J’aime Romain Gary. En fait, je suis fascinée par sa grande maitrise de la narration. Il sait donner une voix à ses narrateurs et parvient à faire glisser le texte de l’un à l’autre sans qu’il y ait quelque coupure que ce soit. Les changements radicaux, on peut les constater d’un roman à un autre, car il peut aussi faire très différent. C’est sans doute la raison pour laquelle il est le seul auteur à s’être vu décerner deux prix Goncourt, et ce, sans qu’on le reconnaisse sous son pseudonyme Émile Ajar (car on ne peut gagner ce prix plus d’une fois).
Bref, j’aime l’auteur et le style. J’aurai pourtant un peu moins aimé Les mangeurs d’étoiles. Non que ce n’est pas bien. Seulement, l’auteur y met en scène un univers plutôt négatif, ce qui fait qu’on ne se sent pas aussi bien dans ce livre que dans un autre (pour moi les livres sont des lieux).
Gary ayant passé sa vie à voyager à travers le monde, ses romans peuvent aussi bien être campés dans sa France adoptive (Sa mère a tout fait pour en faire un Français. Voir La promesse de l’aube [non blogué, car lu avant la création du Petit blogue].) qu’en Afrique ou, cette fois, en Amérique centrale. Premier volet de La comédie américaine, Les mangeurs d’étoiles raconte la montée et le déclin de José Almayo, jeune Indien devenu dictateur. Et même sa montée nous semble un déclin, tellement les moyens qu’il emploie sont inspirés des pires bassesses. Ce qui donne son équilibre au roman, c’est la grande naïveté des personnages, qui nous permet de nous y attacher malgré tout. Gravitent autour du dictateur sa jeune fiancée américaine et tout un cortège de saltimbanques.
Le titre Les mangeurs d’étoiel fait référence au nom qu’on donne aux personnes qui, dans les pays d’Amérique centrale et dans les Andes, se nourrissent de substances hallucinogènes pour se maintenir en vie. On les appelle les mangeurs d’étoiles. Il fait aussi référence aux rêves naïfs d’un dictateur qui veut bien croire à la magie malgré le fait qu’il soit prêt à faire fusiller ses invités américains, sa fiancée ainsi que sa propre mère par pur calcul politique.
Les mangeurs d’étoiles en extraits
“Le capitaine Garcia sortit de derrière le comptoir et s’inclina légèrement. Il était résolu à faire preuve de bonnes manières et de courtoisie. Il avait après tout du sang espagnol dans les veines.
-Les citoyens américains d’abord, dit-il, désireux d’observer jusqu’au bout, malgré son esprit quelque peu embrumé par l’alcool, les relations traditionnelles de bon voisinage entre États américains.
Mais les gringos n’avaient vraiment aucun sens du cérémonial. Ils se mirent à gueuler de plus belle, comme des putois, et le capitaine Garcia, cette fois profondément outragé par un tel manquement aux usages en vigueur entre fusillés et fusilleurs et s’estimant par-dessus le marché volé de la solennité du moment à laquelle il avait droit, se sentit écœuré et indigné. Toutes ses bonnes manières espagnoles étaient gaspillées avec ces pourceaux. Il donna quelques ordres secs, et les soldats se mirent à pousser les “hôtes de marque” avec la crosse de leurs mitraillettes vers la sortie.” (p. 82)
“Le baron doutait depuis toujours de la théorie calomnieuse de Darwin qui fait descendre l’homme du singe; il suffisait de songer à certains aspects de l’Histoire et du monde moderne, aux armes nucléaires, aux chambres à gaz et à José Almayo pour constater immédiatement que c’était là une théorie ridicule et injurieuse, à la fois une insulte aux singes et aussi un espoir trompeur de plus que l’on donnait à l’humanité.” (p. 94)
“Un gangster qui a réussi semble toujours un homme exceptionnel; mais presque toujours, ce qui est exceptionnel, ce n’est pas l’homme, mais la réussite.” (p. 95)
GARY, Romain. Les mangeurs d’étoiles, Folio Gallimard, Paris, 1966, 439 p.