C’est en écoutant une très intéressante conférence TED (voir la dernière partie de cet article) que j’ai découvert l’existence de l’ouvrage Metaphors We Live By. Coécrit par le linguiste George Lakoff et le philosophe Mark Johnson, cet ouvrage, paru pour la première fois en 1980, veut faire la preuve d’une corrélation directe entre la façon dont on perçoit la réalité et les métaphores langagières qu’on utilise pour la décrire. Le sujet est fascinant et de nombreux exemples permettent de montrer comment les mots peuvent former à la fois des lunettes et des œillères.
Et si nous considérions le monde en partie à travers le filtre des métaphores qu’on emploie pour le décrire? Voici l’hypothèse défendue par les auteurs de Metaphors We Live By. Pour soutenir leur argumentaire, ils ont recours à plusieurs exemples (parfois trop). L’un des plus convaincants est brièvement abordé dans la vidéo incluse plus bas. Il est convaincant, car il fait référence à notre façon de vivre une argumentation (having an argument, difficile à traduire de façon exacte) et que tous nous avons souvenir d’une quelconque discussion conflictuelle. Se basant sur les expressions qu’on retrouve en langue anglaise (et je vous dirais qu’il en va de même pour le français), les auteurs démontrent que nos argumentations reposent sur la métaphore ARGUMENT IS WAR. Argumenter revient donc à faire la guerre avec les mots.
Your claims are indefensible.
He attacked every weak point in my argument.
His criticisms were right on target
I demolished his argument.
I’ve never won an argument with him.
You disagree? Okay, shoot!
If you use that strategy, he’ll wipe you out.
He shot down all my arguments. (p. 4)
Ce que les auteurs nous apprennent du même coup, c’est que cette métaphore guerrière a un impact important sur notre façon d’interagir lorsque notre point de vue diverge de celui de notre interlocuteur. Si nous remplacions ARGUMENT IS WAR par ARGUMENT IS A DANSE, il est possible que nous chercherions plus pacifiquement à harmoniser nos points de vue. Ainsi, la métaphore de la guerre nous empêche-t-elle de voir d’autres possibilités, car elle masque l’aspect collaboratif de l’argumentation.
Métaphores et questions de point de vue
Après avoir longuement établi et exemplifié différents types de métaphores, les auteurs nous font la surprise d’aller beaucoup plus loin. Ce que je croyais être le sujet profond du livre (ces métaphores qui structurent notre pensée) n’était en réalité que le fondement d’une théorie plus complexe sur le point de vue. Lakoff et Johnson s’attardent aux concepts de vérité, de sens et de compréhension afin de déboulonner ce qu’ils appellent les mythes de l’objectivité et de la subjectivité. Et c’est tout aussi passionnant. Je vous épargne le long chemin théorique qu’ils empruntent afin de vous entrainer directement vers leurs conclusions.
Objectivité
Celle-ci vient d’un besoin de l’humain de connaitre son environnement afin de bien fonctionner à l’intérieur de celui-ci. Elle repose sur la croyance que toute vérité est absolue et extérieure à l’influence humaine. Les linguistes qui se rattachaient (ou se rattachent encore) à la théorie objectiviste concevaient le langage comme une structure formelle qui, en alignant les mots à l’intérieur d’une phrase, permettait d’obtenir du sens. Ce sens était vu comme unique et indépendant du contexte. Le sens implicite et les métaphores, ne pouvant trouver une vraie place dans le prisme de la théorie objectiviste, étaient considérés comme de faux concepts. De la même façon, les sciences modernes, en cherchant à obtenir des réponses claires et définitives, tendent à trancher de façon aussi catégorique au nom de l’objectivité. Selon les auteurs, bien que l’objectivité soit essentielle à une certaine compréhension du monde extérieur, dire que cette objectivité est absolue et sans faille limite la pensée.
Subjectivité
Tout aussi essentielle, celle-ci est considérée dans tous les manuels scolaires comme le pendant contraire de l’objectivité. Plutôt que de référer au monde extérieur à l’humain, elle fait référence à son point de vue personnel. Elle fait état de ses émotions, de son vécu, de ses opinions et de sa façon de voir le monde. Selon une théorie subjectiviste, le sens est toujours obtenu à travers la compréhension d’un humain.
