Dans Le cri du sablier, Chloé Delaume raconte le trauma vécu dans son enfance, comment il lui a été difficile de gérer pareil évènement, en mots ou en émotions. Un père violent et destructeur qui, bien qu’il ait menacé de la tuer un jour, a choisi de tirer sur son épouse – la mère – et sur lui-même, après l’avoir visée, elle, l’enfant. Comment, après neuf mois de mutisme, elle a retrouvé les mots mais n’a jamais été comprise par son entourage qui la voyait comme une preuve embarrassante, un souvenir de cette honte qui entachait la réputation familiale.
Chloé Delaume emploie dans Le cri du sablier une écriture particulière, qui surprend aux premiers abords – vous le comprendrez à la lecture des extraits. Pourtant on se laisse prendre au jeu, on accepte de ne pas tout comprendre, de ressentir et de déduire, plutôt. Cette écriture éclatée, en rimes et en images, m’a semblé refléter le trauma vécu par l’enfant de dix ans, son incompréhension devant la violence. Un mutisme de neuf mois, une période pendant laquelle le langage n’y pouvait rien ou ne suffisait pas à expliquer, puis son retour. Des discours qui n’en finissent plus dans une langue déconstruite parce que la réalité l’est elle aussi. Il y a différentes interprétations possibles à cette écriture particulière, mais c’est celle qui a marqué ma lecture. La vision du monde éclatée. Texte difficile d’accès, donc, et vocabulaire hautement relevé qui exige un dictionnaire à portée de la main. Ou non. On peut se prêter au jeu des sonorités, du monde indistinct et partiellement indéchiffrable, et faire une lecture axée sur les sensations, car c’est un livre qui peut/veut faire ressentir. À condition de tenter l’exercice.
Le cri du sablier en extraits
“Non je ne dirai rien me voilà résolue. Quand bien même essayais-je décrisper maxillaire la glotte jouait stalactite et je n’y pouvais rien. La veille de l’enterrement le premier m’ausculta poupée posttraumatique. Plus sa langue s’agitait m’aspergeant de vocables plus la cacophonie asséchait la comptine. La seule litanie qui eut cours intérieur était pensée magique chanson résurrection scandant rose un deux trois maman m’entend tout bas. Je savais bien pourtant que l’écho se fanait. Je savais bien tout cela non je n’étais pas folle. C’est eux qui s’inquiétaient moi je ne demandais rien. Si ce n’était encore dégager les sinus récurer la cloison nasale et cuisinière le poivre qui coagule éternuer à Cythère embarquer loin du soufre. Les sens se désorientent soupirant la girouette la parole s’évapore quand s’aiguisent les naseaux. On me traita bestiole sibylle au polygone. Les vipères se grouillant sifflotant dans ma tête le nœud se coulissait c’est vrai ça porte malheur. Il ne plut plus avant des heures indifférentes. Vomir la syncrétie fut une question de bon sens. Faire jaillir quelque chose quand bien même œsophage démontrer pour la pose les organes sont vivants ce n’est que passager car j’ai quelques soucis.” (p. 11-12)
“Quels faits demanda-t-il. Quels faits se déroulèrent le trente exactement. Je ne vous dirai rien. Mon synopsis est clair. En banlieue parisienne il y avait une enfant. Elle avait deux nattes brunes, un père et une maman. En fin d’après-midi le père dans la cuisine tira à bout portant. La mère tomba première. Le père visa l’enfant. Le père se ravisa, posa genoux à terre et enfouit le canon tout au fond de sa gorge. Sur sa joue gauche l’enfant reçut fragment cervelle. Le père avait perdu la tête sut conclure la grand-mère lorsqu’elle apprit le drame.” (p. 19)
“Maman se meurt première personne. Elle disait malaxer malaxer la farine avec trois œufs dedans et un yaourt nature. Papa l’a tuée deuxième personne. Infinitif et radical. Chloé se tait troisième personne. Elle ne parlera plus qu’au futur antérieur. Car quand s’exécuta enfin le parricide il fut trop imparfait pour ne pas la marquer.” (p. 20)
DELAUME, Chloé. Le cri du sablier, Folio Gallimard, Paris, 2001, 126 p.