n’ai pas saisi l’ironie, si ironie il y avait.

“Dès qu’il demandera la parole, je la lui donnerai, car je suis une femme et je sais me taire au bon moment.” (p. 60-61)

Tout au long de L’embellie, il est question de cuisine, parce qu’il faut bien se nourrir. Pas de la grande cuisine, plutôt celle du quotidien. En annexe, de la p. 353 à la page 394 sont recensées les quarante-sept recettes de cuisine qui ont été entrevues dans le roman (incluant la recette d’un café imbuvable gouté par la narratrice) – plus une recette de tricot. Qui souhaite demeurer dans l’univers du livre peut se prêter à l’exercice. Mais attention! Les recettes ne sont pas présentées de manière traditionnelle, elles sont narrées.

L’embellie en extraits

“Je ne prétends pas que j’aime faire la cuisine, mais qui sait lire sait cuisiner, un point c’est tout. […] Cuisiner, c’est s’instruire en lisant.” (p. 50-51)

“L’obstacle majeur, la pierre d’achoppement en fait, de l’art culinaire, c’est de couper les oignons. Ma vulnérabilité à l’égard de l’oignon n’est comparable à rien de ce que je peux éprouver en d’autres circonstance de la vie. L’oignon trône encore non épluché sur la table que je me suis déjà mise à pleurer.” (p. 58)

“Personnellement, je peux aisément éviter ce trou d’eau. La question est de savoir si je suis en train de le mettre en difficulté en m’approchant dangereusement de l’eau, si je chercher à créer du suspense inutile, pour gagner du temps, parce que je ne sais pas encore quoi lui dire. Même si je connais beaucoup de langues, peut-être trop, je n’ai jamais su spécialement me servir des mots, en tête à tête, face à un homme. Bien consciente qu’une phrase demande ordinairement un sujet, un verbe et un complément, et qu’il faudra au moins trois conjonctions pour lui donner toute sa complexité, ma maîtrise des mots ne va pas si loin, je n’arrive pas à les trouver, à dire le mot juste, celui qui compte. Je n’arrive même pas à dire à un homme les paroles indispensables telles que « prends garde à toi » et « je t’aime ». Dans cet ordre.” (p. 83)

“—Hakouna matata! me crie-t-elle. C’est du swahili et ça veut dire: « T’en fais pas», ça vient du Roi Lion, son film préféré.” (p. 116)

“—Je n’ai pas la fibre maternelle, d’ailleurs je ne pense pas avoir d’enfant un jour. Je n’ai même pas l’allure d’une mère.
—Les mères n’ont qu’une chose en commun: ce sont des femmes qui ont couché avec un homme au moment de l’ovulation sans prendre de précautions adéquates. Pas même besoin de le faire deux fois, en tout cas avec le même homme.” (p. 136)

“—Saviez-vous, dit-il, que le battement de coeur d’une baleine s’entend à cinq kilomètres à la ronde?
J’avoue que je l’ignorais, tandis qu’il me rend l’appareil avec précaution.
—Alors vous ne savez sans doute pas non plus que les battements de coeur d’une baleine peuvent perturber les transmissions radio d’un sous-marin et empêcher une guerre?” (p. 348)

OLAFSDOTTIR, Audur Ava. L’embellie, Points, Paris, 2013, 394 p.

Rosa Candida

Il est rare que j’aie envie de lire un livre une deuxième fois. Pourtant, il me semble que je pourrais relire Rosa candida d’Audur Ava Olafsdóttir bientôt et y reprendre tout autant plaisir. C’est qu’il s’en dégage un sentiment de pureté, de candeur et de simplicité qui ont tout pour plaire.

Rosa Candida Audur Ava Olafsdottir

Arnljótur, jeune Islandais de vingt-deux ans a perdu ses repères depuis la mort accidentelle de sa mère avec qui il partageait la passion des plantes. Ensemble, ils cultivaient toutes sortes de fleurs dans la serre derrière la maison, ne e laissant pas décourager par les sols arides de leur pays.

Un jour, Arnljótur rencontre Anna et fait l’amour dans la serre. Un instant volé dans une vie. Un quart de nuit, à peine. Le temps de concevoir un enfant. À vingt-deux ans, Arnljótur se retrouve donc père d’une petite fille de cinq mois. Une petite fille qu’il a eue avec une inconnue. Il salue mère et fille et se prépare à partir pour un voyage vers des terres plus fertiles, jusqu’au monastère où il s’est fait embaucher pour prendre soin du renommé Merveilleux Jardin des Roses Célestes.

