Depuis des années, j’avais ce livre dans ma bibliothèque: David Copperfield de Charles Dickens. Il m’avait été donné en cadeau, et m’attendait. Puis, il m’a soudain interpelée. Il était d’une autre édition (et traduction) que l’intégrale que je me suis procurée ensuite (je ne possédais que le premier tome). Mais quel plaisir! Charmée dès la première ligne, j’ai traversé ce volume en très peu de temps et suis alors partie à la recherche de l’édition intégrale que voici.
Plaisir renouvelé alors, car cette édition contient une longue introduction (à lire en dernier, car elle révèle tout), une courte préface de Dickens et un dossier à la fin, présentant de l’information sur l’auteur et sur l’écriture de David Copperfield, en plus de nombreux appels de notes. Oui, je suis de ceux qui aiment interrompre leur lecture à la vue d’un chiffre en exposant et partir à l’aventure à la fin du livre pour découvrir une nouvelle note élaborée (les petites notes m’ennuient). J’imagine que ça suffit pour m’étiqueter rat de bibliothèque à vie. Que voulez-vous… je trouve que les notes étoffées ajoutent un niveau de lecture intéressant.
Toutefois, j’ai le sentiment que la traduction dans laquelle j’ai lu la première moitié de David Copperfield, celle de Pierre Lorain dans la collection Maxi-poche. Classiques étrangers, rend mieux le style et le vocabulaire imagé de Dickens. Ceci dit, je n’ai pas l’original anglais entre les mains, et ne peux que spéculer, mais il y a dans cette traduction un ton bon enfant qui colle parfaitement à l’œuvre. La traduction de l’édition en Folio, par Madeleine Rossel, André Parreaux et Lucien Girard (revue et complétée par Francis Ledoux et Pierre Leyris) rend un style beaucoup plus classique.
David Copperfield, ce n’est pas loin de 1000 pages racontant l’histoire du personnage du même nom, de sa naissance dans l’Angleterre du début du dix-neuvième siècle jusqu’à sa vie adulte. Orphelin de père, le petit David vit avec sa mère et sa bonne, Peggotty. Ils sont tous très heureux jusqu’au jour où la très jeune mère s’éprend d’un homme intransigeant, avec qui elle se marie. David est traité durement puis envoyé en pension. Peu après le décès de sa mère, on l’envoie travailler dans une fabrique où il est très malheureux, enfant abandonné à lui-même. De prime abord, l’histoire semble épouvantablement triste (et, dans les faits, ces 200 premières pages le sont), mais elle est racontée avec un tel humour et un tel élan de légèreté dans le style qu’on les traverse sans trop d’encombres. Les personnages sont attachants, hauts en couleur, et la narration à la première personne nous fait voir la vie selon le point de vue naïf de David enfant. Puis, la suite ouvre la porte à l’espoir et le récit se poursuit, entremêlant ses fils, faisant découvrir toute une gamme de personnages.
Dickens disait de David Copperfield qu’il était “[son] enfant favori”, et tous les spécialistes s’entendent pour dire que c’est sans contredit son roman le plus autobiographique. D’ailleurs, ce roman est le premier qu’il ait écrit à la première personne. Les notes et le dossier montrent certains parallèles de l’œuvre avec la vie de son auteur.
Le personnage de Micawber, irresponsable au grand coeur, toujours criblé de dettes et dont la bonne humeur supplante toutes les peines, lui a été inspiré par son père, à qui on peut attribuer les caractéristiques nommées ci-haut. Il partage de plus avec celui-ci un vocabulaire relevé et un style ampoulé qui lui donnent un air de gentleman décalé, même du fond de la prison où on l’enferme un moment pour dettes (comme Dickens père). Tout au long du roman, il prend plaisir à écrire de longues lettres ou à faire des discours pleins de ces envolées lyriques qu’il adore. Notons que presque tous les personnages de David Copperfield possèdent un côté absurde bien à eux, ce qui donne un aspect quasi irréaliste au roman sans pour autant nuire à sa crédibilité. J’irais jusqu’à dire que le livre repose tout entier sur cette tension entre le réalisme tragique et le comique absurde, tout en faisant au passage quelque critique sociale.
Mais je ne ferai pas ici une analyse littéraire poussée de David Copperfield. Je crois que les extraits pourront parler d’eux-mêmes, même s’il est difficile de les considérer à leur juste valeur une fois sortis de l’enchevêtrement narratif dans lequel ils s’insèrent. Je conclurai simplement en disant qu’il faut lire ce livre pour la complexité de son histoire, dans laquelle tous les fils s’entrelacent de façon surprenante, que le récit est mené avec talent dans un style et avec un humour qui font sourire le lecteur, même dans les moments les plus tristes. Un gros coup de cœur que David Copperfield.
