Voici une autre découverte que j’ai faite grâce au très beau blogue La littérature japonaise (salutations!). Attirée par la couverture de Hôzuki, j’ai commencé à lire le billet consacré au livre. Mon intérêt a été capté une deuxième fois lorsque j’ai appris qu’un des personnages, l’enfant de la narratrice, est sourd. Ça pique toujours ma curiosité en raison de mes recherches. Je pensais devoir écarter l’ouvrage, mais il s’avère que ce n’est pas une traduction du japonais, mais un roman rédigé en langue française par une auteure québécoise d’origine japonaise. Eh bien! le monde est petit! Aki Shimazaki est née au Japon, mais habite Montréal depuis 1991. Elle a publié plusieurs romans chez Leméac Éditeur.
Je ne sais pas trop comment résumer Hôzuki, ce roman dont l’intrigue se dévoile par petites touches. La narratrice est une personne introvertie et indépendante qui ressent peu le besoin de se mêler aux gens. Elle a un fils, Târo, sourd de naissance. Elle habite avec sa mère et lui un petit appartement annexé à la bouquinerie dont elle est propriétaire. Un jour, une dame entre dans la boutique avec sa fillette de quatre ans en quête d’ouvrages philosophiques pour son mari. Les deux enfants se lient instantanément, et la dame tente de faire la conversation à la narratrice, plutôt réticente. Malgré tout, cette dernière finira par accepter de la revoir pour faire plaisir à son fils, tellement heureux de s’être fait une amie.
Le roman est construit un peu sur un système de confidences. Les révélations se succèdent doucement au fil des pages et nous font connaitre la vie discrète, mais secrète de la narratrice. Le tout est joliment brodé, dans une sobriété efficace. J’ai beaucoup aimé ma lecture.
Dans le cadre de mes recherches, j’ai communiqué avec L’institut national de jeunes sourds de Paris. Une dame vraiment gentille m’a remis une liste d’ouvrages présentant un personnage sourd, ou traitant de la surdité. Une longue liste manuscrite que j’ai reçue en fichier numérisé. Merci! Parmi les titres figurait Amours en marge de Yôko Ogawa, qui m’attendait justement dans ma bibliothèque puisque j’ai acheté les Œuvres de l’auteure, tomes 1 et 2, il y a de cela quelques années.
La narratrice d’Amours en marge souffre d’un problème d’audition caractérisé par des bourdonnements d’oreille et une ouïe parfois trop affinée. Depuis que cela a commencé, elle se fait traiter à la clinique F. Un jour, elle accepte de participer à une table ronde pour un magazine qui prévoit un numéro sur les troubles de l’audition. C’est là qu’elle aperçoit Y pour la première fois. Il sténographie la rencontre. La narratrice est émerveillée par ses doigts qui travaillent comme s’ils étaient des êtres autonomes. Bientôt, ils se revoient. Le sténographe l’accompagne dans le traitement de ses oreilles.
Le tout est tissé comme une dentelle, avec délicatesse et précision. Lentement, les symptômes et les souvenirs de la narratrice s’éclaircissent pour s’unir à différents indices semés ici et là, à la frontière du fantastique, tout juste un flirt. Rien n’est laissé au hasard, ce qui semble banal ou description superflue peut devenir un élément central dans le dénouement du récit. Mais le récit dénoue en douceur. Je ne sais pas si c’est une constante de l’auteure, mais selon les deux textes que j’ai lus d’elle, ses récits semblent se résoudre sans éclat, seulement dans l’aboutissement du parcours que l’on a suivi pas à pas. Pour cette raison, je crois, j’ai mis un temps à accrocher, mais j’ai finalement beaucoup apprécié cette lecture finement brodée.
