Jour après jour défilent sur mon fil Facebook des ouvrages qui me semblent merveilleux… alors que je désespère devant mon temps de lecture momentanément restreint par tous les fous projets dans lesquels je me suis embarquée (on en reparlera en temps et lieu). Au nombre de ces livres, La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette a plusieurs fois défilé: c’est qu’il a remporté plusieurs prix et fait couler beaucoup d’encre. Il a un moment trainé sur le bureau d’une collègue de travail… qui me l’a prêté. J’en ai fait une lecture de chevet.
Anaïs Barbeau-Lavalette est la petite-fille de Marcel Barbeau, l’un des signataires du Refus Global, et de Suzanne Meloche, qui gravitait alors dans les mêmes sphères. Dans La femme qui fuit, l’auteure retrace le parcours de sa grand-mère, de sa naissance à sa mort, afin de tenter de comprendre, de découvrir celle qui a abandonné sa mère alors qu’elle n’était qu’une très jeune enfant, la blessant pour toujours.
Barbeau-Lavalette a une écriture magnifique, tout en finesse et en images. C’est ce qui, plus que tout, m’a donné envie de tourner les pages.
“Le curé Bisson a un seul sourcil, et depuis toujours, tu as envie de le toucher. Il a l’air doux.
Il fait si chaud dans l’église que son sourcil est perlé de gouttes qui feraient un joli collier.
Tu regardes le cou sec de ta mère et tu l’imagines le porter. Les deux petits os de sa clavicule en porte-manteaux. Le cou fatigué d’être penché. De regarder ce qui se lave plutôt que ce qui s’envole.” (p. 41)
Le récit apparait par tableaux, très courts, regroupés sous des divisions temporelles qui marquent les époques. On plonge ainsi dans la crise économique des années 30, où je découvre que le gouvernement inventait des emplois aux chômeurs pour les tenir occupés et justifier un “salaire”. Dans le roman, il est raconté que le père de Suzanne Meloche cueillait ainsi des pissenlits, mauvaises herbes à éradiquer pour le bien communautaire. Je ne sais pas si la cueillette massive de ces pauvres fleurs a eu lieu telle que racontée ou si le choix est purement littéraire (Internet parle de travaux durs et souvent vains, mais pas de pissenlits), mais j’adore penser que la réalité dépasse cette fois encore la fiction. C’est d’une absurde poésie.
Appel à la femme derrière la mère en fuite ou la grand-mère absente, le livre tente une incursion dans son univers, plongeant directement à l’intérieur d’un “tu” narratif qui, tout au long, demande implicitement: “qui étais-tu?”. Tenant bien à l’écart la rancune ou le jugement qui facilement pourraient entacher l’image qu’elle se fait d’elle (ou pas), l’auteure dessine avec beaucoup de finesse le portrait qu’elle s’est fait de Suzanne Meloche à partir des récits de ses proches, des archives et des trouvailles de sa détective privée. Suzanne Meloche se construit à travers un récit romancé pour pallier les trous de l’histoire, la vraie, et nous est ainsi révélée comme une femme qui choisit d’assumer ses faiblesses plutôt que de les surmonter.
La femme qui fuit est un roman doux racontant une trajectoire tragique dans les déchirures qu’elle a causées. C’est une œuvre qu’on lit pour son écriture toute en poésie filée ou pour se plonger, momentanément, dans l’effervescence ayant mené au Refus Global. La fin est connue: Suzanne Meloche ne revient pas. Seuls les mots d’Anaïs Barbeau-Lavalette la ramènent un moment.
La femme qui fuit en extraits
“Il [ton toupet] cache ton front bombé. Ta mère a l’impression que ton cerveau veut en sortir. Elle le contient comme elle le peut. Elle te taille un toupet en couvercle. Si elle pouvait te le laisser descendre jusqu’à la bouche, elle le ferait peut-être, pour filtrer au moins tes mots, à défaut de contrôler tes pensées.” (p. 27)
“Et tu plonges. C’est de la fin de la guerre que tu parles. De la liberté qu’elle a amenée aux femmes, enfin sorties de chez elles. Tu sais que ça choque: la place des femmes est à la maison.
Les mots naissent ronds dans ta poitrine et s’humidifient dans ta bouche. Tu les projettes généreusement dans la salle, tu les offres: goûtez-y.
On t’écoute; d’abord frileux.
Tu t’interromps un court instant, spontanément. Il te manque quelque chose. Tu sors un bâton de rouge à lèvres et t’excuses, le temps de te colorer la bouche d’un rouge carmin. Quelques rires, à peine, dans la salle. Tu assumes. C’est l’élégance qui manquait à tes mots. Tu passes de fille à femme et tu reprends là où tu t’étais interrompue. Les ouvrières de ton usine se raffinent alors, leurs gestes deviennent plus élancés, presque envoûtants. Une page historique vient de se tourner pour toutes. Elles peuvent être femmes et ouvrières.” (p. 80-81)
BARBEAU-LAVALETTE, Anaïs. La femme qui fuit, Éditions du Marchand de feuilles, Montréal, 2015, 378 p.