Le passage de la nuit de Haruki Murakami est un petit roman bien agréable de 229 pages. D’un côté, Mari, une jeune étudiante de 19 ans, passe la nuit debout à lire un gros roman, seule à une table d’un restaurant populaire. Elle y fait la rencontre d’un garçon nommé Takahashi. De l’autre côté, Éri, la sœur de Mari, dort depuis très longtemps…
Dans Le passage de la nuit, Murakami nous fait entrer dans un Tokyo nocturne où l’histoire, tels les rêves, conservera tous ses mystères.
Ce qu’il y a d’intéressant par rapport au style, ici, c’est le choix de point de vue. Murakami a opté pour un narrateur à la première personne du pluriel; ce “nous” apparait donc comme un accompagnateur, un spectre qui nous guide dans cette ville de nuit, comme si on voyageait à ses côtés:
“Nous nous confondons avec un œil qui regarde, ou mieux, peut-être, avec un regard caché qui vole l’image de cette femme. Devenu caméra suspendue en l’air, notre œil est apte à se déplacer librement dans la chambre.” (p. 29)
Au départ, cette narration qui faisait parfois de moi une caméra m’agaçait un peu puis, après avoir lu quelques chapitres, j’ai compris que je pouvais voir ce livre comme un film. On situe le point de vue: la narration est externe, clairement. On nous montre les personnages, nous savons ce qu’ils se disent, car le roman est en grande partie dialogué. Par contre, nous n’avons pas accès à leurs pensées… à deux ou trois exceptions près. Donc c’est comme si nous regardions un film. Lire ce livre comme si j’étais au cinéma, voilà qui rendait la lecture intéressante.
Je connais peu Murakami. Je le découvre depuis tout récemment, mais pour l’instant je remarque dans chacun de ses livres une constante: un flottement fantastique qui se déploie de façon tentaculaire. C’est présent et assumé, indéniablement. En même temps, la maitrise de l’auteur en fait quelque chose de subtile, impalpable. Murakami semble se plaire à explorer ce qui touche aux confins de la réalité.
Le passage de la nuit en extraits
“L’homme ne bouge pas. De temps en temps, il prend une longue inspiration, profonde, ses épaules se soulèvent puis retombent légèrement. Il se pourrait qu’il soit un otage, confiné dans une pièce depuis un temps considérable. De cet homme se dégage une atmosphère faite de durée et d’abandon.” (p. 56)
“Tu vois, à force de fréquenter le tribunal, d’assister à des procès, curieusement, un intérêt pour ces affaires et pour leurs protagonistes s’est développé en moi. Disons que, peu à peu, je me suis senti concerné. C’était une impression bizarre. Il faut dire que les gens que l’on jugeait étaient totalement différents de moi. Ils vivaient dans un milieu différent, ils pensaient différemment, agissaient différemment. Il y a une barrière haute entre le monde dans lequel je vis et le leur. Au début, c’est ce que je me disais. […]
À force de fréquenter le tribunal, d’écouter le récit des témoins, les réquisitoires du proc, les plaidoiries des avocats, les déclarations des accusés, je me suis senti déstabilisé au fond de moi. Je veux dire… j’ai commencé à penser que ce fameux mur entre les deux mondes, il se pourrait qu’il n’existe pas. Et que, même s’il existait, il ne serait alors qu’une cloison en papier très très fin. T’appuies dessus juste un peu et tu tombes de l’autre côté. Enfin, il me semble que, peut-être, on ne se rend pas compte qu’à l’intérieur de nous l’autre côté a déjà commencé à s’introduire en douce.” (p. 109-110)
“Moi, je crois que l’être humain, son carburant dans la vie, c’est la mémoire. Et cette mémoire qu’elle garde des choses importantes de la réalité ou non, c’est pareil, puisqu’elle sert juste à maintenir les fonctions vitales. C’est que du carburant, voilà. Que ce soit des pubs dans des journaux, des livres de philo, des magazines de cul, ou une grosse liasse de billets de 10 000 yens, quand tu mets tout ça au feu, c’est que du papier. Le feu, il brûle pas en pensant: “Oh, ça, c’est du Kant!” Ou: “Tiens, c’est l’édition du soir du Yomiuri!” Ou encore: “Celle-là, elle a de beaux nichons!” Pour le feu, c’est que des bouts de papier. Là, pareil: les souvenirs importants, ceux qui le sont moins, ou ceux qui n’ont aucun intérêt, ils deviennent tous, sans distinction, du carburant.” (p. 194-195)
“Un nouveau jour est sur le point d’arriver, mais l’ancien porte encore sa lourde traîne. Comme l’eau de mer et l’eau de rivière affrontent leurs élans à l’embouchure, le nouveau temps et l’ancien temps se mélangent. Takahashi, lui non plus, ne parvient pas à déterminer clairement de quel côté du monde se situe son centre de gravité.” (p. 208-209)
MURAKAMI, Haruki. Le passage de la nuit, 10/18, 2008, 240 p.