Il y avait sans doute deux ans que Cunéiforme trainait sur ma pile-de-livres-à-lire. Je l’avais commandé quand j’ai commencé à m’intéresser à la mise en scène de personnages sourds dans la littérature, mais je l’avais tassé étant donné que c’est une traduction. J’ai toujours trouvé qu’il avait l’air bien. Je ne m’étais pas trompée. Toutefois, ce n’est pas tant la surdité du personnage et son imbrication dans le récit qui m’a le plus marquée, mais plutôt le contenu culturel. L’histoire se déroule en Iran, pays d’origine de l’auteur, Kader Abdolah, qui en décrit les paysages physiques, historiques et culturels.
L’histoire débute avec les évènements précédant la venue au monde d’Akbar, le personnage sourd du récit, en commençant par le mariage de sa mère, qui accepte d’être la deuxième épouse d’un homme riche et bien établi: ses enfants ne pourront porter le nom de leur père, mais celui-ci donne à sa seconde femme une terre qui lui permettra de bien vivre. Ainsi nait Akbar, cadet de sept enfants. Son oncle, poète nomade, sera son mentor. Sachant qu’il aura besoin d’exprimer ses pensées un jour, il le pousse à apprendre à lire et à écrire, mais pas comme tout le monde… Il l’amène dans la grotte dans la montagne, celle que tous les spécialistes visitent depuis des lunes afin de tenter de déchiffrer, en vain, le texte en écriture cunéiforme qui orne une de ses parois. Il demande (dans une langue de signes qu’ils ont développée, mais qui n’est que mentionnée tout au long du livre) à Akbar de monter debout sur son âne et de copier les symboles. Par la suite, partout où va Akbar, il a avec lui un carnet dans lequel il écrit en cunéiforme, et que personne ne pourra vraiment déchiffrer.
“Nul ne savait quand il écrivait dans son cahier. Et encore moins ce qu’il écrivait. Le cahier lui était associé et faisait même désormais partie de son corps, tout comme ce cœur qui battait et auquel personne ne prêtait particulièrement attention. Ismaël, en revanche, savait quand son père écrivait. Qu’il devait écrire sur des choses qu’il ne comprenait pas et qu’il ne pouvait exprimer en langage des signes. Sur des choses inaccessibles, incompréhensibles, intangibles qui soudain le touchaient et qu’il regardait survenir, impuissant, ou vis-à-vis desquelles il prenait position ou encore qui le faisaient réfléchir. Sur la mort, par exemple, ou sur la lune, sur la pluie qui tombait, sur le puits, et naturellement sur l’amour, sur ce processus indescriptible dans son cœur. Et aussi sur les événements qui avaient marqué sa vie d’une profonde empreinte.” (p. 90-91)
Des années plus tard, son fils, Ismaël, tentera l’expérience. Exilé, comme l’auteur, aux Pays-Bas après son implication dans un mouvement de résistance, il tente de rendre un dernier hommage à son père qu’il a dû quitter du jour au lendemain.
“Ismaël alla s’asseoir à son bureau, le feuilleta et se dit: Comment vais-je pouvoir jamais éclaircir le mystère de ces notes? Comment puis-je faire parler ce cahier? Comment vais-je le traduire dans un langage lisible?” (p. 100)
Cunéiforme est un beau livre, et tout ce qui concerne l’histoire de l’Iran, ses racines, ses revirements politiques, est vraiment très intéressant et constitue, à mon avis, le cœur même de l’histoire. La surdité du personnage ne devient qu’un prétexte pour camper le récit et lui donner une couleur particulière, une intrigue. La surdité du personnage n’est pas un thème en soi, elle n’est pas développée comme telle et ne marque que peu la mécanique du texte. La narration rappelle celle d’un conte (et la surdité, d’une certaine façon, s’y colle un peu comme un élément fantastique):
“Nous sommes deux. Ismaël et moi. Je suis le narrateur omniscient. Ismaël est le fils d’Aga Akbar qui était sourd-muet.
Bien que je sois omniscient, je ne peux malheureusement pas lire les notes d’Aga Akbar.
Je ne raconterai que la partie de l’histoire jusqu’à la naissance d’Ismaël. Je lui laisse raconter la suite. Mais à la fin j’interviendrai de nouveau, car Ismaël ne parvient pas à déchiffrer les dernières notes de son père.” (p. 12)
Cunéiforme en extraits
“Gazem Gan sourit de sorte qu’on vit briller sa dent en or. Un peu plus tard, la doyenne de la maison prit Ismaël dans ses bras et l’apporta dans la pièce réservée aux hôtes. Tout le monde se taisait, car le premier mot, la première phrase qui devait atteindre le cerveau pur de l’enfant devait être un poème, des vers anciens et mélodieux. Donc pas un mot d’une sage-femme ou le cri d’une tante, pas de mots banals de la bouche d’une voisine, mais un poème de Hafez, le maître de la poésie persane médiévale.” (p. 110)
“C’était impossible de traduire la richesse des textes poétiques d’un tel maître dans le langage des signes rudimentaire de mon père. Pourtant, je devais pouvoir y parvenir, nous nous comprenions parfaitement. Ce qu’il disait, je le saisissais aussitôt, et ce que je disais, il le comprenait sur-le-champ. J’étais presque capable de lui traduire le vaste monde en quelques gestes simples. Nous ne parlions pas seulement par gestes, mais aussi avec nos yeux, nos lèvres, notre comportement et nous étions en plus aidés par le dieu de mon père, le dieu des sourds-muets. (p. 164)
ABDOLAH, Kader. Cunéiforme, Gallimard, Paris, 2003, 360 p.