Les lieux visités lors de son trajet jusqu’au jardin ne sont jamais nommés. Le lecteur ne peut que tenter de deviner. Personnellement, je dirais qu’il est possible que la petite bourgade où il se rend soit située dans un coin perdu de l’Italie. Quoiqu’il en soit, il est accueilli dans un petit village à flan de montagne, un village aux multiples couleurs et églises où se parle un dialecte en voie de disparaitre. Il s’y installe et commence son travail au jardin tout en se posant mille questions sur la vie. À plusieurs reprises, il sort la photo de sa fille pour la montrer aux gens.

Rosa Candida est un roman qui croque les instants du quotidien, les pensées les plus simples et les plus intimes d’un être en quête de sens. Le narrateur ne nous raconte pas son histoire, il la vit doucement ou se la remémore par bribes, nous la laissant entrevoir du même coup.

Je dois l’admettre, j’ai acheté Rosa Candida parce qu’il porte le nom d’une fleur et qu’il est écrit sur la quatrième de couverture que boutures, graminées et roses sont partie inhérente du monde du narrateur. Je me sentais l’âme d’une fille qui ne s’est pas encore suffisamment promenée en forêt ou en jardin avant l’arrivée de l’hiver. Je pensais aussi découvrir plus avant l’Islande, mais le narrateur quitte son pays après les premiers chapitres. Malgré tout, le roman m’aura fait réaliser que ce beau pays aux paysages verdoyants sur lequel je m’extasie peut sembler hostile à certains (ici le narrateur). Pour la première fois on m’a fait penser que sous cette mousse magnifiquement verte se cache un champ de lave où il est impossible de faire pousser quoi que ce soit.

La première fois qu’il traverse une forêt, le narrateur se demande comment les gens qui ont grandi parmi les arbres conçoivent le monde:

“Je me retrouve en pleine forêt, littéralement encerclé de toutes parts par les arbres, sans la moindre idée de l’endroit où je me suis fourré. Est-ce qu’un homme élevé dans les profondeurs obscures de la forêt, où il faut se frayer un chemin au travers de multiples épaisseurs d’arbres pour aller mettre une lettre à la poste, peut comprendre ce que c’est que d’attendre pendant toute sa jeunesse que pousse un seul arbre?” (p. 87)

À un autre niveau, un parallèle avec la religion catholique s’installe un repère à la fois. À travers les embuches que franchit le jeune homme dans son parcours initiatique. Par le fait qu’il se retrouve dans un village loin du monde où tout ne se présente qu’en un seul exemplaire sauf les églises qui surgissent de partout. Par l’heureux hasard de la naissance de son enfant. Par le fait que sa fille ressemble en tout point à l’enfant Jésus du tableau ornant un mur de l’église en pierre. Et encore. Certains prendront plaisir à reconnaitre ces indices et à leur donner un sens, mais ces indices ne dérangeront aucunement la lecture des autres.

Rosa Candida en extraits

“La fenêtre donne sur une cour étroite avec vue depuis le lit sur l’appartement voisin illuminé, cuisine sans rideau et salle à manger, qui doivent être à quelque quatre mètres de ma couche. C’est comme regarder à l’intérieur d’une maison de poupée dont on aurait enlevé la façade et observer des échantillons de vie familiale.” (p. 54)

“«C’est curieux, cette manie de tout renouveler. […] Thórarinn, le fils de Bogga, a déjà tout changé plusieurs fois dans leur appartement. Dès qu’une chose a deux ans, il faut la remplacer. Cette manie de renouvellement est loin d’être normale. Tout doit être impeccable. On dirait que l’homme pense échapper à la mort, s’il passe sa vie à renouveler les conduites et les installations», dit l’électricien qui a toujours les placards de cuisine bleu clair qu’il avait fabriqués lorsque maman et lui avaient emménagé dans la maison.” (p. 139-140)

“La beauté est dans l’âme de celui qui regarde.” (p. 173)

“J’ai tellement peur que mes pensées se voient sur mon visage. Anna est sûrement une de ces personnes sensibles qui voient les pensées sous formes d’images entourées de dentelle nuageuse, avant même qu’on les ait cogitées soi-même jusqu’au bout. Maman était comme ça, elle pouvait dire ce que j’étais en train de penser.” (p. 268)

OLAFSDOTTIR, Audur Ava. Rosa Candida, Points Seuil, 2010, 332 p.