Existentialisme
En réponse à ces deux mythes, Lakoff et Johnson proposent d’envisager une théorie existentialiste du point de vue. Ils ne renient pas l’objectivisme et le subjectivisme. Ils nuancent plutôt en disant que les deux sont utiles, mais limités. Là où l’objectivisme a ses failles, à leur avis, c’est qu’il repose sur l’idée qu’il existe une vérité absolue et que la connaissance de celle-ci est nécessaire à notre bon fonctionnement dans le monde. Ils s’opposent à cette idée, souhaitant plus de nuance dans la façon d’aborder l’objectivité, car la vérité est toujours tributaire de la compréhension humaine qui est elle-même basée sur le système conceptuel qu’a une (ou diverses) personne. Ce système conceptuel repose sur l’expérience, la langue, la culture, les métaphores qui structurent la pensée, les caractéristiques personnelles, etc. La compréhension humaine n’est ainsi pas universelle. L’existentialisme propose de considérer le point de vue en tenant compte de ces nuances. « Being objective is always relative to a conceptual system and a set of cultural values. » (p. 227)
Ce que les auteurs réfutent du subjectivisme, c’est l’idée selon laquelle la subjectivité est sans contraintes et qu’elle permet ainsi une créativité sans limites. Considérant la démonstration qu’ils ont faite de la façon dont les métaphores structurent et influencent notre pensée (repensons à l’exemple ARGUMENT IS WAR), il devient difficile de croire que la subjectivité ne soit pas contrainte dans une sorte de cadre de pensée ou de contexte culturel. Selon le mythe existentialiste, l’objectivisme et le subjectivisme ne sont pas des opposés, mais plutôt des points de repère qui offrent une perspective sur les points de vue.
Si la science s’appuyait sur le mythe existentialiste, ses résultats seraient considérés avec plus de prudence et elle offrirait un meilleur éclairage:
According to the experientialist myth, scientific knowledge is still possible. But giving up the claim to absolute truth could make scientific practice more responsible, since there could be a general awareness that a scientific theory may hide as much as it highlights. (p. 226)
En effet, tout système conceptuel, s’il met en lumière des aspects intéressants, peut cacher d’autres éléments de valeur (si on voit une argumentation comme une guerre, on oublie qu’elle peut être une danse). La science, basée sur un raisonnement humain, ne fait pas exception.
Enfin, l’objectivité totale n’existe pas puisqu’elle transite par la compréhension humaine, pas plus que la subjectivité totale n’existe parce que la compréhension humaine repose sur des systèmes conceptuels qui modulent la pensée.
Afterword, 2003
La première édition de Metaphors We Live By est parue en 1980. Deux décennies plus tard, après de nombreuses autres recherches sur le sujet, les deux auteurs reviennent sur ce livre dans lequel les premiers résultats de leurs recherches avaient été présentés. La nouvelle édition contient donc une postface d’une quarantaine de pages dans laquelle ils présentent un bilan des recherches qui ont été faites depuis (par eux ou par d’autres), reviennent sur une erreur qu’ils ont commise et discutent de l’impact considérable qu’a eu l’ouvrage dans de nombreux champs de recherche, malgré le fait qu’il soit demeuré controversé.
Un passage intéressant de cette postface vient expliquer pourquoi les métaphores sont aussi instinctives et omniprésentes dans le langage. Pour cela, Lakoff et Johnson recourent à la théorique neurologique de la métaphore. Ils expliquent que les expériences que nous vivons sont cartographiées dans le cerveau par les neurones et qu’une métaphore peut naitre lorsque deux expériences différences sont vécues en même temps et donc cartographiées par le cerveau en même temps. Il en résulterait alors une association qui mènerait à la métaphore. Ils prennent l’exemple de l' »affection est chaleur » (Affection Is Warmth). Le jeune enfant qui est dans les bras de ses parents reçoit en même temps de l’affection (émotion) et de la chaleur (physique), d’où le développement, avant même la mise en mots, d’une association entre affection et chaleur. Il en résulte diverses métaphores dans le langage, telles que « Cette personne est froide » pour parler de quelqu’un de peu avenant, ou encore « Cette personne est chaleureuse » pour parler au contraire d’une personne accueillante et joviale.
For example, the metaphor Affection Is Warmth (as in, « He’s a warm person. » or « She’s a block of ice. ») arises from the common experience of a child being held affectionately by a parent; here, affection occurs together with warmth. In Johnson’s terms, they are conflated. There is neural activation occuring simultaneously in two separate parts of the brain: those devoted to emotions and those devoted to temperature. As the saying goes in neuroscience, « Neurons that fire together wire together. » Appropriate neural connections between the brain regions are recruited. These connections physically constitute the Affection Is Warmth metaphor. (p. 256)
Comme on peut le constater, ce champ de recherche ouvre la porte à de nombreuses hypothèses et il n’a pas fini de stimuler la recherche dans différents domaines: psychologie, loi, mathématiques, linguistique, neurosciences, etc.
Metaphors We Live By en français
Il existe une traduction française. Celle-ci est parue aux Éditions de Minuit en 1986. J’ai choisi de lire le livre en langue originale pour deux raisons. La première est qu’il traite de faits de langue et que ceux-ci ont été étudiés à même la langue anglaise. J’avais donc peur de perdre une partie de la justesse du contenu en lisant une traduction. La deuxième, beaucoup moins noble, est que le livre français est plus cher (et plus rare aussi). Il valait donc doublement la peine de le lire en anglais.
Metaphors We Live By, en inspiration pour une conférence TED
En novembre 2015, Mandy Len Catron a présenté cette conférence dans le cadre d’un évènement indépendant, organisé en parallèle des conférences TED habituelles.
LAKOFF, George et Mark JOHNSON. Metaphors We Live By, University of Chicago Press, 1980 (2003), 276 p.