L’écriture est élégante. J’ai trouvé particulièrement jolie cette description d’une oreille:
“Ça ressemble à un mécanisme de montre découpé dans un fruit.” (p. 402)
La narratrice décrit aussi joliment la conversation en signes qu’échangent une mère et sa fille dans l’autobus:
“Toutes sortes de formes plus séduisantes les unes que les autres se succédaient comme à la parade, à tel point que je me suis demandé à combien pouvait s’élever le nombre de mots que l’on pouvait former avec dix doigts. Ils ne s’égaraient pas, ne se trompaient pas, n’hésitaient pas. Dociles, ils faisaient de leur mieux. Si bien que je me suis inquiétée: leurs articulations ne se fatiguaient-elles pas?” (p. 392)
OGAWA, Yôko. « Amours en marge » dans Oeuvres tome 1, Actes Sud, coll. « Thesaurus », Arles, 2005, p. 311-434
Voici un billet que j’ai écrit l’an dernier, à peu près à ce même temps de l’année. Comme je viens de me relancer dans la lecture de Malentendus, le roman dont il traite, il me semble qu’il est temps pour moi de publier ce billet.
*
Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant été charmée par un livre. Depuis la dernière année, je lis des trucs pour la maitrise, sinon des livres en lien avec les films choisis pour mon cinéclub, ça ne laisse pas beaucoup de temps pour le reste (comme tout le monde, je dors). Puis, je n’aime pas m’éparpiller le cerveau: j’aime me consacrer pleinement à une chose à la fois, quand c’est possible. Maitrise, donc.
Ces derniers temps, je fais un survol de ce qui s’est fait en littérature au sujet des sourds. Pas si simple. Je dirai plus: pas si charmée par le peu que je trouve. Pourtant, le sujet est intéressant.
Puis, j’ai découvert Malentendus de Bertrand Leclair et j’ai été conquise, autant par l’écriture que par la façon dont il traite du thème.
J’ai noté plein de choses et de numéros de pages, alors je ne sais pas trop comment aborder ce billet de blogue. Allons-y assez spontanément.
Malentendus raconte l’histoire de Julien Laporte, sourd de naissance, dont le père, admirateur invétéré d’Alexander Graham Bell (qui a milité contre la langue des signes en faveur de l’oralisme, et avait peur qu’on crée une race sourde, sinon), choisit de structurer la vie de son fils de façon à ce que celui-ci ne soit jamais initié à la langue des signes: il parlera, il lira sur les lèvres. Bref, ce sera un oraliste. C’est le déni du père devant le handicap de son fils; c’est le fils qui, un jour, quitte tout pour enfin appartenir à la culture sourde. Mais c’est aussi l’histoire de l’écrivain qui peine dans son travail d’écriture, qui cherche comment raconter la vie de Julien. C’est l’histoire de l’auteur-père d’une fille sourde. C’est l’histoire des sourds au XXe siècle.
Ce roman, car c’est ainsi qu’il est classé chez Actes Sud, me semble pourtant inclassable. Malentendus a quelque chose du récit, de l’essai, de l’autofiction, du témoignage et, oui, du roman.
“Voilà qu’à l’orée de cette nouvelle histoire la question me taraude, me retient d’y plonger, d’imaginer, plus avant. Au point de renoncer? Assurément non: rien ne pourrait m’empêcher de raconter l’histoire familiale de Julien Laporte, puisque j’ai décidé de l’appeler ainsi, Julien, après que son modèle m’a formellement interdit de le nommer ou de le rendre identifiable. Non. Pas davantage que cette sentence injuste qui m’entraîne au détour de la fiction, l’interrogation dont je parle ne saurait enrayer ma volonté d’en déployer les enjeux; la vie de Julien Laporte exige d’être racontée, parce qu’elle est symptomatique, non seulement de l’histoire terrible des sourds au XXe siècle, le pire de tous, mais plus encore de la folie ordinaire des hommes, de leur capacité à désintégrer l’humain, à maudire le vif du vivant, serait-ce avec les meilleures intentions du monde, serait-ce au nom de l’amour des autres ou, en l’occurrence, de l’amour d’un fils. Entendants ou sourds, sourds ou entendants, depuis le temps que les pères décrètent la guerre au prétexte de protéger l’avenir de leurs enfants sacro-saints, depuis le temps que ces derniers en deviennent aussitôt les victimes expiatoires, filles et garçons jetés pêle-mêle sous les bombes du pavé de l’enfer!
