C’est la magnifique facture visuelle de Filibuste, premier roman de Frédérique Côté publié aux éditions Le Chaval d’août qui m’a attirée lors de ma visite en librairie cet été. La couverture sobre montre quatre biches dans un champ sur fond de ciel rose. Malgré sa simplicité, le traitement de l’image a quelque chose d’original, tout comme le titre, Filibuste, qui s’assume pleinement français sans l’être le moins du monde.
Le roman a été rédigé comme partie créative d’un mémoire de maitrise (Internet nous l’apprend) et a d’abord été conçu sous forme théâtrale. Ses 110 pages se lisent d’une traite, nous emportant dans les discours de ses personnages. À mi-chemin de la logorrhée, ces discours sont qualifiés, dès le début du livre, de filibuste.
Le terme est ainsi défini par l’autrice:
[…] l’obstruction parlementaire – une technique oratoire visant à retarder l’adoption d’une loi, aussi connue sous le nom de filibuster […] (p.11)
Lili google les origines du mot filibuster. Elle se demande combien de fois, dans une vie ordinaire, une femme se défend avec des mots pour retarder l’inévitable. (p.12-13)
Voilà qui donne le ton. Filibuste de Frédérique Côté donne la parole à quatre femmes d’une même famille. Les trois sœurs et leur mère retardent par leurs discours, leurs monologues, l’inévitable nouvelle qui chamboulera leur existence et propulsera le père dans la chronique des faits divers. Elles parlent de tout (leurs couples, leurs problèmes familiaux) et de rien (une émission de téléréalité) et c’est le dynamisme de l’écriture qui nous emporte bien plus que le désir d’apprendre ce qui arrivera au père (on le saura) ou la façon dont cela affectera leur vie (on le saura à peine).
Si j’ai lu Filibuste à bon rythme, il m’a pourtant laissée perplexe. L’ouvrage fait une grande place au thème de la téléréalité. Les personnages discutent d’une émission populaire, des votes et des participants. C’est une émission fictive largement inspirée des Loft Story et Occupation Double qui se sont fait connaitre au Québec. Je comprends que l’autrice s’intéresse au traitement du fait divers en littérature et que la téléréalité a des similitudes avec ce genre de chroniques. Toutefois, lire les discours plats des personnages sur le sujet ne m’a pas semblé apporter quelque chose à l’histoire, sinon contribuer au filibuste, dont le but, on l’a dit, est de retarder l’inévitable avec des mots, n’importe quels mots, donc.
Malgré sa large présence, on peut se demander si la téléréalité est vraiment un thème du livre. Je pose la question puisque le sujet ne me semble rien apporter, rien développer. Il me semble plutôt accolé là, présent à côté des autres thèmes, comme un fait divers qui n’a rien à voir avec la vie qui se déploie dans les lignes. Parmi les thèmes clairement abordés dans l’ouvrage, on retrouve la dysfonction familiale, le deuil, le couple… Le premier est sans doute celui qui réellement développé, et ce, de façon très efficace. Toutes les interactions qu’ont les quatre femmes sont teintées par les problèmes qui, depuis toujours, ont cours dans la maison familiale, par comment la mère a réduit le père au silence et comment elle a monté son ainée contre sa cadette. La maltraitance vient des mots de la mère, qui essaie aujourd’hui de se racheter, et de l’inaction du père, pour qui il est trop tard.
Il y a donc beaucoup d’éléments à fuir pour les trois sœurs – et même pour le père, si on se fie à une scène du passé où il reçoit une série d’injures de la part de sa conjointe pour avoir voulu l’appuyer. Le père choisira le silence; ses filles, la parole. Frédérique Côté fait du filibuste un fait féminin. Quand elle définit le terme au début du roman, l’autrice poursuit ainsi le questionnement:
Lili se demande combien de fois, dans une vie ordinaire, une femme se défend avec des mots pour retarder l’inévitable. Peut-être une centaine, peut-être plus. Quand elle est en train de perdre son emploi, quand on veut la quitter, quand elle cherche à s’éviter une contravention, quand elle doit affronter les surveillantes de son école qui inspectent la longueur de sa jupe, quand les employés de nuit du McDonald’s l’expulsent parce qu’elle parle trop fort, quand son père laisse sa mère, ou quand elle ne fait pas le poids face à un homme. Toutes les fois où son monde est sur le bord d’imploser et qu’elle n’a plus d’autres armes à sa disposition. (p.12-13)
Je comprends l’intention, mais je ne suis pas certaine de partager la conviction. Je trouve qu’il est facile de séparer en deux catégories les réalités homme-femme, comme si elles s’opposaient plutôt que d’exister en synergie. L’autrice fait le choix de donner la parole uniquement à ses personnages féminins:
Notre père occupe sa place au bout de la table. On racontera son histoire, mais lui ne parlera pas. (p.15)
L’ouvrage nous apprend, par la voix des femmes, ce qui est arrivé au père, mais à mes yeux, il ne raconte certainement pas son histoire. Filibuste raconte plutôt la relation compliquée que les trois sœurs entretiennent avec leur mère, et c’est cela qui est intéressant. En dehors de la dysfonction familiale, d’autres thèmes sont abordés, mais ils ne sont pas traités en profondeur. Ils sont jetés là (comme celui de l’attirance sexuelle génétique) dans le flot des paroles, du filibuste, mais ils sont sans réelle importance.
Puis, il y a cette question que pose l’autrice à travers Lili au début du roman: combien de fois une femme peut-elle se défendre avec des mots? On n’y répondra pas. Le livre jette des thèmes ou des questions, mais il n’a pas la prétention d’aller plus loin.
Filibuste en extraits
« Notre père nous a embrassées sur la tête et s’est dirigé vers la cuisine. Pour éviter le divorce avec notre mère après leur grosse dispute de l’année dernière, il a promis qu’il s’occuperait de la vaisselle le dimanche. On a parié qu’il achèterait un lave-vaisselle d’ici Noël. Il tient le coup. On l’entend siffloter, entre deux gorgées de vin, dans les rares intervalles où on se tait. » (p.51)
CÔTÉ, Frédérique. Filibuste, Le Cheval d’août, Montréal, 2021, 110 p.