Ma vie rouge Kubrick

Ma vie rouge Kubrick. Ce livre acheté le 12 aout, jour où on se procure un roman québécois pour faire vivre la littérature de chez nous. Simon Roy. Cet auteur découvert aux Correspondances d’Eastman. Déjà, dans la salle, avant même de découvrir qu’il était un auteur invité, j’étais frappée par l’air de gentillesse qui se dégageait du sourire qu’il m’a envoyé, en passant. Plus tard, j’ai été charmée par la fragile transparence de cet homme, en entrevue, plongé au cœur de sa propre authenticité.

Simon Roy Ma vie rouge Kubrick

 J’ai bien retrouvé sa voix dans son livre, en partie parce qu’elle avait imprégné ma mémoire, peut-être, mais surtout parce qu’on y sent vivre cette même fragilité assumée. Une grande force, donc.

Ma vie rouge Kubrick (mentionnons que le titre est extraordinaire) est en partie une analyse du Shining de Kubrick (et en ce sens un essai fascinant), en partie le récit du passé hantant de Simon Roy, une partie ne pouvant exclure l’autre, comme si le passé de l’auteur trouvait des racines à même le film de Kubrick.

J’ai adoré Ma vie rouge Kubrick. C’est vraiment un livre remarquable. Fascinant d’un côté, touchant de l’autre. Habilement construit.

En entrevue, Simon Roy a affirmé que les 52 plus ou moins courts tableaux constituant son livre auraient pu être présentés dans un ordre complètement différent. Ça a dérangé ma lecture, sur le coup, de connaitre cette information, comme si la présentation suggérée n’avait pas d’importance et qu’on essayait de flouer la lectrice que je suis. C’est bête. Mais à mesure que je lisais, je remettais en question son affirmation: au contraire, la plupart des chapitres me paraissaient arriver dans un ordre logique, les premiers annonçant clairement des éléments qui seraient repris par les seconds, peut-être moins clairement. L’interrelation était là, bien ficelée.

Quelques éléments à retenir

Le scénario du Shining de Kubrick a été écrit en s’inspirant de l’essai L’inquiétante étrangeté de Freud. Ce pourrait expliquer pourquoi le film parvient à créer autant de malaise. (p. 40)

Kubrick aurait peut-être souffert d’un trouble obsessionnel-compulsif (TOC). Une chose est certaine, il accordait énormément d’importance à la symétrie et semblait avoir un intérêt particulier pour le nombre 42 (plusieurs éléments du film peuvent apparemment être comptés 42 fois). (p. 23-25)

Ed Gein, un psychopathe bien réel, aurait servi d’inspiration à de nombreux personnages, tels que Norman Bates de Psycho et Buffalo Bill du Silence des agneaux. (p. 111, 113)

Ma vie rouge Kubrick en extraits

“Contrairement à ma mère, jamais je ne dois perdre de vue le fil d’Ariane. La seule issue heureuse consiste à avancer obstinément vers la lumière. Apprendre à marcher avec mes cicatrices ouvertes. Je n’ai guère le choix: je dois laisser les rayons du soleil pleuvoir sur moi comme les versets d’un ciel irradiant d’un magnifique rouge Kubrick.” (p. 28)

ROY, Simon. Ma vie rouge Kubrick, Boréal, 2014

Le roman sans aventure

La lecture de l’essai Le roman sans aventure d’Isabelle Daunais m’a plongée dans une grande crise existentielle. Bien que je ne sois certes pas (encore) une auteure, j’écris. Nous verrons où cela me mènera… ou pas. Quoi qu’il en soit, bien qu’une foule d’idées foisonnent dans ma tête, je pense: et ensuite? Que pourrait-il bien se passer après? Et je me dis parfois que je n’ai pas la trempe d’une auteure parce que, trop souvent, je n’arrive pas à répondre à cette question.

Dans Le roman sans aventure, Isabelle Daunais explore ce qui serait à l’origine de ce sentiment. D’où ma crise existentielle. Et un bon degré de wow.