David Copperfield en extraits
“Ayant fait les honneurs de sa maison, monsieur Peggotty sortit pour se débarbouiller au moyen d’une bouilloire d’eau très chaude, tout en faisant observer que «l’eau froide n’enlèverait jamais une crasse comme la sienne». Il revint bientôt, ayant beaucoup gagné quant à l’aspect extérieur, mais si rubicond que je ne pouvais m’empêcher de penser que sa figure avait quelque chose de commun avec les homards, les crabes et les écrevisses: elle était très noire quand elle entrait dans l’eau chaude, et très rouge quand elle en sortait.” (p. 39)
“Il y avait dans cette maison un domestique qui, à ce que je compris, était entré au service de Steerforth à l’Université et ne le quittait presque jamais. Cet homme semblait être la respectabilité en personne. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé, parmi les gens de sa condition, quelqu’un de plus respectable que lui. Il marchait à pas feutrés; il était taciturne, extrêmement paisible, déférent, attentif; on l’avait toujours sous la main quand on avait besoin de lui, mais il disparaissait dès qu’il n’était plus nécessaire. Cependant, sa respectabilité était sa qualité la plus remarquable. L’expression de son visage n’avait rien de servile, son cou était plutôt raide et sa tête étroite et lisse s’ornait aux tempes d’une touffe de cheveux courts; il parlait d’une voix douce et avait une manière à lui de prononcer les s si distinctement qu’il donnait l’impression d’employer cette lettre plus fréquemment qu’on ne le fait d’ordinaire; mais toutes ces particularités contribuaient à le rendre respectable. Aurait-il eu le nez de travers qu’il aurait trouvé le moyen de paraître plus respectable encore. Il était baigné d’une atmosphère de respectabilité et s’y trouvait dans son élément. Il aurait été presque impossible de le soupçonner d’une vilaine action tant il était respectable. Il ne serait jamais venu à l’idée de personne de lui mettre une livrée tant il était respectable et c’eût été insulter gratuitement cet homme respectable que de lui imposer un travail vulgaire: je remarquai d’ailleurs, à ce propos, que les servantes de la maison en avaient l’intuition, car c’étaient toujours elles qui se chargeaient des travaux de ce genre et lui, pendant ce temps-là, était en général installé dans l’office en train de lire son journal au coin du feu.” (p. 338)
“Enfin, je reçus une réponse des deux vieilles dames. Elles présentaient leurs compliments à monsieur Copperfield et l’informaient qu’elles avaient donné à sa lettre toute l’attention désirable «en vue du bonheur des deux intéressés», ce qui me parut une expression assez inquiétante, non seulement à cause de l’usage qu’elle en avaient fait lors du dissentiment familial dont j’ai parlé plus haut, mais parce que j’avais déjà (et j’ai toujours depuis) observé que les formules toutes faites sont des sortes de feux d’artifice, faciles à tirer, et susceptibles de prendre une infinité de formes et de couleurs impossibles à prévoir à l’origine.” (p. 654)
“Uriah s’arrêta net, glissa ses mains entre les deux protubérances de ses genoux, et, plié en deux, se mit à rire, d’un rire absolument silencieux. Pas un son ne lui échappa. Sa conduite odieuse et surtout cette dernière manifestation me répugnèrent à tel point que je m’en allai sans cérémonie, le laissant courbé en deux, au milieu du jardin, comme un épouvantail privé de tuteur.” (p. 676)
“Mon observation de la nature humaine m’a toujours prouvé que l’homme qui a quelque raison de croire en soi ne se vante jamais devant les autres afin qu’eux aussi croient en lui. C’est pourquoi je suis resté modeste par simple dignité; et plus j’ai reçu d’éloges, plus j’ai tâché de les mériter.” (p. 763)
“Et monsieur Micawber laissa voir à nouveau le plaisir qu’il prenait à cette accumulation solennelle de mots qui, si ridicule qu’il fût dans son cas, ne lui est certes pas particulier. Je l’ai observé, au cours de mon existence, chez nombre d’hommes. Cela me semble même une règle assez générale. Ainsi, quand ils prêtent serment devant la loi, les déposants semblent jubiler lorsqu’ils arrivent à toute une cascade de grands mots qui expriment la même idée — par exemple, quand ils déclarent détester, abominer et abjurer, etc., et c’est par ce procédé qu’on a donné tant de saveur aux vieux anathèmes. Nous parlons de la tyrannie des mots, mais nous aimons aussi à les tyranniser; nous aimons à avoir toute une armée de mots superflus à nos ordres pour les grandes occasions; et nous trouvons que cette accumulation a grand air et qu’elle sonne bien. De même qu’en cas de cérémonie nous ne regardons pas au sens de nos livrées pourvu qu’elles soient belles et en nombre suffisant, le sens et la nécessité de nos paroles sont d’importance secondaire, s’il y en a une belle parade. Et tout comme certaines personnes se créent des ennuis en faisant trop grande montre de livrées, ou comme les esclaves, quand ils sont trop nombreux, se soulèvent contre leurs maîtres, je crois connaître une nation qui a encouru bon nombre de difficultés et en encourra encore de bien plus grandes, pour le plaisir de maintenir une grande suite de mots.” (p. 832-833)
“Je m’étais dit que les événements qui ne se réalisent pas sont souvent aussi réels dans leurs conséquences que ceux qui surviennent effectivement.” (p. 904)
DICKENS, Charles. David Copperfield, Folio classique Gallimard, Paris, 2010, 1025 p.