Voici un billet que j’ai écrit l’an dernier, à peu près à ce même temps de l’année. Comme je viens de me relancer dans la lecture de Malentendus, le roman dont il traite, il me semble qu’il est temps pour moi de publier ce billet.
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Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant été charmée par un livre. Depuis la dernière année, je lis des trucs pour la maitrise, sinon des livres en lien avec les films choisis pour mon cinéclub, ça ne laisse pas beaucoup de temps pour le reste (comme tout le monde, je dors). Puis, je n’aime pas m’éparpiller le cerveau: j’aime me consacrer pleinement à une chose à la fois, quand c’est possible. Maitrise, donc.
Ces derniers temps, je fais un survol de ce qui s’est fait en littérature au sujet des sourds. Pas si simple. Je dirai plus: pas si charmée par le peu que je trouve. Pourtant, le sujet est intéressant.
Puis, j’ai découvert Malentendus de Bertrand Leclair et j’ai été conquise, autant par l’écriture que par la façon dont il traite du thème.
J’ai noté plein de choses et de numéros de pages, alors je ne sais pas trop comment aborder ce billet de blogue. Allons-y assez spontanément.
Malentendus raconte l’histoire de Julien Laporte, sourd de naissance, dont le père, admirateur invétéré d’Alexander Graham Bell (qui a milité contre la langue des signes en faveur de l’oralisme, et avait peur qu’on crée une race sourde, sinon), choisit de structurer la vie de son fils de façon à ce que celui-ci ne soit jamais initié à la langue des signes: il parlera, il lira sur les lèvres. Bref, ce sera un oraliste. C’est le déni du père devant le handicap de son fils; c’est le fils qui, un jour, quitte tout pour enfin appartenir à la culture sourde. Mais c’est aussi l’histoire de l’écrivain qui peine dans son travail d’écriture, qui cherche comment raconter la vie de Julien. C’est l’histoire de l’auteur-père d’une fille sourde. C’est l’histoire des sourds au XXe siècle.
Ce roman, car c’est ainsi qu’il est classé chez Actes Sud, me semble pourtant inclassable. Malentendus a quelque chose du récit, de l’essai, de l’autofiction, du témoignage et, oui, du roman.
“Voilà qu’à l’orée de cette nouvelle histoire la question me taraude, me retient d’y plonger, d’imaginer, plus avant. Au point de renoncer? Assurément non: rien ne pourrait m’empêcher de raconter l’histoire familiale de Julien Laporte, puisque j’ai décidé de l’appeler ainsi, Julien, après que son modèle m’a formellement interdit de le nommer ou de le rendre identifiable. Non. Pas davantage que cette sentence injuste qui m’entraîne au détour de la fiction, l’interrogation dont je parle ne saurait enrayer ma volonté d’en déployer les enjeux; la vie de Julien Laporte exige d’être racontée, parce qu’elle est symptomatique, non seulement de l’histoire terrible des sourds au XXe siècle, le pire de tous, mais plus encore de la folie ordinaire des hommes, de leur capacité à désintégrer l’humain, à maudire le vif du vivant, serait-ce avec les meilleures intentions du monde, serait-ce au nom de l’amour des autres ou, en l’occurrence, de l’amour d’un fils. Entendants ou sourds, sourds ou entendants, depuis le temps que les pères décrètent la guerre au prétexte de protéger l’avenir de leurs enfants sacro-saints, depuis le temps que ces derniers en deviennent aussitôt les victimes expiatoires, filles et garçons jetés pêle-mêle sous les bombes du pavé de l’enfer!
Cette question que d’aucuns seront tentés de renvoyer à l’obscure préhistoire de mon récit, cette question prend cependant la dimension d’un spectre qui hante mes brouillons, les couvre de grisaille de n’être pas résolue. C’est qu’elle excède tous les protagonistes du drame dès ses prémisses. Qu’elle m’excède à mon tour, à dire vrai, alors même qu’elle conditionne les choix qu’il me faut faire en amont de mon geste, quand je pressens qu’elle nous concerne tous, dans nos rapports aux autres ou plus exactement dans notre rapport à l’autre, celui qui se révèle identique et cependant différent, irréductiblement, nul n’en saura jamais rien qui ne l’est pas, de ce que c’est que d’être sourd.” (p. 16-17, je souligne)
J’ai souligné certains éléments qui me rappellent les catégories énoncées plus haut pour montrer le mélange des genres qui, dès les premières pages, s’installe. On ne sait pas dans quelle mesure l’histoire qui nous sera racontée sera réelle ou fictive, on ne peut savoir à quel point l’auteur, qui s’identifie en tant que narrateur, révèle ou non des faits réels de sa vie ou de l’élaboration de son travail d’écriture. Je ne sais plus qui a dit qu’on donne d’emblée crédit au narrateur d’un texte (ou d’un film), et c’est ici ce qu’on veut faire, mais un doute persiste.
Bertrand Leclair est père d’une fille sourde, d’où son intérêt pour le sujet. Il a d’ailleurs écrit une pièce de théâtre bilingue français-langue des signes, Héritages (mise en scène par Emmanuelle Laborit: https://interpretelsf.wordpress.com/2011/02/15/heritages/), et une fiction radiophonique racontant le congrès de Milan (celui qui a banni des écoles la langue des signes pendant tout un siècle), Journées noires pour les sourds. Selon ce que révèle Malentendus, c’est le désir de sa fille, oraliste, de prendre une option en langue des signes qui a poussé l’auteur à travailler auprès de sourds qui signent (d’où la pièce de théâtre) et qu’il a ainsi découvert l’histoire de celui qu’il choisit d’appeler Julien Laporte et dont il est question dans Malentendus. Sauf que Malentendus, c’est plus que cette histoire, je l’ai dit. C’est le récit de l’écrivain qui peine à raconter cette histoire, dont une première ébauche réussie a été égarée et perdue à jamais, peut-être. C’est le récit de l’histoire des sourds, qui partout vient se greffer: au récit de l’auteur, à l’histoire de Julien. Mais c’est aussi une tentative de transmission, un témoignage de l’indescriptible souffrance des autres, les sourds du XXe siècle, qu’on a enfermés dans le mutisme à force de vouloir trop les faire parler.