Cette question que d’aucuns seront tentés de renvoyer à l’obscure préhistoire de mon récit, cette question prend cependant la dimension d’un spectre qui hante mes brouillons, les couvre de grisaille de n’être pas résolue. C’est qu’elle excède tous les protagonistes du drame dès ses prémisses. Qu’elle m’excède à mon tour, à dire vrai, alors même qu’elle conditionne les choix qu’il me faut faire en amont de mon geste, quand je pressens qu’elle nous concerne tous, dans nos rapports aux autres ou plus exactement dans notre rapport à l’autre, celui qui se révèle identique et cependant différent, irréductiblement, nul n’en saura jamais rien qui ne l’est pas, de ce que c’est que d’être sourd.” (p. 16-17, je souligne)
J’ai souligné certains éléments qui me rappellent les catégories énoncées plus haut pour montrer le mélange des genres qui, dès les premières pages, s’installe. On ne sait pas dans quelle mesure l’histoire qui nous sera racontée sera réelle ou fictive, on ne peut savoir à quel point l’auteur, qui s’identifie en tant que narrateur, révèle ou non des faits réels de sa vie ou de l’élaboration de son travail d’écriture. Je ne sais plus qui a dit qu’on donne d’emblée crédit au narrateur d’un texte (ou d’un film), et c’est ici ce qu’on veut faire, mais un doute persiste.
Bertrand Leclair est père d’une fille sourde, d’où son intérêt pour le sujet. Il a d’ailleurs écrit une pièce de théâtre bilingue français-langue des signes, Héritages (mise en scène par Emmanuelle Laborit: https://interpretelsf.wordpress.com/2011/02/15/heritages/), et une fiction radiophonique racontant le congrès de Milan (celui qui a banni des écoles la langue des signes pendant tout un siècle), Journées noires pour les sourds. Selon ce que révèle Malentendus, c’est le désir de sa fille, oraliste, de prendre une option en langue des signes qui a poussé l’auteur à travailler auprès de sourds qui signent (d’où la pièce de théâtre) et qu’il a ainsi découvert l’histoire de celui qu’il choisit d’appeler Julien Laporte et dont il est question dans Malentendus. Sauf que Malentendus, c’est plus que cette histoire, je l’ai dit. C’est le récit de l’écrivain qui peine à raconter cette histoire, dont une première ébauche réussie a été égarée et perdue à jamais, peut-être. C’est le récit de l’histoire des sourds, qui partout vient se greffer: au récit de l’auteur, à l’histoire de Julien. Mais c’est aussi une tentative de transmission, un témoignage de l’indescriptible souffrance des autres, les sourds du XXe siècle, qu’on a enfermés dans le mutisme à force de vouloir trop les faire parler.
“Me voilà rendu à mon point de départ, peut-être. Sinon qu’une réponse s’est imposée, en chemin: non, Yves Laporte n’a pas vécu l’annonce de la surdité de son fils comme je l’avais d’abord imaginé. Sans doute même a-t-il opposé le déni le plus ferme à l’apparition de l’évidence, si confiant dans la solidité de la réalité qu’il arpentait, le fruit de ses nombreux combats. Et peut-être est-ce précisément là que se situe le nœud de l’histoire que je veux raconter: dans cette incapacité à admettre ou même éprouver sa fragilité d’être humain précaire, dans sa propension à s’aveugler face au surgissement d’une réalité différente de celle qu’il avait imaginée, à laquelle il tenait tant qu’il n’a jamais voulu en démordre, prétendant plier les faits à sa volonté plutôt que de renoncer à sa représentation de lui-même et du monde. Un monde sourd à l’intelligence du cœur: un monde absurde.” (p. 42-43)
L’auteur-narrateur, donc, construit l’histoire de Malentendus au fil de l’écriture, met en lumière ses tâtonnements, la réflexion de son imagination. Comment aborder cette histoire? Que raconter? Comment? Que pourraient avoir ressenti les parents de Julien? Pourquoi le père a-t-il été si intransigeant? L’éditeur présente ce livre comme prenant “à contre-pied les conventions du roman familial, ou roman intimiste.” Sans doute, mais ce qui m’accroche, ici, c’est la façon dont l’auteur a choisi d’aborder la surdité dans le cadre du roman, c’est le jeu vrai-vraisemblable, réalité-fiction. C’est l’histoire des sourds qui, se plaçant plus près de l’essai, nourrit le roman, fournissant comme un tremplin pour faire rebondir l’histoire de Julien. Les faits apportés par l’auteur sont vrais, documentés et efficacement résumés. Ils s’imbriquent dans l’histoire pour lui appartenir, que l’idée soit fiction ou réalité n’y change rien.
