C’est étrange. J’ai adoré L’écriture ou la vie de Jorge Semprun, il m’a emportée dès le début par son écriture riche sur le chemin des souvenirs. Pourtant, on dirait que je ne sais pas trop quoi dire à son sujet. Commençons par résumer les faits.
Jorge Semprun nait en décembre 1923 à Madrid dans une famille politiquement engagée. Quand éclate la guerre civile en Espagne, son père quitte le pays avec ses sept enfants et s’établit finalement en France en 1939. Semprun y fait des études de philosophie, s’intéresse à la littérature et s’implique dans la Résistance, dans les réseaux communistes. C’est ainsi qu’en septembre 1943, à l’âge de 19 ans, il se fait arrêter par la Gestapo, torturer puis dépoter à Buchenwald. Là, encore une fois, il pourra intégrer le réseau de Résistance.
L’écriture ou la vie raconte sa libération le 11 avril 1945, comment le retour à la normale fut difficile, comment la mort imprégnait partout la vie. Comment, pour pouvoir vivre, il a dû abandonner pendant des années ce qui le faisait lui, l’écriture.
“Tout au long de l’été du retour, de l’automne, jusqu’au jour d’hiver ensoleillé, à Ascona, dans le Tessin, où j’ai décidé d’abandonner le livre que j’essayais d’écrire, les deux choses dont j’avais pensé qu’elles me rattacheraient à la vie – l’écriture, le plaisir – m’en ont au contraire éloigné, m’ont sans cesse, jour après jour, renvoyé dans la mémoire de la mort, refoulé dans l’asphyxie de cette mémoire.” (p. 146)
Et comment, quelque seize ans plus tard, il est parvenu à renouer avec l’écriture.
Bien que récit autobiographique, L’écriture ou la vie n’est pas une autobiographie. C’est le récit de souvenirs, une plongée dans les vagues de la mémoire, qui vont et qui viennent. C’est une réflexion sur l’écriture, la vie, la mort, le Mal, la fraternité…
Semprun y fait aussi une réflexion sur le témoignage. Comment raconter les camps de façon crédible? Comment être entendu? Comment amener les gens à comprendre vraiment, à imaginer l’horreur des camps, pour ce qu’elle était réellement?
“—Tu tombes bien, de toute façon, me dit Yves, maintenant que j’ai rejoint le groupe des futurs rapatriés. Nous étions en train de nous demander comment il faudra raconter, pour qu’on nous comprenne.
Je hoche la tête, c’est une bonne question: une des bonnes questions.
—Ce n’est pas le problème, s’écrie un autre, aussitôt. Le vrai problème n’est pas de raconter, quelles qu’en soient les difficultés. C’est d’écouter… Voudra-t-on écouter nos histoires, même si elles sont bien racontées?
Je ne suis donc pas le seul à me poser cette question. Il faut dire qu’elle s’impose d’elle-même.
Mais ça devient confus. Tout le monde a son mot à dire. Je ne pourrai pas transcrire la conversation comme il faut, en identifiant les participants.
—Ça veut dire quoi « bien racontées »? s’indigne quelqu’un. Il faut dire les choses comme elles sont, sans artifices!
C’est une affirmation péremptoire qui semble approuvée par la majorité des futurs rapatriés présents. Des futurs narrateurs possibles. Alors, je me pointe, pour dire ce qui me paraît une évidence.
— Raconter bien, ça veut dire: de façon à être entendus. On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art!” (p. 165)
Cette réflexion se poursuit jusqu’à la page 170. Il y est question des témoignages nombreux qui seront faits des camps, des documents qui seront consignés, des photos… Tous des éléments qui permettront d’en arriver à une vérité historique. Mais la vérité du témoin, celle de l’expérience, ne serait transmissible que par l’art, car l’art permet à l’imagination de voir et de ressentir les choses. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Semprun commencera par écrire de la fiction, bien qu’il se projette dans ses personnages.
Jorge Semprun a cette autre particularité d’être un écrivain d’origine espagnole ayant choisi comme langue maternelle (ce sont ses mots) le français. Il n’a écrit que dans notre langue (ou presque), qu’il parlait à la perfection. Tout comme sa connaissance de l’allemand lui a permis de se débrouiller dans le camp. Les survivants le disent: pour survivre dans les camps, il fallait connaitre l’allemand, avoir un métier pratique. Et de la chance. Beaucoup de chance.
Semprun est décédé en 2011.
L’écriture ou la vie est très riche, autant sur le plan littéraire que sur celui du témoignage. Nombreux sont les passages sur lesquels je me suis arrêtée. Mais je ne peux pas tout citer. Voici malgré tout quelques extraits.
L’écriture ou la vie en extraits
“C’était très excitant d’imaginer que le fait de vieillir, dorénavant, à compter de ce jour d’avril fabuleux, n’allait pas m’approcher de la mort, mais bien au contraire m’en éloigner.” (p. 28)
“Mais il n’a bientôt plus eu la force de prononcer le moindre mot. Il ne pouvait plus que m’écouter, et seulement au prix d’un effort surhumain. Ce qui est par ailleurs le propre de l’homme.” (p. 31-32)
“Celui-ci avait encore la force, inimaginable par ailleurs, de se réciter la prière des agonisants, d’accompagner sa propre mort avec des mots pour célébrer la mort. Pour la rendre immortelle, du moins. Halbwachs n’en avait plus la force. Ou la faiblesse, qui sait? Il n’en avait plus la possibilité, en tous cas. Ou le désir. Sans doute la mort est-elle l’épuisement de tout désir, y compris celui de mourir. Ce n’est qu’à partir de la vie, du savoir de la vie, que l’on peut avoir le désir de mourir. C’est encore un réflexe de vie que ce désir mortifère.” (p. 61)
“Nous avions tous deux la passion que peuvent avoir des étrangers pour la langue française, quand celle-ci devient une conquête spirituelle. Pour sa possible concision chatoyante, pour sa sécheresse illuminée. De fil en aiguille, de Jean Giraudoux en Heinrich Heine, nous en étions venus à nous réciter des poèmes. D’où l’oubli de l’heure qui tournait, le piège refermé du couvre-feu.” (p. 134)
“Mais la fraternité n’est pas seulement une donnée du réel. Elle est aussi, surtout peut-être, un besoin de l’âme: un continent à découvrir, à inventer. Une fiction pertinente et chaleureuse.” (p. 337)
“[…] mais la vie n’est pas parfaite, on le sait. Elle peut être un chemin de perfection, mais elle est loin d’être parfaite.” (p. 365)
“[…] l’écriture, si elle prétend être davantage qu’un jeu, ou un enjeu, n’est qu’un long, interminable travail d’ascèse, une façon de se déprendre de soi en prenant sur soi: en devenant soi-même parce qu’on aura reconnu, mis au monde l’autre qu’on est toujours.” (p. 377)
Pour en savoir plus sur Jorge Semprun:
http://www.academie-goncourt.fr/?membre=1016697318
SEMPRUN, Jorge. L’écriture ou la vie, Folio Gallimard, Paris, 1994, 397 p.