“Me voilà rendu à mon point de départ, peut-être. Sinon qu’une réponse s’est imposée, en chemin: non, Yves Laporte n’a pas vécu l’annonce de la surdité de son fils comme je l’avais d’abord imaginé. Sans doute même a-t-il opposé le déni le plus ferme à l’apparition de l’évidence, si confiant dans la solidité de la réalité qu’il arpentait, le fruit de ses nombreux combats. Et peut-être est-ce précisément là que se situe le nœud de l’histoire que je veux raconter: dans cette incapacité à admettre ou même éprouver sa fragilité d’être humain précaire, dans sa propension à s’aveugler face au surgissement d’une réalité différente de celle qu’il avait imaginée, à laquelle il tenait tant qu’il n’a jamais voulu en démordre, prétendant plier les faits à sa volonté plutôt que de renoncer à sa représentation de lui-même et du monde. Un monde sourd à l’intelligence du cœur: un monde absurde.” (p. 42-43)
L’auteur-narrateur, donc, construit l’histoire de Malentendus au fil de l’écriture, met en lumière ses tâtonnements, la réflexion de son imagination. Comment aborder cette histoire? Que raconter? Comment? Que pourraient avoir ressenti les parents de Julien? Pourquoi le père a-t-il été si intransigeant? L’éditeur présente ce livre comme prenant “à contre-pied les conventions du roman familial, ou roman intimiste.” Sans doute, mais ce qui m’accroche, ici, c’est la façon dont l’auteur a choisi d’aborder la surdité dans le cadre du roman, c’est le jeu vrai-vraisemblable, réalité-fiction. C’est l’histoire des sourds qui, se plaçant plus près de l’essai, nourrit le roman, fournissant comme un tremplin pour faire rebondir l’histoire de Julien. Les faits apportés par l’auteur sont vrais, documentés et efficacement résumés. Ils s’imbriquent dans l’histoire pour lui appartenir, que l’idée soit fiction ou réalité n’y change rien.
“Parce qu’il était inventeur, Yves Laporte, dévoré comme tant d’autres de son siècle par le démon de la trouvaille de génie, des brevets, des concours Lépine… Et c’est bien le drame, quand sa fascination pour Alexander Graham Bell s’enracine dans cette passion commune, dans l’admiration qu’il éprouvait pour celui qui, à ses yeux, est toujours resté d’abord et avant tout le génial inventeur du téléphone avant d’être le héros que l’on verra du combat contre la surdité, faudrait-il en finir avec les sourds eux-mêmes pour y parvenir. La vie de Julien n’aurait sans doute pas été la même, sinon. Mystère des causes et des effets… Vous inventeriez une donnée pareille dans un roman qui ne s’inspirerait ni de loin ni de près d’événements survenus dans la vie réelle, le lecteur protesterait, l’auteur se moque du monde, j’arrête là! […]” (p. 63-64, je souligne)
L’écriture est magnifique. Le livre, foisonnant, n’a rien de linéaire, sort des conventions du roman qu’on connait. C’est une belle trouvaille, que je recommande. J’aurai beau décrire Malentendus en long et en large, rien ne vaut l’expérience.
Malentendus en extraits
“Et comment ne pas imaginer que Monique, l’amie entendante qui les accompagne et jacasse avec eux, leur explique dans la langue des signes dont elle maîtrise parfaitement la syntaxe la stupeur manifeste qu’elle éprouve, la stupeur où nous mènent toujours ces matinées de lumière bleue et froide qui aiguisent jusqu’à l’espace sonore, et cela peut même inquiéter, ce recul des frontières ordinaires de la perception, ce sentiment de renaître à un monde neuf, fragile et fulgurant, dans cette lumière de peintre pointilliste qui semble abolir les distances au point de rendre sensibles jusqu’aux battements d’ailes invisibles du passé, jusqu’à la présence souterraine des morts, peut-être.” (p. 148)
“La haine rétrospective qu’il a traînée des années durant, à Paris, et même une fois marié, après avoir déménagé près de Poitiers pour y enseigner la langue des signes, après avoir définitivement coupé les ponts, cessé de répondre aux lettres familiales, cessé d’aller chercher ces lettres qui chaque fois ravivaient son sentiment inextinguible, qui réveillaient aussitôt la haine, la haine du père, déjà qu’elle lui revenait si souvent par bouffées, sans prévenir, à suspendre son geste vers la cafetière, le chauffe-biberon, à suffoquer… Il le sait, qu’en français la haine est sourde.” (p. 159)
“[…] le bal était un endroit pour elle, absolument; un endroit où la musique est si forte que ses vibrations vous traversent, vous donnent le rythme et bien assez pour suivre le mouvement de la danse une fois qu’elle a eu enlevé ses appareils inaptes à tant de puissance sonore. Les garçons lui offraient un verre. Dans la musique assourdissante, ils étaient aussi sourds qu’elle, et même bien plus démunis, qui hurlaient sans être sûrs d’être compris mais les lèvres parfaitement lisibles, tandis qu’ils ne risquaient pas de noter la bizarrerie de sa voix, tant qu’elle ne parlait pas entre les morceaux. Elle parlait peu de toute façon.” (p. 204)
LECLAIR, Bertrand. Malentendus, Actes Sud, Arles, 2013, 272 p.