“Parce qu’il était inventeur, Yves Laporte, dévoré comme tant d’autres de son siècle par le démon de la trouvaille de génie, des brevets, des concours Lépine… Et c’est bien le drame, quand sa fascination pour Alexander Graham Bell s’enracine dans cette passion commune, dans l’admiration qu’il éprouvait pour celui qui, à ses yeux, est toujours resté d’abord et avant tout le génial inventeur du téléphone avant d’être le héros que l’on verra du combat contre la surdité, faudrait-il en finir avec les sourds eux-mêmes pour y parvenir. La vie de Julien n’aurait sans doute pas été la même, sinon. Mystère des causes et des effets… Vous inventeriez une donnée pareille dans un roman qui ne s’inspirerait ni de loin ni de près d’événements survenus dans la vie réelle, le lecteur protesterait, l’auteur se moque du monde, j’arrête là! […]” (p. 63-64, je souligne)
L’écriture est magnifique. Le livre, foisonnant, n’a rien de linéaire, sort des conventions du roman qu’on connait. C’est une belle trouvaille, que je recommande. J’aurai beau décrire Malentendus en long et en large, rien ne vaut l’expérience.
Malentendus en extraits
“Et comment ne pas imaginer que Monique, l’amie entendante qui les accompagne et jacasse avec eux, leur explique dans la langue des signes dont elle maîtrise parfaitement la syntaxe la stupeur manifeste qu’elle éprouve, la stupeur où nous mènent toujours ces matinées de lumière bleue et froide qui aiguisent jusqu’à l’espace sonore, et cela peut même inquiéter, ce recul des frontières ordinaires de la perception, ce sentiment de renaître à un monde neuf, fragile et fulgurant, dans cette lumière de peintre pointilliste qui semble abolir les distances au point de rendre sensibles jusqu’aux battements d’ailes invisibles du passé, jusqu’à la présence souterraine des morts, peut-être.” (p. 148)
“La haine rétrospective qu’il a traînée des années durant, à Paris, et même une fois marié, après avoir déménagé près de Poitiers pour y enseigner la langue des signes, après avoir définitivement coupé les ponts, cessé de répondre aux lettres familiales, cessé d’aller chercher ces lettres qui chaque fois ravivaient son sentiment inextinguible, qui réveillaient aussitôt la haine, la haine du père, déjà qu’elle lui revenait si souvent par bouffées, sans prévenir, à suspendre son geste vers la cafetière, le chauffe-biberon, à suffoquer… Il le sait, qu’en français la haine est sourde.” (p. 159)
“[…] le bal était un endroit pour elle, absolument; un endroit où la musique est si forte que ses vibrations vous traversent, vous donnent le rythme et bien assez pour suivre le mouvement de la danse une fois qu’elle a eu enlevé ses appareils inaptes à tant de puissance sonore. Les garçons lui offraient un verre. Dans la musique assourdissante, ils étaient aussi sourds qu’elle, et même bien plus démunis, qui hurlaient sans être sûrs d’être compris mais les lèvres parfaitement lisibles, tandis qu’ils ne risquaient pas de noter la bizarrerie de sa voix, tant qu’elle ne parlait pas entre les morceaux. Elle parlait peu de toute façon.” (p. 204)
LECLAIR, Bertrand. Malentendus, Actes Sud, Arles, 2013, 272 p.
Franchement dérangeant. Poétique mais laid en raison de son sujet. Beau quand même. Bref… dérangeant.
Temps de Wajdi Mouawad est une pièce de 60 pages qui a été écrite, selon les mots de l’auteur en introduction: “avec l’inquiétude comme boussole”.
