Le récit de Quelqu’un d’autre débute sur un court de tennis. Deux inconnus, la quarantaine, s’affrontent dans un dialogue silencieux. Grisés par la superbe partie qu’ils viennent de jouer, ils décident d’aller prendre un verre et discutent jusqu’à plus soif. Ils décrivent à l’autre cet autre qu’ils auraient souhaité avoir le courage de devenir. Saouls, ils prennent un pari: dans trois ans, même endroit, même date, même heure, celui qui sera parvenu à devenir cet autre idéal pourra demander n’importe quoi au perdant. C’est là que l’histoire commence vraiment, les chapitres alternant de l’un à l’autre des deux hommes.
Je n’étais pas certaine d’accrocher quand j’ai commencé le livre. Tonino Benacquista a un style que je qualifierais de lisse, en première apparence, et au départ il tend à me glisser dessus comme l’eau sur le dos d’un canard. C’est pourtant un très bon livre, et très bien écrit. Le style est là, il est simplement discret. Puis, comme l’auteur l’a admis d’emblée à travers le narrateur de Saga, que j’ai lu cet été, il n’hésite pas à recourir à l’ellipse pour faire avancer l’histoire sans avoir à tout expliquer dans les moindres détails.
Quand j’ai lu les pages 357-358 de Saga, je n’ai pu m’empêcher de rire aux éclats. Il y est question de l’histoire de Rocambole que Ponson, l’auteur, fâché contre le directeur de son journal, tue. Il envoie son personnage deux cents mètres au fond des eaux, enfermé dans une cage en métal. Impossible de trouver une solution vraisemblable pour sortir Rocambole de cette impasse. Les auteurs que le directeur engagent à cet effet abdiquent. C’en était fini pour Rocambole. Plus tard, Ponson aurait finalement accepté de reprendre son histoire et aurait solutionné le problème ainsi: “Se sortant de ce mauvais pas, Rocambole remonte à la surface.” C’est ce qu’on appelle une ellipse! Or, au moment où on lit cette anecdote, le narrateur de Saga se trouve dans un sérieux pétrin. Il a été kidnappé puis enfermé et ne voit pas comment il pourra s’en sortir. À la scène suivante Benacquista reprend ainsi: “Deux minutes plus tard, je cours comme un dératé jusqu’à la Bastille.” Avec l’anecdote de Rocambole, qui nous est racontée seulement quelques lignes plus haut, l’auteur se joue de nous, nous prévenant qu’il utilisera le même procédé.
Tout cela pour dire que je n’ai pas pu ignorer les ellipses qu’a utilisées Benacquista dans Quelqu’un d’autre. Même si parfois j’aurais été curieuse de connaître quelques détails supplémentaires, il n’en demeure pas moins que le procédé est efficace et sert bien l’histoire. Celle-ci est amusante et les personnages bien développés. On veut savoir ce qui va leur arriver. C’est une bonne lecture et on y retrouve quelques très bonnes phrases.
Quelqu’un d’autre en extraits
“Si encore il avait été laid, littéralement laid, mais la vraie laideur est aussi rare que la beauté, et Blin n’entrait plus dans cette catégorie. Il se serait peut-être plu, laid. Son drame était d’avoir une tête exceptionnellement banale, à la limite inférieure de l’insignifiant. Un faciès inutile, c’était le terme qu’il employait.” (p. 33)
“Le mensonge aller désormais jouer un rôle capital dans la vie de Blin. Pour lui, un mensonge qui faisait ses preuves assez longtemps devenait réalité. Les idées reçues, les réputations usurpées, les compromis historiques étaient des mensonges qui avaient résisté au temps; plus personne aujourd’hui ne songeait à les remettre en question.” (p. 84)
“[…] les arrogants seront serviles un jour. En d’autres termes, plus on marche sur la tête des faibles, plus on est enclin à lécher les bottes des forts.” (p. 103)
“Chercher l’imprévisible en chacun, c’était nier l’irrationnel de tous, leur poésie, leur absurdité, leur libre arbitre.” (p. 291)
BENACQUISTA, Tonino. Quelqu’un d’autre, Folio Gallimard, 2003, 384 p.