Michel Cousin, comptable français, habite seul un deux pièces. Il est amoureux de Mlle Dreyfus, une Noire de la Guyane française avec qui il monte chaque jour dans l’ascenseur pour se rendre au bureau. Ils vont se marier, mais elle ignore qu’ils sont en relation. Au cours d’un voyage organisé en Afrique, il voit un homme devant son hôtel portant un python. Il éprouve dès lors une forte amitié pour le serpent et le ramène à Paris. Là se posent deux problèmes. D’abord, comment pousser Mlle Dreyfus à accepter de vivre un python? Ensuite, il doit nourrir le serpent, qui ne mange que des proies vivantes. Cousin achète pour cela une souris blanche qu’il nomme aussitôt Blondine. Or, le temps de la ramener à la maison, il s’y est attaché et est incapable de la donner à manger au python. Voilà la prémisse de Gros-Câlin.
Cousin est un homme très seul. Il n’a ni famille ni amis et tente par divers moyens de se sentir en relation avec les gens. Il choisit par exemple de petits restaurants où toutes les tables sont très rapprochées, et écoute les conversations des autres comme s’il en faisait partie. Il s’est épris du python parce que ce dernier semble avoir besoin de lui. Quand il se sent seul, il prend son serpent dans ses bras et ce dernier s’enroule tout autour de lui comme s’il lui faisait un gros câlin, d’où le nom du serpent, Gros-Câlin.
Ce qui fait la force de ce roman paru sous le pseudonyme d’Émile Ajar, c’est la voix du personnage, créée par son langage très particulier. Il s’exprime comme personne ne le fait, interchangeant des mots, recourant à des images que personne ne saisit, faisant d’étranges comparaisons et usant de calembours sans doute malgré lui. Vous verrez les extraits. L’histoire est simple, on se demande simplement où le mènera cette histoire de python dans lequel il se projette jusqu’à attribuer à l’animal ses propres sentiments, et s’il finira par se déclarer à Mlle Dreyfus, mais on s’amuse à cause de cette voix qui porte le livre à travers le thème de la solitude et de la recherche d’affection. Le personnage est pathétique, mais il l’est avec beaucoup d’humour et de candeur.
Lorsque Gary a publié sous le nom d’Émile Ajar, on ne l’a pas démasqué. Il est cependant facile, connaissant aujourd’hui la véritable identité de l’auteur, de faire quelques liens avec le reste de son œuvre. Ce qui m’a frappée en ce sens réside dans le choix du vocabulaire. Le personnage de Cousin fait une utilisation récurrente de l’adjectif démographique pour décrire le statut de l’humain, tout comme y avait recours le personnage principal dans Adieu Gary Cooper.
“J’ai pleinement conscience d’être une chiure de mouche et une retombée démographique sans intérêt général, et je ne figure pas au générique, à cause du cinéma.” (Gros-Câlin, p. 115)
“Je cherche à garder ici un ton nudiste, humain, démographique.” (Gros-Câlin, p. 130)
Autre point en commun avec Adieu, Gary Cooper, l’idée que les gens communiquent mieux précisément quand ils ne communiquent pas:
“J’aurais voulu prolonger cette conversation, car il y avait là peut-être une amitié en train de naître, à cause de l’incompréhension réciproque entre les gens, qui sentent ainsi qu’ils ont quelque chose en commun.” (Gros-Câlin, p. 45)
On peut donc reconnaitre dans Gros-Câlin certains sujets qui sont propres à Romain Gary.
Gros-Câlin en extraits
“—Si vous aviez adopté Dieu au lieu de vous rouler dans votre lit avec un reptile, vous seriez beaucoup mieux pourvu. D’abord, Dieu ne bouffe pas de souris, de rats et de cochons d’Inde. C’est beaucoup plus propre, croyez-moi.
—Écoutez, mon père, ne me parlez pas de Dieu. Je veux quelqu’un à moi, pas quelqu’un qui est à tout le monde.” (p. 20)
“Pourtant, tout ce que j’avais voulu dire, c’est que moi aussi j’aurais voulu être.
Il y a d’ailleurs dans l’expression “nos semblables” une affreuse part de vérité.
J’ai même regardé dans le dictionnaire, mais il y avait une faute d’impression, une fausse impression qu’ils avaient là. C’était marqué: être, exister. Il ne faut pas se fier aux dictionnaires, parce qu’ils sont faits exprès pour vous. C’est le prêt-à-porter, pour aller avec l’environnement. Le jour où on en sortira, on verra qu’être sous-entend et signifie être aimé. C’est la même chose, mais ils s’en gardent bien. J’ai même regardé à naissance, mais ils s’en gardaient bien là aussi.
J’étonnerai en disant que la cordillère des Andes doit être très belle. Mais je le dis hors de propos pour montrer que je suis libre. Je tiens à ma liberté par dessus tout.” (p. 100)
“J’ai eu peur. J’étais en train de perdre un ami. Ses yeux lançaient des foudres. Je m’excuse de prendre un ton littéraire élevé, ce n’est pas d’habitude mon genre, car il y a longtemps que le style ne fait pas son travail, ce n’est pas le papier d’emballage qui compte et moi, je crois à l’intérieur. Je cherche à garder ici un ton nudiste, humain, démographique. Les hauteurs ont perdu contact.” (p. 130)
“Je pense que la fraternité, c’est un état de confusion grammaticale entre je et eux, moi et lui, avec possibilités.” (p. 149)
“On n’avait absolument rien à nous dire mais c’était le même rien, on l’avait vraiment en commun.” (p. 179)
GARY, Romain (AJAR, Émile). Gros-Câlin, Folio Gallimard, Paris, 1999, 214 p.