Une biographie de 1050 pages. Un travail magistral. Une documentation à toute épreuve. Combien d’années aura-t-il fallu à Myriam Anissimov pour écrire ce livre? De très nombreuses, certainement. Par moment, j’ai eu l’impression d’avoir entre les mains un document historique: tout est rigoureusement documenté, explicité. J’en ai appris autant sur Romain Gary que sur le contexte sociohistorique dans lequel il a vécu. Souvent, les biographies sont romancées, et on peut alors remettre en cause leur véracité. Pas ici. Dans Romain Gary, le caméléon, on ne s’emmêle pas les pinceaux. On s’en tient à la documentation et aux témoignages reçus.
Ayons confiance. Myriam Anissimov n’aura pas inséré dans son livre de fausses références, comme Gary se plaisait parfois à le faire sans qu’aucun critique ne s’en aperçoive…
“Le réalisme, pour l’auteur de la fiction, cela consiste à ne pas se faire prendre”, disait-il. (cité p. 264)
Le titre Romain Gary, le caméléon est bien choisi puisqu’on découvre dans ce livre l’immense talent de l’écrivain pour masquer, déguiser ou réinventer la réalité. Il cache ses origines juives en mentant sur sa nationalité, changeant sa ville de naissance d’un document à l’autre tout comme le nom de son père. Il invente une vie d’actrice à sa mère, s’invente un nouveau père dans l’acteur russe Ivan Mosjoukine. Il écrit en mélangeant réalité et fiction, confondant le lecteur, comme dans Les enchanteurs. Il invente de toute pièce une bibliographie pour un de ses livres pour faire croire que celui-ci repose sur des sources fiables alors que même les noms des auteurs cités sont fictifs. Il écrit sous différents pseudonymes (Romain Gary étant le premier) jusqu’à en arriver à l’affaire Émile Ajar qui lui permettra d’être le seul auteur à remporter deux fois le prix Goncourt.
En créant Ajar, Gary concrétise une théorie qu’il avait exposée dans Pour Sganarelle: le roman total. Le roman total est un roman dont à la fois les personnages et l’auteur sont fictifs, créés de toute pièce. Cette grande réussite le mènera malheureusement à sa perte. Coincé, ayant perdu le contrôle d’Ajar, incarné par son petit cousin Paul Pavlowitch, Gary, mélancolique et angoissé de nature, devient de plus en plus anxieux. Il finira par se suicider, laissant derrière lui un fils de 17 ans qu’il a préalablement émancipé, en prévision du pire.
Tout au long de sa carrière d’écrivain, Gary est régulièrement éreinté par les critiques qui lui reprochent à ses débuts de massacrer le français (sa tête de juif russe à une époque où le racisme n’est pas encore éteint y est pour quelque chose) puis plus tard d’être trop classique (à l’époque où le Nouveau Roman s’impose). Émile Ajar lui permet donc de confondre les critiques. Ceux qui lui reprochaient de ne pas savoir écrire le français l’encensent soudainement à travers l’œuvre d’Ajar, par le biais duquel il renoue avec son habitude de jouer librement avec les mots et la syntaxe.
J’apprends donc que ce que mon oreille québécoise considérait comme de l’argot français – il faut lire La vie devant soi – est en fait basé sur la capacité de Gary à intégrer au français des structures de russe, de polonais ou de yiddish. Romain Gary, par son passé d’immigré puis son travail dans différentes ambassades a appris à maitriser différentes langues que, doué, il peut parler couramment.
Beaucoup mieux accueilli par le public anglophone, Gary choisit d’écrire certains livres directement en anglais. Pour leur parution française, il embauche un traducteur qui accepte de travailler de façon anonyme puis, le texte traduit entre les mains, il le réécrit complètement pour en adapter le style à la langue française. Gary travaille constamment. Une des raisons pour lesquelles il est si prolifique est cet acharnement au travail, sans cesse motivé par la peur de crever de faim. C’est qu’il a connu la faim pendant ses années d’études en droit. Puis, dans ses dernières années, il devait faire vivre, en plus de lui-même et de son fils, ses deux ex-épouses, sans compter qu’il a aussi soutenu financièrement sa cousine Dinah, la mère de Paul Pavlowitch, jusqu’à ce qu’elle meure. Il devait aussi rémunérer Pavlowitch pour sa couverture.
