Kafka sur le rivage est un roman de 637 pages, et j’ai le sentiment que Murakami aurait pu s’étendre sans gêne sur plus de pages encore. Je dis ça parce qu’il m’a semblé par moments que les évènements – particulièrement ceux relevant du fantastique – auraient demandé plus d’espace pour être assimilés. Il m’est arrivé de poser le livre et de prendre un temps pour intégrer les nouvelles informations, pour les mettre en relation… pour penser avec le livre, en somme. Si l’objectif était de plonger le lecteur au cœur de la tourmente au même titre que les personnages, c’est réussi, on ne s’ennuie pas. Par contre, comme Murakami fait de ce roman une immense métaphore, je l’aurais souhaité plus contemplatif.
Cette réflexion tout juste écrite, elle me permet de comprendre ce qui parfois me dérange dans la littérature populaire et me donne l’impression d’ingurgiter un trop-plein de fast-food: elle laisse trop peu souvent place à la digestion. J’ai écrit un billet à ce sujet il y a trois ans: La nausée.
Si j’en parle ici, c’est ce que je trouve dommage cette impression de trop-plein que m’a parfois donnée Kafka sur le rivage parce que c’est un livre brillant, réfléchi, bien articulé et empli de références culturelles. Et étrangement, autant je me suis sentie gavée par moments, autant j’ai l’impression d’être légèrement restée sur ma faim. Comme si Kafka sur le rivage reposait sur la ligne entre littérature grand public et littérature plus assumée.
Ceci dit, soyons claire (oui, je m’auto-vouvoie – ou auto-nounoie, c’est selon), Kafka sur le rivage est un très bon roman avec une intrigue bien ficelée et des personnages bien développés.
Le jeune Kafka Tamura, 15 ans, quitte la maison de son père pour échapper à une prédiction. Cette fugue le mènera dans une petite bibliothèque privée où il sera accueilli – recueilli – sans que jamais l’on songe à le renvoyer à son père. En parallèle, Nakata, vieil homme devenu idiot à la suite d’un étrange accident survenu dans sa jeunesse, a la capacité de communiquer avec les chats. Un évènement extraordinaire survient, qui le force à quitter la sécurité de sa routine…
Cela fait quelques livres de Murakami que je lis et je peux maintenant y reconnaitre des thèmes récurrents. Par exemple, les corbeaux sont présents d’un ouvrage à l’autre, sans qu’ils aient nécessairement un rôle défini à y jouer. L’entrainement physique tout comme la sexualité sont le plus souvent minutieusement abordés, la nourriture décrite, la musique classique toujours présente:
“C’est pour ça que j’écoute Schubert en conduisant. Comme je te l’ai dit tout à l’heure, toutes les interprétations de ce morceau sont imparfaites. Un sens de l’imperfection, s’il est artistique, intense, stimule ta conscience, maintient ton esprit en alerte. Si j’écoute l’interprétation parfaite d’un morceau parfait en conduisant, je risque de fermer les yeux et d’avoir envie de mourir dans l’instant. Mais quand j’écoute attentivement cette sonate, je peux entendre les limites de ce que les humains sont capables de créer, je sens qu’un certain type d’imperfection peut être atteint avec humilité, à travers une accumulation d’imperfections. Et personnellement, je trouve ça plutôt encourageant. Tu comprends ce que je veux dire?” (p. 149-150)
Les personnages de Murakami lisent. C’est à travers leurs lectures que nous parviennent la plupart des références littéraires ou culturelles. L’auteur semble porter un intérêt particulier à Tchekhov:
“Comme l’a si bien dit l’écrivain russe Anton Tchekhov: “Si un revolver apparaît dans une histoire, à un moment donné, il faut que quelqu’un s’en serve.” […] Ce que Tchekhov voulait dire, c’est que la nécessité est un concept indépendant. La nécessité a une structure différente de la logique, de la morale ou de la signification. Sa fonction repose entièrement sur le rôle. Ce qui n’est pas entièrement indispensable n’a pas besoin d’exister. Ce qui a un rôle à jouer doit exister. C’est cela, la dramaturgie. La logique, la morale ou la signification, quant à elles, n’ont pas d’existence en tant que telle, mais naissent d’interrelations. Tchekhov, en voilà un qui s’y connaissait en dramaturgie!” (p. 390-391)