Le roman sans aventure Isabelle Daunais littérature québécoise

Daunais étaye l’hypothèse suivante:

“[…] si le roman québécois est sans valeur pour le grand contexte [France, etc.], s’il ne constitue un repère pour personne sauf ses lecteurs natifs, c’est parce que l’expérience du monde dont il rend compte est étrangère aux autres lecteurs, qu’elle ne correspond pour eux à rien de connu et, surtout, à rien de ce qu’il leur est possible ni même désirable de connaître. Cette expérience, c’est celle de l’absence d’aventure ou de l’impossibilité de l’aventure. Par aventure, je ne veux pas dire l’action et les péripéties propres à tout roman, et dont le roman québécois n’est pas moins pourvu qu’un autre, non plus que les quêtes et conquêtes de toutes sortes qu’entreprennent ses personnages, mais le fait pour ces derniers d’être emportés dans une situation existentielle qui les dépasse et les transforme, et, par cette expérience, de révéler un aspect jusque là inédit ou inexploré du monde. Tous les grands romans racontent une aventure, lancent dans le monde des personnages qui en rapportent une perception ou une compréhension nouvelle par laquelle ce monde, par la suite, ne peut plus être vu de la même façon. Ce principe ne vaut pas seulement pour le roman, mais pour toutes les œuvres, quel que soit l’art dont elles relèvent, qui découvre un aspect du monde qu’avant elles on ne voyait pas, ou qu’on ne voyait pas de la même façon. À la différence que le roman a ceci de particulier qu’il raconte ce qu’il découvre, qu’il en fait un événement vécu, une question offerte à la conscience même de ses personnages. Or, dans le cas du roman québécois, aucune question, aucun événement n’ébranle assez le monde où vivent les personnages pour leur offrir, au sens fort du terme, une aventure.” (p. 15)

Bref, selon Le roman sans aventure, le Québec serait un monde protégé dont rien ne vient rompre l’équilibre, que rien ne vient transformer suffisamment (pas même la Révolution tranquille) pour le sortir de l’idylle (au sens que lui donne Kundera dans L’art du roman). Et:

“[…] l’idylle ne désigne pas ici un univers pur et merveilleux, expurgé de tout souci, de toute adversité ou de tout malheur, mais, plus modestement et plus concrètement – et à la fois plus terriblement –, l’état d’un monde pacifié, d’un monde sans combat, d’un monde qui se refuse à l’adversité.” (p. 18)

Selon Daunais, les auteurs québécois se heurtent à tour de rôle au problème que pose l’idylle: Quoi raconter? Que faire vivre comme aventure aux personnages de ce Québec pacifié? Parce que:

“Le monde de l’idylle, encore une fois, n’exclut ni les drames personnels, ni les misères de la vie quotidienne, ni les ambitions déçues, ni quoi que ce soit qu’on rencontre dans une vie. Mais c’est un monde qui demeure en retrait de l’aventure ou, plus exactement, c’est un monde au sein duquel l’aventure reste lointaine et inatteignable.” (p. 19)

Selon Le roman sans aventure, les personnages québécois naissent dans l’idylle, vivent quelques péripéties (pas suffisamment fortes pour bouleverser leur univers), et, à la fin de l’histoire, retrouvent le monde de l’idylle. Ce que Daunais nomme le “principe d’équivalence” (p. 34).

“En d’autres termes, non seulement l’avant ne se voit en rien aboli, mais il se poursuit et se fond dans un après tout aussi idyllique.
[…]
Contrairement à ce qu’elle est d’habitude, à savoir un espace parallèle, fragile et éphémère au sein duquel on se réfugie pour se reposer ou s’éloigner temporairement du bruit et de la fureur du monde, l’idylle est l’univers de base des
« Canadiens » (aussi bien les anciens que leurs descendants), la réalité même qu’ils habitent. Que l’Histoire en marche vienne troubler cette réalité de ses quelques incursions n’y change rien: une fois passé le soubresaut, une fois la tempête apaisée, l’idylle retrouve son cours et l’aventure reprend sa place dans ces lieux éloignés et irréels que sont le rêve, les souvenirs et les contes.” (p. 39-40)

Daunais mentionne Le Roman à l’imparfait de Gilles Marcotte, un  essai paru en 1976, dans lequel son auteur entrevoyait déjà l’idée d’absence d’aventure dans le roman québécois, “l’absence de temps « accompli » de l’action et de l’Histoire en marche au profit de celui, suspendu, de l’inachèvement” (p.16). Le roman de la “durée immobile” (p. 17).

