Cristallisation secrète

Je me suis procuré un très beau volume: Œuvres. Tome II de Yôko Ogawa, de la collection Thesaurus chez Actes Sud. S’y retrouvent huit romans de l’auteure, que j’ai découverte en plongeant dans Cristallisation secrète. J’ai adoré son écriture poétique.

Cristallisation secrète Yôko Ogawa

La narratrice vit sur une ile isolée de l’archipel nippon. Elle habite seule la maison de ses parents depuis le décès de son père, sa mère ayant été emportée par la police secrète quelques années plus tôt. Sa mère faisait partie des personnes qui se souviennent de tous les objets s’étant trouvé sur l’ile, même après leur disparition. Elle conservait un exemplaire de chacun dans une petite armoire: une émeraude, un parfum, etc. Sans doute la police secrète, qui emporte tous les gens qui n’oublient pas, avait-elle découvert le secret de sa mère.

“Je me demande de temps en temps ce qui a disparu de cette île en premier.
— Autrefois, longtemps avant ta naissance, il y avait des choses en abondance ici. Des choses transparentes, qui sentaient bon, papillonnantes, brillantes… Des choses incroyables, dont tu n’as pas idée, me racontait ma mère lorsque j’étais enfant.
— C’est malheureux que les habitants de cette île ne soient pas capables de garder éternellement dans leur coeur des choses aussi magnifiques. Dans la mesure où ils vivent sur l’île, ils ne peuvent se soustraire à ces disparitions successives. Tu ne vas sans doute pas tarder à devoir perdre quelque chose pour la première fois.
— Ça fait peur? lui avais-je demandé.
— Non, rassure-toi. Ce n’est ni douloureux ni triste. Tu ouvres les yeux un matin dans ton lit et quelque chose est fini, sans que tu t’en sois aperçue. Essaie de rester immobile, les yeux fermés, l’oreille tendue, pour ressentir l’écoulement de l’air matinal. Tu sentiras que quelque chose n’est pas pareil que la veille. Et tu découvriras ce que tu as perdu, ce qui a disparu de l’île.” (p. 10)

La narratrice subvient à ses besoins en écrivant des romans mais, un jour, R., son éditeur, lui confie que, contrairement à elle, il n’est pas touché par les disparitions. Quand les oiseaux disparaissent à leur tour, il ne les oublie pas; comme toujours, il se souvient de tout. De peur d’être découverts par la police secrète, de plus en plus de gens se cachent…

Une idée originale menée tout en poésie et en douceur. On pourrait croire que c’est le début d’une saga, mais non: l’histoire de Cristallisation secrète ne couvre que 252 pages de mon gros volume. Malgré l’intrigue de départ, ce n’est pas un roman dans lequel déboulent les péripéties, c’est plutôt une réflexion sur la mémoire et l’existence.

Cristallisation secrète en extraits

“Ce matin-là, la neige qui tombait depuis la veille s’était arrêtée et il y avait un petit peu de soleil. Elle était fraîche et poudreuse, je m’enfonçais jusqu’aux chevilles à chaque pas. La population ne disposait pas de bottes spéciales pour les chemins enneigés comme les policiers, si bien que les gens paraissaient avoir le plus grand mal à marcher. Le dos rond, serrant contre eux leurs paquets, ils avançaient pas à pas avec prudence. Leur démarche était semblable à celle d’un vieil animal herbivore à l’air pensif.” (p. 95)

OGAWA, Yôko. « Cristallisation secrète » dans Œuvres tome 2, Actes Sud, coll. « Thesaurus », Arles, 2014, p. 9-252

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