La citation faisant référence à l’apparition d’un revolver dans une histoire se trouve à la fois dans Kafka sur le rivage et dans 1Q84. En bref, ce roman (2003) me semble clairement précurseur à 1Q84 (2009) puisque qu’on y retrouve plusieurs thèmes (que je n’ai pas tous nommés ici) qui ont été développés plus longuement dans la trilogie 1Q84. On sent d’ailleurs dans Kafka sur le rivage que l’auteur aurait pu bénéficier de plus d’espace, espace qu’il s’accorde largement dans 1Q84…
Kafka sur le rivage en extraits
“Nakata se relâcha complètement, débrancha son esprit, se laissa flotter dans une sorte d’état hors circuit. C’était très naturel chez lui, il faisait cela tous les jours depuis l’enfance, sans même y penser. Bientôt les limites de sa conscience se mirent à fluctuer, comme les papillons voletant dans les herbes. Au-delà de ces limites s’étendait un profond abîme. De temps en temps, sa conscience venait survoler ce gouffre obscur. Mais Nakata n’avait pas peur de ces ténèbres, de ces profondeurs. Pourquoi aurait-il craint ce monde d’obscurité sans fond, ce chaos, ce silence épais, qui étaient ses alliés depuis bien longtemps et avaient fini par devenir une partie de lui-même?” (p. 112-113)
“Tu as peur de ton imagination. Et plus encore de tes rêves. Tu crains cette responsabilité qui commence dans le rêve. Mais tu ne peux pas t’empêcher de dormir et, quand tu dors, les rêves surviennent immanquablement. L’imagination diurne est maîtrisable. Pas les rêves.” (p. 187)
“Mais si aucune antithèse ne vient réfuter une hypothèse, aucun progrès scientifique n’est possible. C’est ce que mon père disait toujours. Une antithèse, c’est un champ de bataille dans le cerveau, voilà ce qu’il disait. Il répétait cette phrase comme une litanie. Et pour l’instant, je ne vois pas la moindre antithèse à opposer à cette supposition.” (p. 278)
“Ce qu’on nomme l’univers du surnaturel n’est autre que les ténèbres de notre propre esprit. Bien avant que Freud ou Jung fassent au XIXe siècle la lumière sur le fonctionnement de l’inconscient, les gens avaient déjà instinctivement établi une corrélation entre l’inconscient et le surnaturel, ces deux mondes obscurs. Ce n’était pas une métaphore. D’ailleurs, si on remonte encore plus loin, ce n’était même pas une corrélation. Jusqu’à ce qu’Edison découvre la lumière électrique, la majeure partie de la planète était plongée dans un noir d’encre. Aucune frontière ne séparait l’obscurité physique, extérieure, de l’obscurité intérieure de l’âme. Elles étaient mêlées sans qu’il soit possible de les distinguer. […] Aujourd’hui, il en va autrement. Les ténèbres extérieures se sont dissipées, mais les ténèbres intérieures demeurent. Ce que nous appelons ego ou conscience est la partie émergée de l’iceberg: la partie la plus importante reste plongée dans le royaume des ténèbres et c’est là que gît la source des contradictions et des confusions profondes qui nous tourmentent.” (p. 306-307)
“La chambre donnait sur l’arrière de l’immeuble voisin, une bâtisse misérable où devaient vivre des gens misérables qui faisaient des boulots de misère. Un bâtiment tombé en disgrâce comme il y en a dans toutes les villes, le genre que Charles Dickens aurait passé dix pages à décrire.” (p. 409-410)
“On pense que ce sont les habitants de la Mésopotamie antique qui ont eu les premiers l’idée du labyrinthe. Ils lisaient le futur dans les entrailles d’animaux – et sans doute parfois d’hommes – sacrifiés. Ils en observaient les dessins complexes qui leur permettaient d’interpréter l’avenir. À l’origine, la forme du labyrinthe s’est inspirée de celle des boyaux. Autrement dit, le principe du labyrinthe existe à l’intérieur de toi. Et il correspond à un labyrinthe extérieur à toi.” (p. 481)
MURAKAMI, Haruki. Kafka sur le rivage, 10/18, 2011, 648 p.