Napier de la Forge, le père, perd la mémoire. Noëlla, sa fille, se souvient des abus. Et Blanche, sa seconde épouse, veut qu’on se rappelle l’artiste qu’il était. La ville est envahie par les rats. Noëlla astique une arme. Elle attend le retour de ses frères.
Temps est une pièce glauque, sans doute très théâtrale (je serais curieuse de la voir mise en scène), mais aussi un défi sur le plan linguistique. Je me demande comment elle a été accueillie lorsque présentée.
C’est que Temps met en scène un personnage de sourde: Noëlla, la sœur de l’étrange famille de la Forge, s’exprime en LSQ. Son “texte” est transposé sur papier tel quel du LSQ, avant d’être traduit en français par son interprète, Meredith-Rose:
“NOËLLA DE LA FORGE (lsq). RAT PLEIN (CL) (1) 1-REGARDER-2 VERS 1-REGARDER-3-RETOUR REGARDER OÙ? VEUT-DIRE CONNAÎTRE-PAS TASSER (CL)…HOMME PLEIN (1) 1-REGARDER-2 VERS 1-REGARDER-3-RETOUR REGARDER TROUVER VEUT-DIRE CONNAÎTRE.
MEREDITH-ROSE. Si je repère un rat au milieu de la horde et que je détourne les yeux si je regarde de nouveau je suis incapable de le retrouver. Je ne le reconnais pas. Un homme au milieu de la foule si je détourne les yeux et que je regarde de nouveau je le reconnais aussitôt.” (p. 19)
Un lexique est fourni à la fin de l’ouvrage pour aider le lecteur à comprendre le texte transposé du LSQ, mais la première partie du code n’est pas expliquée, donc inutile. Que ces chiffres ou lettres représentent des gestes, soit, mais quelles nuances apportent-ils? J’aurais aimé le savoir. Ma belle-sœur signe; pourtant elle ne pouvait pas l’expliquer non plus. Enfin, il est dommage que le lexique n’ait pu satisfaire toute ma curiosité. (Non, je n’avais pas le temps de suivre un cours de LSQ en ligne.)
Malgré ce petit désagrément, j’ai trouvé très intéressant de lire le texte en LSQ, tâchant de bien comprendre, pour ensuite le comparer à sa traduction française (et habituellement m’apercevoir que j’ai compris de travers). Comme pour toute traduction, il y a des pertes de nuances, dans un sens comme dans l’autre. Le texte français m’a semblé beaucoup plus “joli”, sans doute parce que la poésie de la LSQ, visuelle et surement accessible uniquement aux signeurs, m’échappe. Que la poésie du français, une fois traduit en LSQ, disparaisse m’a donc semblé logique. Qu’une poésie, “absente” du texte en LSQ apparaisse soudain dans la transposition française, m’a paru irréaliste. Pourquoi l’interprète enroberait les paroles originales au point, à un endroit au moins, de lui ajouter des couches de sens? Simplement plus pratique pour le théâtre, considérant que la majorité des spectateurs ne comprendront pas les signes?
“NOËLLA DE LA FORGE (lsq). MOI CHERCHER CHEMIN COURT /SI MOI QUITTER VEUT-DIRE MOI VICTIME… MONSTRE FALLOIR TUER… 10 ANS TROUVER… ÂGE 13 LUI ÉJACULE-1 PLEURER… MOI DIRE-3 JUSQU’À TOI MORT 1 FOIS-SEMAINE FALLOIR 3-PAYER-1 (1) TOUT-LUNDI MOI VOULOIR $1000 AUSSI AVANT TOI ÉJACULER VENTRE-1 TOI PAYER-1 SI TOI REFUSE MOI PLAINDRE /1-JOUR TOI OUBLIER PAYER-1 MOI TUER-3.