Pour faire sa démonstration, Daunais reprend les grands titres de la littérature québécoise depuis le terroir (Gérin-Lajoie, Aubert de Gaspé, Hémon…) et remonte jusqu’à la modernisation (Gabrielle Roy, Robert Élie…) et à la Révolution tranquille (Marie-Claire Blais, Ducharme, Aquin…). Par cette démonstration, elle souhaite aussi infirmer certaines hypothèses ou croyances expliquant le rejet de notre roman par le grand contexte. Par exemple, elle déplore que le roman québécois des années 1950 ait souffert de la comparaison avec ce qu’André Belleau a appelé le “code littéraire français” parce que le roman québécois de l’époque avait quelque chose qui rappelait le roman existentialiste français de cette même décennie. Daunais propose plutôt de le lire à la lumière du “code culturel québécois” (Belleau), donc de ce qui est paru avant et après cette époque, ce qui lui permet de poursuivre son analyse en établissant des ponts avec l’idylle. Pour Daunais, le roman de la modernité, de “l’idylle moderne”, a mené à une sorte de matrice qui, qu’on ait voulu copier le “code littéraire français” ou non, a quelque chose d’existentialiste.

Cette matrice, on la reconnaît à deux grandes caractéristiques qui touchent, précisément, aux faibles possibilités d’action des personnages. La première est la propension de ces derniers à décrocher de leur vie: soit ils abandonnent, physiquement ou psychologiquement, l’occupation (la plupart du temps professionnelle) qui était la leur avant que commence le récit; soit ils se retranchent dans quelque lieu isolé qui leur donnera l’illusion d’une retraite; soit encore ils font de l’errance soft leur principal mode de vie. (p. 125)

La deuxième caractéristique décrite par Daunais dans Le roman sans aventure est l’apparition régulière, dans le roman de la modernité, du personnage d’écrivain. Comme si l’auteur ne trouvant pas d’aventure à faire vivre à son personnage lui en faisait vivre, de manière détournée, à travers son statut d’écrivain.

Puis, les romans de la Révolution tranquille sont abordés sous un angle nouveau. Cette littérature qu’on rattache à l’aspect bouillonnant de l’époque, qu’on trouve pleine d’inventivité, Daunais la considère sous l’angle de la tranquillité plutôt que sous celui de la révolution.

“Car la tranquillité n’est qu’un autre nom de l’idylle, une idylle que le roman, cette fois, ne cherche plus à combattre, que ce soit par le rêve, la fuite ou l’attente, qu’il n’essaie plus de dépasser ou de percer, mais qu’il reconnaît, au contraire, qu’il accepte et, pour tout dire, à laquelle il s’abandonne.” (p. 150)

Malgré les changements opérés dans les décennies 1960 et 1970, et qui peuvent faire croire qu’on a enfin ouvert la porte à l’aventure, l’idylle se serait tout à fait installée, d’où la tranquillité de cette révolution.

“Déjà, les années 1940 et 1950 avaient montré qu’on peut très bien se moderniser (arriver en ville, s’industrialiser, se mettre au diapason d’une culture et d’une économie en voie de mondialisation) tout en continuant de vivre « heureux et caché », et les années 1960, quand on les aborde dans l’optique du roman, montrent que cette continuité n’a été aucunement ébranlée, qu’elle s’est même, d’une certaine manière, renforcée.” (p. 151)

Pour ceux qui pourraient croire que le roman québécois des années 1960 et 1970 ait été surtout inspiré du courant du nouveau roman, Daunais marque une différence majeure entre les deux. Si le nouveau roman est celui de la non-aventure (l’aventure ayant été trop souvent explorée):

“Le roman de la Révolution tranquille n’opère pas, ne peut pas opérer depuis la même lassitude. Il n’est pas fatigué de l’aventure – comment pourrait-il l’être alors qu’elle s’est toujours dérobée au roman avant lui? –, il est, et c’est très différent, fatigué d’avoir à la chercher.” (p. 153)

Ce serait pourquoi, dans les romans de ces années, les personnages se refusent à l’aventure. Certains habitent en marge de la société, refusant d’y prendre part, ne vivant que pour eux-mêmes (Ducharme, Le nez qui voque; Poulin, Les grandes marées). D’autres se voient attribuer le rôle de personnages principaux alors qu’ils n’ont rien de révolutionnaire, rien qui n’ouvre vers une époque nouvelle (Marie-Claire Blais, Une saison dans la vie d’Emmanuel). Daunais en fait une intéressante analyse qu’il vaut mieux lire que résumer.

