Charge d’âme n’est définitivement pas le roman le plus passionnant, mais quelque chose me pousse toujours à finir les livres de Romain Gary. L’idée est bonne, il est clair que Gary avait une thèse à développer, à imaginer, mais je trouve le tout plutôt maladroit. Il s’est collé à l’angle politique et idéologique et ça nuit à notre entrée dans le thème.
Charge d’âme raconte l’histoire de Marc Mathieu, un scientifique français qui a compris comment convertir l’âme humaine en énergie nucléaire. L’espèce court donc directement à la déshumanisation, à la perte de son âme. Scénario de science-fiction pas si mal pensé, mais qui aurait gagné à être développé autrement. En fait, je trouve l’histoire plus pragmatique que sentie. Peut-être Gary a-t-il choisi cet angle pour illustrer la déshumanisation? N’empêche, j’ai l’habitude de partir dans mes pensées quand je lis, de réfléchir sur la vie, l’humain, le monde… et ici, malgré le thème, je ne peux pas dire que l’histoire a inspiré mes rêveries.
Malgré tout, je me suis rendue au bout de Charge d’âme. Je voulais voir le message qu’il y avait dans tout cela (l’humain s’autodétruit). Puis, c’était le premier Gary “science-fiction” que je lisais, je voulais voir ce que ça pouvait bien donner. J’y ai reconnu des thèmes propres à Gary et des mots qui reviennent d’un roman à l’autre: idéologie, droits de l’homme, humour autour du thème des Juifs… Gary, immigré russe aux racines juives ayant vécu la 2e Guerre (engagé dans l’aviation française) fait constamment référence à ce sujet avec un ton bien à lui. Il a une façon toute particulière de tourner les choses:
“— La politique? s’enquit poliment Caulec. Excusez-moi, mais, à titre de simple curiosité… Réduire des êtres humains à la bestialité et détruire leurs caractéristiques humaines, c’est de la politique?
— Oui, monsieur, parfaitement, j’appelle ça de la politique, si vous voulez mon avis! gueula soudain le major, avec une véhémence inattendue, en laissant tomber toute prétention à son accent d’Oxford, et retombant dans son cockney natal. Ils ont dit la même chose des nazis, des Japonais, des Russes, de Staline, des Américains au Vietnam, des fascistes et des communistes! De la politique, monsieur, et je ne permettrai pas qu’on en fasse ici, non, monsieur, pas tant que c’est moi qui vous commande! Nous avons à atteindre un objectif et à le détruire, avant qu’il se mette à faire de la politique, lui aussi, probablement, et c’est exactement ce que nous allons accomplir, avant de nous tirer de là en vitesse! Nous sommes là pour foutre en l’air un putain d’objectif nucléaire et pas une putain de métaphore!
Il rugissait à présent avec l’accent le plus franchement et le plus ouvertement cockney, avalant ses h, sa moustache jaune était hérissée d’indignation et ses yeux bleu pâle, vitreux, ressemblaient à ceux des chiens en porcelaine du Staffordshire.
— Et le Christ? demanda le capitaine Mnisek. Le président des États-Unis nous a dit que nous devions éviter ce qui équivaut à une deuxième Crucifixion…
Little devint écarlate.
— Je ne m’intéresse pas à un événement de politique locale survenu il y a deux mille ans dans une colonie mal administrée, gueula-t-il.” (p. 247-248)
On reconnait là Gary. Tout comme dans des extraits comme ceux-ci:
“Il avait les traits hagards et une barbe épaisse qui noircissait le visage jusqu’aux pommettes. Le regard avait des éclats de souffrance et d’indignation, mais ce n’est pas d’hier que l’homme a des rapports difficiles avec lui-même.” (p. 59)
“Il avait l’habitude de se lever légèrement quand il faisait un compliment, et son sourire en cul de poule faisait scintiller toute une joaillerie intérieure.” (p. 127)
On dit de Gary qu’il a écrit le premier roman “écologique” avec Les racines du ciel, et c’est un thème qu’on retrouve souvent dans ses livres, Charge d’âme ne fait pas exception même s’il est plus orienté sur la bêtise humaine.
“Mais parfois, au milieu de la nuit, le chant intérieur devenait trop fort. Mathieu se levait, allumait la lampe à huile et les papillons de nuits se précipitaient dans la flamme destructrice qu’ils prenaient sans doute pour une civilisation. Il sortait. L’Océan étincelait de ses milliards de micro-organismes; le sable était fin, vierge, offert. À peine un murmure sur le corail, l’éclair fugitif d’un crabe.
Mathieu prenait un bout de bois, s’assurant qu’il n’y avait dans l’ombre argentée aucune présence humaine intéressée, se mettait à genoux et se laissait aller à son authenticité. Il n’avait même plus à réfléchir: les mois d’abstinence avaient accumulé dans sa tête des thèmes tout prêts qu’il n’avait plus qu’à transcrire. Il ne pensait plus, se libérait, s’abandonnait entièrement à son poème sans mots, à sa musique silencieuse. Il se livrait à son démon sacré pendant des heures, à peine conscient, se traînant à genoux sur le sable, se levant parfois pour voir l’ensemble des lignes qui couraient sur la plage, parmi les petits vésuves où se tapissaient les crabes terrifiés.
Il souriait. C’était très beau.
Lorsque les étoiles pâlissaient et que l’Océan s’approchait, Mathieu jetait un dernier regard sur son œuvre et mesurait avec fierté tout le bénéfice que l’humanité allait retirer de sa perte. Il attendait ensuite que la marée de l’aube recouvrît peu à peu son poème. L’Océan arrivait sur les symboles avec un frisson inquiet, s’acquittant ainsi de son rôle de père et de gardien de l’espèce, comme s’il craignait que quelque fragment de ce que la main de l’homme avait tracé ne lui échappât. Parfois, il manquait à l’Océan les quelques centimètres d’élan qu’il fallait pour tout recouvrir et Mathieu brouillait alors lui-même les dernières traces, ou les piétinait, jusqu’à ce qu’il ne demeurât rien. Il venait peut-être de sauver un paysage, un pays, les gênes d’un enfant.
Il s’étendait alors sur la plage, le cœur en paix, souriant, défiant, insoumis.” (p. 56-57)
Concluons. Si vous souhaitez découvrir Gary, Charge d’âme n’est pas un choix approprié… Même s’il contient quelques bons passages, il n’est pas fidèle au talent de l’auteur. Commencez plutôt par Les cerf-volants ou La vie devant soi.
GARY, Romain. Charge d’âme, Folio Gallimard, Paris, 1977, 328 p.