MEREDITH-ROSE. Je cherchai le raccourci. Partir aurait fait de moi à jamais une victime. La première fois que j’ai vu le sexe de mon père, j’ai cru que c’était un scorpion violet accroché à son corps. J’ai pensé: « C’est mon père. Il va me défendre. » Au contraire. Mon père a fait entrer un scorpion dans mon ventre et je l’ai vu y prendre un très grand plaisir. Plus que son viol, c’est de le voir complice de l’infect insecte qui m’a anéantie. Quand j’ai su que j’étais enceinte de lui, j’ai prié et l’enfant sans doute m’a entendu (sic) et il est reparti croûte épaisse et rouge. Caresse inconsolable. Dans mon ventre, il y aura à jamais un navire vide voguant à vague aveugle vers la dérive, la vie sans vie sans voix, variation lente d’une grandeur. Mais j’en sortirai vivante et joyeuse. Les monstres, il faut bien les abattre. Dix ans pour trouver. J’ai treize ans. Il éjacule. Il pleure. Je lui dis: « Je veux de l’argent. Pour le reste de tes jours, tu devras me payer une fois par semaine. Chaque lundi, je veux mille dollars. Je veux aussi les arriérés depuis la première fois que tu as éjaculé dans mon ventre. Si tu refuses, je te dénonce. Le jour où tu oublieras de me payer, je te tuerai. »” (p. 46-47)
(L’humanité me dégoute alors que je recopie ce passage.)
(Avez-vous remarqué la très belle allitération en v?)
Il n’en demeure pas moins que c’est un exemple vraiment intéressant d’intégration d’une langue de signes en littérature (ou plutôt au théâtre). La transposition littérale a vraiment éveillé mon intérêt. Je serais curieuse de VOIR les signes, et surtout, de les comprendre. La syntaxe, très différente, m’a aussi fascinée.
Mais la pièce ne représente pas un défi sur le plan linguistique uniquement en raison de la LSQ: un autre personnage, qui arrive plus tard, parle russe. Son texte est écrit en russe et c’est encore une fois une interprète qui nous permet de comprendre de quoi il est question. On peut imaginer comment les conversations LSQ-russe-français doivent produire un effet particulier au théâtre, mais aussi exiger du spectateur une certaine dose de patience. Personnellement, j’aurais été captivée.
Temps en extraits
“Votre mère s’appelait Jacqueline. Tout le monde l’appelait Jacqy. Je ne l’ai pas connue. Elle est morte tout de suite après la fondation de notre ville. […] Son corps n’a pas été retrouvé. S’il l’avait été, il ne serait pas ici. Il n’y a pas de cimetière à Fermont. On ne meurt pas à Fermont.” (p. 21-22)
“Les solutions vous les connaissez mais elles exigent davantage d’humanité seulement l’humanité coûte cher à ce qu’il paraît et aujourd’hui elle s’octroie au rabais.” (p. 50)
“Le continent noir. Il noire de plus en plus. Noire est un verbe. Tout noire comme tout brûle. Tout flambe. Tout noire.” (p. 55)
MOUAWAD, Wajdi (2012), Temps, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, 60 p.
Je me suis procuré un très beau volume: Œuvres. Tome II de Yôko Ogawa, de la collection Thesaurus chez Actes Sud. S’y retrouvent huit romans de l’auteure, que j’ai découverte en plongeant dans Cristallisation secrète. J’ai adoré son écriture poétique.
La narratrice vit sur une ile isolée de l’archipel nippon. Elle habite seule la maison de ses parents depuis le décès de son père, sa mère ayant été emportée par la police secrète quelques années plus tôt. Sa mère faisait partie des personnes qui se souviennent de tous les objets s’étant trouvé sur l’ile, même après leur disparition. Elle conservait un exemplaire de chacun dans une petite armoire: une émeraude, un parfum, etc. Sans doute la police secrète, qui emporte tous les gens qui n’oublient pas, avait-elle découvert le secret de sa mère.
