Comment est-ce, pour un entendant, d’être élevé par des parents sourds? C’est ce que raconte Véronique Poulain dans son récit Les mots qu’on ne me dit pas, un livre constitué de courts tableaux, qui se lit rapidement, souvent avec le sourire.
Véronique Poulain met en lumière la relation amour-haine qu’elle a longtemps entretenue avec ses parents. Sa honte d’être fille de parents handicapés; sa fierté de les voir avancer dans la vie malgré leur difficulté évidente. Les aller-retours qu’elle fait entre ses grands-parents (entendants) et la maison familiale où la communication se fait en langue des signes.
Lors d’une entrevue à la télévision, son père a affirmé qu’il aurait préféré avoir une enfant sourde, comme lui, ce que sa fille affirme comprendre parfaitement en raison de l’écart de culture, de besoins, de communication qu’il y a nécessairement entre sourds et entendants. Deux mondes, en quelque sorte.
Les mots qu’on ne me dit pas est un livre touchant où on sent l’amour que l’auteure porte à ses parents, même si ça n’a pas toujours été facile.
Voici quelques éléments d’information qui m’ont marquée plus particulièrement:
1) Les sourds sont bruyants, car ils ne s’entendent pas. On l’oublie, car on pense le plus souvent à leur monde de silence.
2) Les sourds ont une culture bien à eux. Je le savais pour avoir eu droit à une formation de neuf heures en langage signé québécois (LSQ) il y a quelques années. Après tout, chaque langue amène sa propre culture, car elle oriente la pensée, les conceptions. Élément de cette culture: ne pouvant épeler le nom d’une personne chaque fois qu’ils veulent la nommer, les sourds ont opté pour les surnoms. Un signe désignant un mot qui représente la personne. Pas de doute, c’est d’un bout à l’autre une langue très imagée.
3) Les sourds touchent beaucoup les gens pour communiquer, ne serait-ce que pour attirer vers eux le regard. Impossible d’écouter d’une oreille distraite…
4) Parce que les sourds communiquent avec leur corps (leurs mains, oui, mais leur corps tout entier en plus des expressions du visages), ils sont à l’aise avec lui et ont une sexualité très assumée (selon ce que l’auteure connait de ses parents). Et pour parler de sexe, il faut mimer les gestes. Il y a très peu de place pour la pudeur.
“La langue des signes est la langue la plus crue que je connaisse. Les sourds s’expriment de façon simple, directe. Brutale.
Beaucoup de signes sont beaux, poétiques, émouvants – comme les mots « amour », « symbole », « danse » –, mais dans le champ lexical de la sexualité, c’est une autres histoire. Le signe ne laisse place à aucune équivoque. Alors que les mots suggèrent, les gestes imposent.
Leur crudité heurte les entendants parce que ces gestes anodins pour les sourds sont les mêmes que nous faisons, nous, lorsque nous voulons être grossiers et nous cachons pour les faire. Question de culture.” (p. 79)
Puis vous comprenez que j’ai été fascinée par tout ce qui a trait au langage. La langue, la conception du monde. L’absence de syntaxe chez les sourds, le fait qu’on s’en tienne aux mots clés du discours. Intéressant aussi ce que l’avènement des textos a pu apporter comme possibilités de communication pour ces gens. Et les textos extraordinairement déconstruits que l’auteure reçoit de ses parents m’ont amusée. Parce qu’ils transposent directement de leur langue.
“Dans la langue de mes parents, il n’y a pas de métaphores, pas d’articles, pas de conjugaisons, peu d’adverbes, pas de proverbes, maximes, dictons. Pas de jeux de mots. Pas d’implicite. Pas de sous-entendus. Déjà qu’ils n’entendent pas, comment voulez-vous qu’ils sous-entendent?” (p. 113)
Mais n’auraient-ils pas pu apprendre à lire et à écrire le français (avec ses règles syntaxiques et grammaticales) malgré leur handicap? Je n’ai pas fait de recherche pour l’apprendre, mais je suis curieuse.
MISE À JOUR (4 aout 2017): Après avoir communiqué avec Carol Padden, que j’ai questionnée sur cette histoire de métaphore, je remets en doute l’affirmation de Véronique Poulain dans la citation précédente. Je n’ai pas de réponse absolue, mais je crois qu’il vaut mieux demeurer prudent avec des affirmations aussi drastiques sur les langues de signes, qui demeurent des langues à part entière. Madame Padden m’a fait part qu’une méprise veut venir entre autres du fait que certains parents sourds tendent à simplifier leurs signes lorsqu’ils s’adressent à leurs enfants entendants, ne réalisant pas que la surdité n’est pas un préalable pour bien comprendre cette langue.
Les mots qu’on ne me dit pas en extraits
“Même si je comprends parfaitement la langue des signes, cela me demandera toujours plus de concentration que d’écouter la radio.” (p. 61)
“Aujourd’hui, mamy est morte.
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, aussi. J’ai onze ans.
Rentrant de l’école, dernière ligne droite avant d’arriver à la maison, je vois tout là-bas, au bout de la rue, que mon père est à la fenêtre. Il me fait de grands gestes:
« Mamy, morte. Mamy, morte. »
Je fonds en larmes.
Il faudrait interdire aux sourds d’annoncer les mauvaises nouvelles par la fenêtre. On a le coeur en miettes encore plus longtemps.” (p. 64)
“Idée reçue. La plupart des sourds n’ont pas d’aptitude particulière à lire sur les lèvres. Mais, à ce jeu qu’ils sont obligés de pratiquer depuis toujours, ils sont meilleurs que nous.
Avec, souvent, de gros ratés.
Vacances en Tunisie. Je suis au restaurant avec mes parents. Un homme circule entre les tables et propose des randonnées à dos de chameau.
« Chameau? Chameau? »
« Ici, musulmans. Pourquoi jambon? »
Non, papa, pas « jambon » mais « chameau ».
« Jambon ». « chapeau », « chameau », c’est les mêmes mouvements de lèvres.
« Escalope » et « interprète », pareil.
« Bougie » et « toupie », aussi.
Sacré bordel.” (p. 114)
POULAIN, Véronique. Les mots qu’on ne me dit pas, Stock, 2014, 139 p.