Très beau livre que L’adieu à Stafan Zweig, fait de très belles phrases, de magnifiques images et de grandes réflexions. Un livre sur l’humanité par le prisme de celle à découvrir, à imaginer, de Stefan Zweig, écrivain autrichien s’étant suicidé le 22 février 1942, après avoir trouvé la sécurité au Brésil, loin des Nazis et de la guerre qui sévissait alors en Europe. L’auteure, Belinda Cannone, mise en scène dans le livre, le personnage de Marthe, tente de reconstituer ce qui aurait pu pousser Zweig à s’enlever la vie, là-bas, à l’abri du danger. Elle fouille les archives et son imagination, redonne vie à l’homme pour ne formuler, en bout de ligne, que des hypothèses sur le motif réel de son suicide.
J’ai beaucoup aimé L’adieu à Stefan Zweig, sans pour autant apprécier à parts égales chacune des trois parties du roman, trois grands niveaux de narration: Zweig narré et commenté par le personnage de Marthe, Yin Yin (personnage secondaire dans la vie de Zweig et dont l’histoire se détache du reste pour devenir distincte) raconté par Marthe (deux récits parallèles, comportant des ponts, correspondant au roman que rédige Marthe) puis une focalisation sur le personnage de l’auteure, mettant l’accent sur son travail d’écriture et sur sa vie avec son amoureux. C’est ce niveau de narration qui m’a le plus interpelée, sans doute en raison de la substance du personnage: féminité, littérature, couple, réflexions sur le monde, optimisme… On y lit d’ailleurs une très intéressante scène érotique (p. 144-152), intéressante pour sa longueur et ses détails, mais pour son point de vue aussi (celui de l’enthousiasme, de “l’envie générale”, éprouvé par le personnage féminin dans l’acte de prendre et de sucer la verge, mais présenté comme une sorte de philosophie de la fellation), et le fait qu’elle se tient hors du cliché. Une scène surprenante.
Plus intéressée par Marthe, sans doute, parce que personnage plus en chair alors que le Zweig qu’elle tente de raconter n’est qu’approximations et hypothèses. Donc moins substantiel. Moins heureux aussi, et il en parait moins vivant. De mon côté j’aime la vie, j’aime que l’espoir veille, et ce n’est qu’appréciation personnelle, car la partie concernant Zweig est superbement menée. J’ai aimé l’approche que l’auteure choisit pour “rapporter” les conversations entre Zweig et ses semblables, aimé les phrases qui là aussi sont belles…
Je ne suis pas la fille de la mélancolie, ce n’est pas nouveau, je le savais déjà. Même issue d’une lecture, elle se transfère à moi, car, si on habite un livre un moment, celui-ci nous habite plus longtemps encore. Je me souviens avoir lu La ballade de l’impossible de Haruki Murakami et m’être demandé pendant une semaine ce que j’avais à me sentir déprimée comme ça, et pourtant j’ai adoré le livre. Enfin, si j’ai préféré le personnage de Marthe, je n’ai aucun doute que c’est en grande partie pour le regard lumineux qu’elle jette sur le monde, même si elle en voit les travers et les horreurs.
L’adieu à Stefan Zweig en extraits
“Dans sa langue existe le mot Einfühlung: sentir sentir; don de communier avec une pensée étrangère. Et donc de souffrir avec autrui.” (p. 47-48)
“Que savait Zweig? Il avait une telle façon de ne pas savoir.” (p. 60)
“Ce qui m’étonne aujourd’hui encore, c’est l’absence de questions et de doutes, avant même la confiance puisqu’elle ne vient qu’après la réflexion ou l’épreuve, juste l’absence de question et la Joie. Celle qui porte majuscule, pas l’autre, pas la petite joie qui existe au pluriel, mais la Joie qui est un mouvement perpétuellement recommencé: les pétales du corps s’élèvent comme des bras et m’enveloppent lentement, je retombe au fond de moi-même avec la tranquillité des vagues et les pétales s’élèvent à nouveau.” (p. 115)
“Après être arrivés au sommet, très près du ciel d’automne, rien de ce que nous avons laissé en bas ne reste tout à fait pareil. Tout paraît moins difficile. C’est cela le point de vue que les hommes veulent atteindre. Toujours plus haut, le regard est plus clair. C’est pour cela, ou c’est cela qu’ils ont appelé Dieu ou l’Histoire. Ils ont imaginé le plus haut point possible d’où considérer leurs actes, leurs pensées, leurs êtres, et se sont jugés à cette aune.” (p. 133)
“À trop fouiller la vie d’un être, je trouve ses fêlures et ses failles. Alors que je tentais, pas à pas, de l’approcher, que chaque nouvelle étape franchie me le rendait plus familier, plus clair… soudain, le pas supplémentaire le rejette dans une altérité si profonde, si opaque, que la vue se brouille et je sens la vanité de mon parcours.” (p. 138)
CANNONE, Belinda (1990). L’adieu à Stefan Zweig, Points Seuil, Paris, 252 p.