Imaginez une petite fille à qui l’on enseigne le détachement matériel en la forçant à donner toutes ses poupées et tous ses jouets aux enfants du quartier. Imaginez cette petite fille qui, à cinq ans, doive à nouveau tout donner, cette fois afin de quitter le pays avec sa mère pour retrouver son père. Quand Maryam Madjid nait en 1980, la révolution iranienne a à peine plus d’un an. Les parents de Maryam sont des communistes activistes qui luttent secrètement contre le nouveau régime. Ils se servent de leur bébé pour passer de l’information. Qui soupçonnerait que les comptes rendus de réunion du parti d’opposition circulent parmi les couches d’une enfant d’un an? On ne fouille pas un bébé. Le sens du titre, Marx et la poupée, se révèle ainsi dès le départ tout en demeurant ouvert. Un titre magnifiquement choisi, à mon avis.
Sur le même thème (exil et révolution iranienne), mais dans un traitement du sujet différent par ses aspects abordés et le médium employé (bande dessinée contre roman), Persepolis de Marjane Satrapi m’avait beaucoup touchée il y a quelques années. Le livre de Maryam Madjidi, s’il me rappelle cette lecture précédente, s’en distingue pourtant sur plusieurs plans. Roman autobiographique en tableaux, Marx et la poupée explore le thème de l’exil vécu à un âge et dans un contexte différents. Il ne suit pas un fil continu ni n’emploie une forme littéraire unique. Et ce dernier point est à mon avis ce qui mérite qu’on s’y attarde.
Marx et la poupée est construit selon la structure des souvenirs qui se bousculent et des émotions qui cherchent un chemin pour s’exprimer. Pour cette raison, une narration linéaire et uniforme ne lui aurait pas convenu et l’autrice a vu juste en laissant parler diverses formes et instances narratives. Le JE cède souvent la place à la troisième personne pour raconter les émotions par le prisme métaphorique d’une histoire. Se mélange ainsi à la vérité des faits celle de l’allégorie, souvent mieux placée pour faire ressentir les émotions. (C’est d’ailleurs un sujet qu’aborde Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie, récit de son expérience en camp de concentration.)
Il y a en effet une foule d’historiettes dans ce roman construits sur une forme de cumul de récits. Ces courtes histoires, basées sur la métaphore, tissent un fil entre les faits et l’émotion, dessinent celle-ci. Ces dessins rappellent le rêve ou le conte, mais surtout, parviennent à faire comprendre et ressentir plus que n’importe quels mots francs.
Mais la métaphore n’est pas la seule à créer cet effet. Y contribue aussi le fait que ces histoires adoptent le point de vue d’une narration à la troisième personne, qui suggère un détachement avec le JE autobiographique. De la même manière, le recours à l’interpellation en d’autres passages nous fait adroitement quitter la routine narrative tout en étant moteur d’émotion.
Je t’écris.
Je n’écris pas à « tu », à « toi », non, je devrais plutôt dire « j’écris toi ».
Je barbouille ton visage de mes rêveries, je le mêle à mes mensonges, à tout ce qui me console, je plonge mes mains dans des pots de peinture à la recherche de tes yeux.
Je te trempe dans des liquides faits de fantasmes et d’angoisses et je te ressors de là, nettoyée, sublimée, transformée. Je voudrais te tirer à l’infini pour que tu ne meures jamais.
Je t’étends sur ma table de travail. Je te dissèque. J’ouvre tes bras, tes jambes, je soulève tes seins, je farfouille dans ton ventre pour y trouver le secret de ma naissance. (p. 22-23)
Marx et la poupée est un livre beau au style étoffé, sensible et adroitement maitrisé. Dans la prose se cache une poésie et une audace qui en font un roman remarquable pour sa plume. Y sont cités en quelques occasions des poèmes issus de la littérature iranienne qui, loin de casser le rythme de la prose ou du récit, complètent le texte de cette autrice hybride sur le plan culturel. Maryam Madjidi raconte à la fois l’Iran et la France d’une exilée iranienne. Elle raconte le combat des langues en elle. Le désir de parler français comme une Française et la douleur du persan qu’on souhaite en même temps oublier et ne pas perdre. La langue se fait ainsi à la fois matériau littéraire, humain et culturel.
Je le répète, Marx et la poupée est un très beau livre.
Marx et la poupée en extraits
« J’apprendrai plus tard qu’il s’agit des « Fatmeh Commando »: la milice des bonnes mœurs. Les Fatmeh Commando sont des femmes qui s’attaquent à toute femme mal voilée ou habillée de façon provocante. De « manière provocante » veut dire dans l’intention de violer l’esprit pur et chaste de l’homme qui s’efforce de ne pas être tenté par ces créatures diaboliques mais qui a l’esprit tellement bien placé dans le cul et le sexe des femmes que le moindre poil féminin le fait sortir du droit chemin. » (p. 75)
« […] ne détruis pas ce que tu tiens à peine dans la main. » (p. 171)
MADJIDI, Maryam. Marx et la poupée, Héliotrope, 2018, 216 p.