Il y avait un moment que je souhaitais lire Kazuo Ishiguro. En cherchant des œuvres pour le cinéclub littéraire, j’ai découvert que Auprès de moi toujours (Never Let Me Go) avait été adapté au cinéma en 2010. Je me suis empressée de le commander et j’ai bien fait. Le sixième roman du prix Nobel 2017 nous emporte comme dans un souffle. L’écriture, délicate, suit les vagues de la mémoire, la narratrice amorçant le récit particulier de ce qu’a été sa vie, de son enfance jusqu’à ce jour où elle raconte.
Bien que l’histoire se déroule dans les années 1980-90, c’est une oeuvre de science-fiction qu’offre ici Kazuo Ishiguro, une dystopie vécue par la narratrice, Kathy, avec tellement d’acceptation et de candeur/maturité (il peut être difficile de statuer duquel il est question) qu’on en oublie par moment l’aspect profondément dérangeant du sujet traité. Or, nous ne serons pas épargnés. Si Auprès de moi toujours nous transporte doucement à travers les souvenirs de la narratrice, nimbés de sa naïveté, souscrits par un point de vue à la première personne, le choc de réalité n’en est que plus grand pour nous, lecteur, qui lisons avec un regard non voilé.
Qui ne veut connaitre aucune clé de l’intrigue devrait cesser ici sa lecture du billet car, bien qu’elle se pressente jusqu’à son dévoilement (à mi-lecture), l’information que je vais livrer dans le prochain paragraphe pour faire le résumé de l’oeuvre peut constituer en soi un premier punch. Toutefois, je crois qu’on peut apprécier sa lecture même en connaissant cette information (aussi révélée dans la bande-annonce du film, je vous avertis).
Le récit débute au moment où Kath s’apprête à mettre fin à sa « carrière » d’accompagnante, un parcours plus long que la normale puisqu’il aura duré dix ans. À la demande d’un donneur qu’elle accompagne, elle amorce le récit de sa jeunesse à Hailsham, le pensionnat où elle a été élevée. Bien que tout soit organisé de façon à ce que les enfants aient une enfance des plus heureuses, une ambiance mystérieuse plane sur le pensionnat en raison des mœurs peu usuelles qui y ont cours. Les enfants sont, dès le plus jeune âge, encouragés à développer leur art, que ce soit par la peinture, le dessin ou la poésie. L’importance qui y est accordée est cruciale, sans qu’on sache pourquoi, et les meilleures œuvres, emportées pour garnir la galerie de Madame. Kath, Ruth et Tommy grandissent ensemble dans cet univers où on leur apprend tout sans rien leur dire clairement. Ils savent qu’ils ont été conçus afin de devenir des donneurs, sans savoir de quoi il en retourne vraiment. Ils savent qu’ils sont des clones, et en ce sens différents du reste des gens, auxquels ils ne se mêleront qu’à l’aube de leur vie adulte, mais se soucient peu de ces différences. Ils vivent dans un univers à part et pensent d’une façon qui les protège de la brutale réalité. Ainsi les a-t-on éduqués.
Auprès de moi toujours est un roman magnifique et déstabilisant qui offre à la fois une réflexion éthique sur la valeur des individus, mais aussi une réflexion sur la place de nos perceptions sur notre vision du monde – qui font que l’on regarde le monde selon un certain point de vue. C’est cette dernière réflexion qui me semble centrale puisqu’elle s’incarne dans le livre à même les propos de la narratrice. Son regard, parfaitement modelé sur l’éducation qu’elle a reçue, l’empêche de se révolter au même tire que le lecteur. Elle n’éprouve pas les mêmes sentiments ou, du moins, ne leur accorde pas la même place. C’est cet apparent clivage qui confère à l’oeuvre son aspect doucement dérangement, où flotte l’ombre de l’inquiétante étrangeté.
Une lecture que je recommande fortement.
Auprès de moi toujours au cinéma
Mark Romanek a adapté Auprès de moi toujours dans un film sorti en 2010. Le rythme, très lent, et les couleurs, sépia, confèrent à l’adaptation un aspect vieillot qui ne cadre pas avec la lecture que j’ai faite. Si le livre n’obéit pas à une logique de l’action, le déroulement des pensées de la narratrice nous emporte malgré tout dans les méandres de la mémoire et des petites intrigues de l’enfance – ou de celles, plus importantes, du début de l’âge adulte. Le film ne parvient pas à transposer cet effet. On se retrouve donc devant un film long et lent qui sème des indices sans apporter de réponses claires (contrairement au livre). Je l’avoue, j’ai découvert le film en même temps que les élèves. Et leur plus pertinent commentaire, à la fin du visionnement, en dit long sur les ratés de cette adaptation: « C’est parce qu’on ne comprend pas ce que le film voulait nous dire… »
ISHIGURO, Kazuo. Auprès de moi toujours, Folio Gallimard, 2015, 448 p.