“Je me demande de temps en temps ce qui a disparu de cette île en premier. — Autrefois, longtemps avant ta naissance, il y avait des choses en abondance ici. Des choses transparentes, qui sentaient bon, papillonnantes, brillantes… Des choses incroyables, dont tu n’as pas idée, me racontait ma mère lorsque j’étais enfant. — C’est malheureux que les habitants de cette île ne soient pas capables de garder éternellement dans leur coeur des choses aussi magnifiques. Dans la mesure où ils vivent sur l’île, ils ne peuvent se soustraire à ces disparitions successives. Tu ne vas sans doute pas tarder à devoir perdre quelque chose pour la première fois. — Ça fait peur? lui avais-je demandé. — Non, rassure-toi. Ce n’est ni douloureux ni triste. Tu ouvres les yeux un matin dans ton lit et quelque chose est fini, sans que tu t’en sois aperçue. Essaie de rester immobile, les yeux fermés, l’oreille tendue, pour ressentir l’écoulement de l’air matinal. Tu sentiras que quelque chose n’est pas pareil que la veille. Et tu découvriras ce que tu as perdu, ce qui a disparu de l’île.” (p. 10)
La narratrice subvient à ses besoins en écrivant des romans mais, un jour, R., son éditeur, lui confie que, contrairement à elle, il n’est pas touché par les disparitions. Quand les oiseaux disparaissent à leur tour, il ne les oublie pas; comme toujours, il se souvient de tout. De peur d’être découverts par la police secrète, de plus en plus de gens se cachent…
Une idée originale menée tout en poésie et en douceur. On pourrait croire que c’est le début d’une saga, mais non: l’histoire de Cristallisation secrète ne couvre que 252 pages de mon gros volume. Malgré l’intrigue de départ, ce n’est pas un roman dans lequel déboulent les péripéties, c’est plutôt une réflexion sur la mémoire et l’existence.
Cristallisation secrète en extraits
“Ce matin-là, la neige qui tombait depuis la veille s’était arrêtée et il y avait un petit peu de soleil. Elle était fraîche et poudreuse, je m’enfonçais jusqu’aux chevilles à chaque pas. La population ne disposait pas de bottes spéciales pour les chemins enneigés comme les policiers, si bien que les gens paraissaient avoir le plus grand mal à marcher. Le dos rond, serrant contre eux leurs paquets, ils avançaient pas à pas avec prudence. Leur démarche était semblable à celle d’un vieil animal herbivore à l’air pensif.” (p. 95)
OGAWA, Yôko. « Cristallisation secrète » dans Œuvres tome 2, Actes Sud, coll. « Thesaurus », Arles, 2014, p. 9-252
Ouvrir un roman et se retrouver plongé dans les pensées des éléphants… C’est ce qui se passe avec Un lieu sûr de Barbara Gowdy, auteure torontoise. Je ne sais combien de temps elle a pu passer à se documenter pour ce projet, mais la liste des ouvrages qu’elle a consultés est longue et elle a en plus entrepris un voyage en Afrique pour observer les éléphants dans leur habitat naturel. Elle a donc solidement ancré son récit sur des bases scientifiques, bases à partir desquelles elle a créé. Elle a ainsi inventé une pensée, un langage, des dons et des superstitions propres aux éléphants de son histoire. Parce que les éléphants sont les personnages centraux de l’histoire, à peine entrevoit-on quelques humains en filigrane.
Comme dans la réalité, les éléphants de Un lieu sûr vivent en troupeaux dirigés par la plus grande femelle, les mâles quittant généralement le groupe une fois qu’ils ont passé dix ans pour vivre seuls ou en troupeaux de célibataires. Les troupeaux sont habituellement composés de femelles apparentées: une mère (la matriarche), ses filles et leurs éléphanteaux, parfois aussi les sœurs de la matriarche avec leur progéniture.
Les éléphants du Barbara Gowdy parlent donc de familles et non de troupeaux. Dans leur langage, ils appellent leur race les Elles, le choix du pronom mettant de l’avant le matriarcat. Une lettre sert à identifier chaque famille; il y a donc les Elles-B, les Elles-M, les Elles-D… Chaque éléphante adulte se voit attribuer un nom commençant par cette même lettre. Chez les Elles-S, on retrouve Elle-Segausse, Elle-Sèmelapeur, Elle-Ségosille, Elle-Soulage…
L’histoire de Un lieu sûr s’ouvre au moment où Bourbe, devenue adulte, se voit attribuer le nom de Elle-Snobe, un nom qu’elle rejette. Bourbe est un éléphanteau Elle-M qui a été adopté par les Elle-S. Dans chaque troupeau se trouve une visionnaire ainsi qu’une liseuse en pensée, ici Lit de Dattes, son amie. Cette dernière peut donc communiquer avec les autres espèces. Quand la visionnaire de la famille meurt, Bourde hérite de son don.