“Pour tout dire, le personnage du roman québécois trouve dans la mondialisation un espace qui reconduit ou prolonge l’idylle à laquelle il est habitué: un espace peu contrasté, sans marge ni centre, apaisé (du moins pour lui qui en habite l’une des contrées les plus prospères). Le monde lié à cet espace, en fait, lui est si familier ou si naturel qu’il n’a pas, comme les personnages des autres romans, à le découvrir. Cela pourrait lui procurer un avantage, faire de lui un être plus adapté à ce monde et par là plus représentatif de ce monde. Mais cette adaptation a plutôt pour conséquence de le faire s’y fondre au point de ne pas s’y faire remarquer, de l’y rendre parfaitement soluble.” (p. 208-209)

Réflexion sur Le roman sans aventure

Dans Le roman sans aventure, Daunais étaye une hypothèse à partir d’idées qui ont du sens, suffisamment du moins pour avoir fait naitre chez moi un petit sentiment de wow/crise existentielle. D’un autre côté, Le roman sans aventure me laisse avec des doutes. Je songe à Rosa Candida et à L’embellie de Ólafdóttir, qui ne racontent que quêtes personnelles. Il ne s’y trouve aucune grande aventure qui transcende les personnages. Et pourtant cette littérature est exportée, elle est accueillie par le grand contexte. Qu’est-ce qui distingue réellement le roman québécois de ceux-ci? Certains titres japonais me viennent aussi en tête (ceux de Kawakami, par exemple), des livres que j’ai lus pour leur simplicité, parce qu’ils mettent en lumière les relations humaines, sans avoir besoin de plonger au cœur d’une grande histoire. Le Japon a vécu des catastrophes humaines et naturelles horribles, qui ont certes pu transformer ce pays radicalement (attention, je ne suis pas spécialiste, je réfléchis) mais ce me semble aussi un monde pacifié, impression renforcée à la suite de ma lecture de Underground de Murakami. Pourquoi, donc, certains romans étrangers décrivant un univers proche de l’idylle, racontant une histoire qui n’est pas portée par l’aventure, ont-ils plus de succès que les romans québécois?

DAUNAIS, Isabelle. Le roman sans aventure, Les Éditions du Boréal, Montréal, 2015, 217 p.

La petite fille qui aimait trop les allumettes

J’ai passé un bon moment à me demander ce qu’il en était de cette petite fille et des fameuses allumettes, mais… ouf! On ne m’avait jamais parlé de La petite fille qui aimait trop les allumettes, si ce n’était pour me dire que c’est un classique incontournable de la littérature québécoise, et je l’ai abordé en ayant en tête une vague attente d’histoire triste et charmante (je crois que mon cerveau l’avait associé à La petite filles aux allumettes)… sauf que c’est l’horreur qui se déchaine dès les premières lignes. L’horreur dans un souffle, décrite avec la naïveté du quotidien par qui tient la narration. La petite fille qui aimait trop les allumettes compte 179 pages et surprend plus d’une fois, heurte, choque, indigne… et intrigue. Définitivement mené de main de maitre, il vaut la peine d’être lu jusqu’au bout.

La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaétan Soucy

 

Je ne peux rien dire de plus de peur de trop dévoiler. Je me contenterai donc de citer les premières lignes du texte, qui permettent de se faire une bonne idée du style.

“Nous avons dû prendre l’univers en main mon frère et moi car un matin peu avant l’aurore papa rendit l’âme sans crier gare. Sa dépouille crispée dans une douleur dont il ne restait plus que l’écorce, ses décrets si subitement tombés en poussière, tout ça gisait dans la chambre de l’étage d’où papa nous commandait tout, la veille encore. Il nous fallait des ordres pour ne pas nous affaisser en morceaux, mon frère et moi, c’était notre mortier. Sans papa nous ne savions rien faire. À peine pouvions-nous par nous-même hésiter, exister, avoir peur, souffrir.

Enfin, si La petite fille qui aimait trop les allumettes charme, ce n’est décidément pas selon la définition habituelle. Et, à travers l’horreur, quelques très belles phrases…

La petite fille qui aimait trop les allumettes en extraits

“L’inspecteur des mines avec son pouce et son index se frotta les paupières comme s’il avait mal au bourrichon. Il allongea ensuite ses jambes en dessous et se mit à réfléchir durant une longue minute de silence, les mains croisées derrière l’occiput, vrai comme je vous parle. Ses yeux étaient comme ceux des chouettes, vastes, avec de la lumière debout à l’intérieur. Il dit alors en se penchant vers moi, avec la voix que l’on a dans certains rêves, quand on parle à quelque chose qui n’existe pas [­…]” (p. 80)

“Un frémissement de linge blanc traverse la splendeur du ciel d’automne, flottant au-dessus de la rivière, on dirait un cerf-volant qui serait grand comme une église, les oies blanches.” (p. 179)

SOUCY, Gaétan. La petite fille qui aimait trop les allumettes, Boréal, 2000