Les enfants de minuit de Salman Rushdie ou le roman de la tergiversation. 812 pages faisant le récit de la vie de Saleem Sinai, antihéros plus que héros, né à minuit sonnant, au moment même où l’Inde clamait son indépendance. Cette naissance particulière à ce moment si crucial l’attache dès lors à l’histoire de son pays, dont il est entièrement traversé.
Le titre Les enfants de minuit ne prend son sens que plus tard dans l’histoire lorsque Saleem découvre qu’il peut entendre les voix des 581 enfants de minuit (ceux qu’il reste sur le 1001 nés à cette heure) et communiquer avec eux. On pourrait croire que ce sera l’élément central de l’histoire, mais non: un jour Saleem perd son don et son histoire continue. Le lien avec ces enfants de minuit ne se refait que plus tard.
Les enfants de minuit et son histoire ne sont qu’un prétexte pour raconter l’Inde. Le récit de Saleem n’est rien à côté de celui de son pays, auquel il est enchainé. Il faudrait que je connaisse l’Inde dans tous ses détails, de sa culture à son histoire, pour tout saisir du roman qui me semble une grande métaphore, une allégorie qui m’échappe en bien des endroits.
Si je dis que Les enfants de minuit est le roman de la tergiversation, c’est que le personnage, racontant son histoire, s’égare sans cesse, il fait littéralement du coq à l’âne acrobatique: ainsi découvrons-nous que c’est l’arrière-plan du récit, soit l’histoire de l’Inde, que l’on veut mettre à l’avant-plan.
Ce ne sera pas mon livre préféré. Je m’en suis fatiguée par moments et je me suis forcée à persévérer pour le terminer. Pourtant, je l’ai apprécié. L’écriture coule et le style est travaillé et diversifié. D’abord, il y a mise en abyme. Le personnage se présente comme l’auteur du récit. Il raconte son histoire et il est régulièrement interrompu par Padma, sa compagne, qui lui fait des commentaires et le pousse à se justifier. Il s’interrompt parfois de lui-même pour expliquer ses choix de narration, l’ordre de son récit, les erreurs de chronologie qu’il peut avoir faites…
“Relisant ce que j’ai écrit, j’ai découvert une erreur de chronologie. L’assassinat de Mahatma Gandhi a eu lieu, dans les pages qui précèdent, à une mauvaise date. Mais, maintenant, je suis incapable de dire quel aurait dû être le déroulement exact des faits; dans mon Inde, Gandhi continuera à mourir à la mauvaise date.” (p. 296)
Le style me donne aussi l’impression d’une Inde légèrement chaotique, à la culture très diversifiée et à l’évolution constante et rapide. Pourquoi? Parce que l’auteur enchaine souvent ses mots ou ses idées sans les détacher par des virgules, ce qui accroit le rythme, et comme l’histoire semble plus liée à l’Inde qu’au personnage, c’est sur ce pays que retombe l’effet.
Pour qui veut découvrir l’Inde, sa culture, son histoire, son environnement (le Cachemire, le Pakistan, la création du Bengladesh…), Les enfants de minuit est un roman intéressant. Pour qui le titre fait croire à une histoire à saveur fantastique, une déception les attend. Il y a certes des éléments de fantastique: le fait que Saleem puisse entendre des voix ou son odorat qui devient celui d’un chien pisteur… mais ce n’est pas pour autant un roman fantastique. C’est un roman à tendance historique et politique raconté sur le ton de la désinvolture.
En bref, ce n’est pas le roman du divertissement. Qui ne cherche que distraction sera déçu. Qui cherche au contraire à découvrir une œuvre littéraire touffue, emplie de bonne idées mais aussi de longueurs, pourra trouver son compte dans ce pamphlet métaphorique. Malheureusement, ce n’était pas ce que je recherchais.
Les enfants de minuit au cinéma
Je n’ai pas vu le film, mais j’ai découvert sa bande-annonce, que voici.
Les enfants de minuit en extraits
“Tai tapotait sa narine gauche. «Tu sais ce que c’est, jeunot? C’est l’endroit où le monde extérieur rencontre ton monde intérieur. S’ils ne s’entendent pas, c’est là que tu le sens. Alors, tu te frottes le nez pour faire partir la démangeaison. Un nez comme ça, petit imbécile, c’est un don inestimable. Je te le dis, fais-lui confiance. Quand il te prévient, ouvre l’œil, sinon tu es fini. Suis ton nez et tu iras loin.»” (p. 28-29)
“En vérité, Naseem Aziz était très inquiète; d’un côté, la mort d’Aziz serait une démonstration évidente de la supériorité de ses idées à elle sur le monde; mais, d’un autre côté, elle ne voulait pas être veuve pour une simple question de principe. Cependant, elle ne voyait pas comment se sortir de cette situation sans reculer et perdre la face, et ayant appris à se la dévoiler elle redoutait par-dessus tout de la perdre.” (p. 76)
“J’ai appris; la première leçon de ma vie: personne ne peut regarder le monde avec les yeux toujours ouverts.” (p. 223)
“Tous les jeux ont leur morale; le jeu des serpents et des échelles contient, comme aucune autre activité ne peut le faire, la vérité éternelle, car pour chaque échelle que vous escaladez, un serpent vous attend juste au coin; et pour chaque serpent, une échelle compensera. Mais il y a plus; ce n’est pas seulement la carotte et le bâton; car le jeu contient implicitement la dualité des choses, la dialectique du haut et du bas, du bien et du mal; à la solide rationalité des échelles correspondent les sinuosités occultes des serpents; dans l’opposition de l’escalier et du cobra, nous pouvons voir métaphoriquement toutes les oppositions concevables, l’Alpha contre l’Oméga, le père contre la mère […]” (p. 252)
“Ô opposition éternelle entre l’intérieur et l’extérieur! Parce qu’un être humain, à l’intérieur de lui-même, est tout sauf un ensemble, tout sauf quelque chose d’homogène; toute sorte de n’importe quoi saute en lui, et il est une personne pendant une minute, et une autre la minute suivante. Mais le corps, lui, est plus homogène que n’importe quoi. Indivisible, un ensemble une pièce, un temple sacré, si vous voulez. Il est important de préserver sa totalité.” (p. 418)
“Abracadabra: ce n’est pas du tout un mot indien, c’est une formule cabalistique dérivée du nom du Dieu suprême des gnostiques basilidiens, et qui contient le nombre 365, le nombre des jours de l’année, et des cieux, et des esprits émanant du Dieu Abraxas. Et je demande, pas pour la première fois: «Qui croit-il qu’il est?»” (p. 805)
RUSHDIE, Salman. Les enfants de minuit, Folio Gallimard, Paris, 2010, 816 p.