Les thèmes exploités sont la mémoire, la mort et l’espoir. On se trouve en pleine sècheresse. De mémoire d’éléphant, on n’en a jamais vu pire. Bourbe est gestante et refuse de l’admettre. Des familles entières sont massacrées par les patt’arrière (les humains). On retrouve leurs carcasses sans pieds et sans défenses, livrées aux vautours. Mais il existerait un lieu sûr. Un lieu où les pâturages sont verts et l’eau abondante, un lieu où les patt’arrière cohabitent avec les éléphants. La clé pour découvrir cet endroit est un os blanc (d’où le titre original du livre, The White Bone), tellement blanc que son éclat en est aveuglant. Quand on le lance, il retombe en indiquant le chemin vers le lieu sûr. Toutefois, personne ne sait où se trouve cet os ancien. Il aurait sans doute été déposé quelque part dans le désert. Tous cherchent donc l’os-comme-ça (il perd de son pouvoir si on le nomme), seule chose pouvant les sauver.
Ce que j’ai aimé de Un lieu sûr? Le fait qu’il m’ait appris des choses sur les éléphants. En plus, c’est tout à fait bien écrit et très original: je ne m’attendais pas à lire un jour un livre où je me retrouverais plongée dans les pensées des éléphants. C’est très dense, toutefois, et bien que le livre ne compte que 388 pages, il demande un certain temps d’adaptation pour assimiler le langage qu’utilisent les éléphants, pour distinguer les données réalistes de celles imaginées et pour s’approprier cet univers éléphantesque. Il ne faut pas non plus s’attendre à ce qu’il y ait d’extraordinaires rebondissements à chaque chapitre. L’histoire respecte l’allure des éléphants qui vont à la marche, affaiblis par la faim; on les accompagne dans leurs deuils et leurs tergiversations.
Un lieu sûr en extraits
“-Chaque moment est un souvenir, dit-elle.
Bourbe et Lit de Dattes se dévisagent, ébahies. La grande femelle répond aux pensées de Bourbe d’il y a plusieurs heures, elle est donc devenue la parleuse en pensée des Elle-D, mais elle a aussi entendu les pensées de Bourbe à cinquante mètres.
-Tout a été décrété par l’Elle, poursuit-elle de sa voix douce et cassée. Donc tout doit déjà avoir été imaginé par l’Elle. Nous vivons uniquement parce que nous vivons dans Son imagination. Ta vie, telle que tu la connais, c’est l’Elle qui se remémore ce qu’Elle a déjà imaginé. Nous sommes de la mémoire. Nous sommes de la mémoire vivante. Ses yeux brillants tombent sur Bourbe. Comprends-tu?” (p. 114)
“Le paysage que Bourbe traverse à présent, elle le connaît, mais à l’image d’une oasis de la saison des pluies, pas comme ce lieu appauvri. Rien n’est vert ici, il n’y a pas une fleur et tout est desséché. Chaque arbre ou presque est noir de vautours, la terre est un tohu-bohu d’os pointant de sous des amoncellements de poussière rouge, ou encore, là où le sol a été brûlé, de sous des cendres noires.
Les squelettes sont ceux des herbivores, mais ce sont les zèbres, les gnous et les gazelles toujours debout qui paraissent plus morts que vifs, moins chanceux que leurs parents tombés à terre. Les vivants n’ont aucun jeune parmi eux, et même les carnivores semblent avoir du mal à le croire. Les chacals trottant parmi les gazelles de Thompson lèvent le museau, et paraissent chercher par-dessus leur épaule quelque chose de plus fringant et de plus délectable que les malheureuses bêtes aux pattes tremblantes au travers desquelles ils regardent.” (p. 123)
GOWDY, Barbara. Un lieu sûr, Babel Actes Sud, 2002, 408 p.