Lecture vraiment intéressante exposant l’histoire des sourds aux États-Unis à travers l’apparition de personnages sourds dans la littérature américaine du XIXe siècle. Et parce que le tout ne peut être que bidirectionnel, Christopher Krentz, l’auteur, montre comment l’émergence des sourds dans la société amène leur apparition dans la littérature, qui à son tour, suscite un nouvel impact social.
Au XIXe siècle, aux États-Unis, les sourds prennent leur place et on commence à les voir pour ce qu’ils sont. Pas surprenant, pour Krentz, qu’au même moment, on commence à en voir dans la littérature, qu’ils soient créés par des auteurs sourds ou entendants. Christopher Krentz, devenu sourd à l’âge de neuf ans et féru de littérature, étudie dans cet ouvrage le traitement qui est fait, dans les écrits du XIXe siècle, entre surdité et entendance, à partir de ce qu’il appelle la “hearing line”, cette frontière invisible qui sépare les sourds des entendants (“that invisible boundary separating deaf and hearing people” [p. 2]).
“More generally, we could say that the hearing line resides behind every speech act, every moment of silence, every gesture, and every form of human communication, whether physical deafness is present or not.” (p. 5, je souligne)
Parce que l’opposition entre surdité et entendance peut mener très souvent à l’échec de la communication (échec physique ou linguistique), voire à une impasse communicationnelle si on les considère sur le plan culturel (vision du monde), il peut sembler difficile de rapprocher ces deux concepts, de rendre plus perméable, la “hearing line”. La littérature apparait alors comme un moyen de traverser cette ligne en faisant se joindre sur un même support les voix sourdes et entendantes.
“Literature has the power not only to buttress and affirm the hearing line, but also to offer opportunities for its effacement. Because reading and writing are basically silent and visuel acts –what Lennard J. Davis has called ‘the deafened moment’ (Enforcing 100-101)- they offer a meating ground of sorts between deaf and hearing people, a place where differences may recede and binaries may be transcended.” (p. 16)
Si Krentz voit l’écrit comme ce qui a permis de rapprocher sourds et entendants en réduisant la “hearing line”, il est conscient que la maitrise de l’écrit est loin d’être naturelle pour les sourds de naissance, c’est-à-dire les personnes qui n’ont jamais entendu la langue à l’oral avant de perdre leur audition. Pour elles, l’anglais, dont il est ici question, demeure une langue étrangère et elles ne peuvent se reposer sur le rapprochement avec les sons pour décoder l’écrit.
J’ai plus haut opposé surdité à entendance, qui n’est pas un mot. C’est que l’auteur fait le même rapprochement en anglais avec hearingness qui n’est pas non plus un mot, expliquant que dans nos sociétés, le fait d’être entendant va tellement de soi (comme le fait d’être blanc – l’auteur se rapporte à des études qui traitent d’une “color line”), qu’on n’a jamais eu à créer de terme pour identifier ce trait propre à la majorité. (p. 66)
L’auteur sourd emploie donc une langue étrangère, qui non seulement ne se fait pas le reflet de sa culture, mais en plus la “rabaisse” à l’occasion (par exemple avec des expressions comme “dialogue de sourds”, qui part d’une idée préconçue de ce qu’est la surdité). Par cette langue étrangère, il tente de faire “entendre” sa voix.
“While sign cannot be directly written, it still can shape some of the meanings and messages that deaf authors produce in their writing. We occasionally can perceive Bakhtinian double-voiced words, that is, English words that are appropriated for deaf purposes, ‘by inserting a new semantic orientation into words which already has –and retains- its own orientation’ (qtd in Gates, Signifying 50). ‘Double-voiced’ is not the best term for the dynamic here, since of course ASL is not voiced at all; but nonetheless double-voiced helps to elucidate how deaf writing in English can be influenced by sign language. The challenge forcing deaf authors is to master, as Jacques Derrida puts it, ‘the other’s language without renouncing their own’ (‘Racism’s’ 333).” (p. 57)
L’étude de Krentz va d’un côté et de l’autre de la “hearing line”, alternant entre auteurs sourds et entendants mettant en scène des personnages sourds, et analyse le traitement qu’ils font de la surdité et de l’entendance, du silence et de la parole.
“Deafness offers a convenient way to explore and police such issues as language, hearing, speech, and nonvocal communication […]” (p. 65)
“[…] silence itself has no essential meaning. Silence may be physically present, but it is opaque, its significance socially and culturally produce and dependant on sound. The various meanings that people project onto silence spring from their own minds, their own fears and wishes […]” (p. 75)
À lire.
KRENTZ, Christopher (2007), Writing Deafness: The Hearing Line in Nineteeth-Century American Literature, The University of North Carolina Press, 280 p.