Voici un petit ouvrage vraiment chouette, Deaf in America: Voices from a Culture, qui met en lumière la culture des Sourds aux États-Unis à partir de brèves histoires rapportées par les auteurs, Carol Padden et Tom Humphries (à la manière de ces derniers, je mets la majuscule à sourd lorsque je veux désigner la personne en tant que membre d’une culture, et la minuscule lorsque je désigne son absence d’audition).
Tous deux sourds (et Sourds), Carol Paden et Tom Humphries étudient la culture sourde à partir de son enracinement dans la langue (ici la langue des signes américaine, l’ASL). Voici, en vrac, les points qui m’ont le plus intéressée.
Linguistique
La langue des signes américaine (je ne sais pas pour les autres langues de signes, mais ça m’intrigue) a une structure dite dative, c’est-à-dire que la phrase se construit en donnant d’abord au verbe le complément indirect pour marquer l’attribution. Je ne suis pas une spécialiste du dative case, j’espère que mon explication est bonne. Voici l’exemple que donnent Carol Padden et Tom Humphries:
En anglais, on peut dire: “I gave the book to him” ou “I gave him the book”. Toutefois, en ASL, une seule de ces structures correspondantes est bonne; il faut signer: “I-GIVE-HIM MAN BOOK” (“I gave a man a book”). Il n’est pas grammatical de signer: “I-GIVE-HIM BOOK MAN”. (p. 8)
Les auteurs de Deaf in America se servent de cet exemple (entre autres), pour démontrer l’autonomie morphologique, grammaticale et syntaxique de l’ASL par rapport à l’anglais. Les langues de signes ne sont pas de l’anglais ou du français traduits en signes. J’ai beaucoup aimé ce petit coup d’œil linguistique.
Culture et savoir
Beaucoup de liens sont faits et examinés dans cet essai entre culture et savoir. Les auteurs de Deaf in America démontrent comment notre culture d’entendants, avec la conception qu’on se fait du son, et la place que celui-ci occupe dans notre monde avec les nombreuses significations qu’on lui accorde, nous empêche de poser un regard réaliste sur la réalité sourde. Notre culture nous donne tout un arsenal de symboles, de concepts et de manières de comprendre le monde, mais, en même temps, les cultures limitent notre capacité à savoir [“cultures limit the capacity to know”] (p. 24).
Un exemple probant concernant l’empreinte culturelle dans le regard réside dans la métaphore du silence. La métaphore du silence est une métaphore d’entendants, qui mène à une mauvaise interprétation de l’univers sourd. Pour les entendants, l’absence d’audition empêche le sourd d’accéder à une partie du monde, monde qui ne lui sera donc jamais pleinement accessible. Mais le son est ce qu’il est, dans le monde entendant, parce qu’on lui a attribué diverses significations. Il est ainsi un élément de culture.
“The fact that different cultures organize sound in different ways shows that sound does not have an inherent meaning but can be given a myriad of interpretations and selections. For example, the phonemic clicks or ingressive stops in Bantu languages may seem like meaningless noise to speakers of English. The widely varying representations for sounds such as dog’s bark (‘bow-wow’ in English but ‘oua-oua’ in French) make it clear that languages code noises in different ways. There are cultures conventions for what kind of sound patterns should be used for doorbells, fire alarms, and sirens. And with respect to music, what is spiritually fulfilling for one culture may be bizarre and dissonant to another. The new tradition of American avant-garde music is thrilling to some but confuses people in other cultures. In any discussion of Deaf people’s knowledge of sound, it is important to keep in mind that perception of sound is not automatic or straitforward, but is shaped through learned, culturally defined practices. It is as important to know the specific and special meaning of a given sound as it is to hear sound.” (p. 92-93)
De plus, le son n’est pas entièrement absent de l’univers du sourd, qui en est imprégné de diverses manières. D’abord, il peut accéder au son à partir des vibrations dues aux basses fréquences, et les enfants s’amusent souvent à faire du bruit afin de produire cette réaction physique. D’ailleurs, si le sourd n’entend pas, il vit dans un monde d’entendants aux oreilles fragiles et doit constamment être conscient des sons qu’il peut produire, discriminer ceux considérés comme dérangeants de ceux qui sont socialement (culturellement) acceptés et apprendre à contrôler ce qu’ils n’entendent pourtant pas (bruits corporels, déplacements d’objets, etc.).
Dans Deaf in America est citée une excellente blague (moi, j’ai ri de bon cœur) concernant l’utilisation consciente du bruit que peut faire un Sourd:
“A Deaf couple check into a motel. They retire early. In the middle of the night, the wife wakes her husband complaning of a headache and asks him to go to the car and get some aspirin from the glove compartment. Groggy with sleep, he struggles to get up, puts on his robe, and goes out of the room to his car. He finds the aspirin, and with the bottle in hand he turns toward the motel. But he cannot remember which room is his. After thinking a moment, he returns to the car, places his hand on the horn, holds it down, and waits. Very quickly the motel rooms light up, all but one. It’s his wife’s room, of course. He locks up his car and heads toward the room without a light.” (p. 103, traduit de l’ASL vers l’anglais par les auteurs)
Le “silence” sourd, tout sauf silencieux
Le monde sourd n’est donc pas silencieux au sens où on l’entend habituellement, car le son n’est pas la seule voie qui peut amener la signification. Le monde sourd est au contraire très signifiant, simplement il est organisé autrement, et il s’y déploie des voix nombreuses et diverses. Discussions, débats, études, poésie, chansons signées, théâtre… La culture sourde, comme toute culture, est en grande partie construite autour de sa langue. La “parole” y est tout aussi importante que dans notre monde entendant.
Le mythe d’origine
Ce qui m’a le plus surprise, je crois, c’est la présence, chez les Sourds, de mythes d’origine comme on en retrouve dans toutes les cultures. Les auteurs rapportent celui concernant l’abbé de l’Épée, ce religieux français qui a à l’époque fondé la première école pour les Sourds en France. Il a eu recours à la langue des signes française (LSF) pour éduquer les enfants sourds. Ceci est un fait historique, et le mythe est construit à partir de ce fait, faisant de l’abbé de l’Épée le créateur de la langue des signes. Illuminé par une rencontre fortuite avec deux jumelles sourdes, il leur aurait fait don de la langue des signes, et c’est ainsi que les Sourds auraient pu apprendre à communiquer et à développer leur culture. La réalité, bien sûr, c’est que l’abbé de l’Épée a appris cette langue des Sourds, et s’en est servi pour enseigner aux Sourds, ce qui n’enlève rien à son grand rôle dans leur histoire. Ce qu’il faut retenir, c’est que les langues de signes (constamment menacées par l’oralisme et les méthodes des entendants) sont ce qu’il y a de plus sacré pour les Sourds, et donc ce qui se trouve au cœur de leur culture.
Deaf in America est un livre très court, mais foisonnant d’informations et d’exemples qui nous font découvrir cet univers si mal connu.
HUMPHRIES, Tom et Carol A. PADDEN (1988), Deaf in America: Voices from a Culture, Cambridge, Harvard University Press, 134 p.