“Il rêvait de remporter le prix Nobel, mais écrivait ce qu’il avait à dire — “un hurlement inarticulé” — poussé par l’urgence, pressé de remplir ses contrats parce qu’il redoutait de connaître à nouveau la misère.” (p. 317)
Romain Gary, le caméléon m’aura fait découvrir un auteur tourmenté, divisé entre son identité juive (qu’il cache et assume à la fois) et son désir d’appartenir à la France à part entière. Ayant pris part à la résistance dans les forces aériennes de la France libre, il voue un culte au général de Gaulle toute sa vie. Après la guerre, il défend la France dans les ambassades de différents pays. Des années plus tard, il quitte les ambassades (et donc un revenu stable) à cause de sa relation avec Jean Seberg, la mère de son fils, et continue alors à écrire, mais à temps plein. S’ensuivent des problèmes avec le FBI qui place leur ligne téléphonique sous écoute en raison de l’implication de Jean dans des groupes Noirs extrémistes, sujet qu’il aborde dans Chien blanc.
Enfin, Romain Gary, le caméléon m’aura permis de distinguer le vrai du faux, car Gary se plaisait à romancer ses biographies dites fictives.
Ce qu’il y a de particulier avec une biographie comme celle-ci, c’est qu’on sait d’avance comment cela se termine: Gary s’est donné la mort en 1980. Malgré tout, et c’est là où je me fais bien rire, c’est que, prise au jeu, je n’ai pu m’empêcher d’espérer qu’un évènement particulier empêcherait Gary de se suicider à la fin du livre…
Romain Gary, le caméléon en extraits
“Voyez-vous, j’ai de la vie une idée commedia dell’arte. Nous mimons notre vie et puis, brusquement conscients de la pantomime, nous interrompons le jeu en pleine action pour échanger nos impressions, devant le public des étoiles. […] Je ne crée pas, je ne compose pas; j’improvise.” (cité, p. 316-317)
“[…] je suis sans ambitions politiques. Je suis beaucoup trop ambitieux pour cela.” (cité en p. 436)
“— Je crois, en effet, que tu t’es laissé aller à un de tes accès de terrorisme humoristique… J’ai l’impression que tu as laissé délibérément s’accréditer de toi une image complètement fausse.
— Précise un peu ton tir, veux-tu?
— Prenons, par exemple, la guerre d’Espagne. Tu n’as jamais mis les pieds en Espagne, ni avant, ni pendant, ni après la guerre civile. Or, depuis Éducation européenne jusqu’au Goncourt, les journaux ont répété que tu es un ancien pilote de l’escadrille España, que tu as servi sous les ordres de Malraux, et que toute une partie de ton œuvre s’explique par tes années de lutte dans les Brigades internationales. À ma connaissance, tu n’as jamais démenti…
— C’est merveilleux d’avoir une légende.
— Je voudrais, dans toute la mesure du possible, une réponse sérieuse.
— Je ne vais pas renier la guerre d’Espagne sous prétexte que je ne l’ai pas faite. Si je publiais un démenti, on dirait ou bien que je renie mon passé ou bien que je prends mes distances… Ce que je veux dire est ceci: si j’étais un écrivain sudiste, et si un journal écrivait que j’ai du sang nègre, je n’enverrais pas un démenti au journal: au besoin, j’irais plutôt vivre dans un quartier nègre, et voilà tout. Il faut savoir aller jusqu’au bout de sa foi en son rire…” (Entretien avec François Bondy intitulé “Le moment de vérité” pour la revue Preuves, cité p. 757)
ANISSIMOV, Myriam. Romain Gary, le caméléon, Folio Gallimard, Paris, 2006, 1056 p.