Le ciel de Bay City

Je n’aime habituellement pas les récits pessimistes car, absorbée par ma lecture, je sens qu’ils me tirent vers le bas, vers une mélancolie qui n’est pas dans ma nature et, bien souvent, ça me déprime. C’est l’une des raisons pour lesquelles je n’aurais pas cru ouvrir Le ciel de Bay City. J’en avais lu un extrait dans un manuel de la SOFAD destiné élèves de 4e secondaire, un extrait tiré de la première page et qui laissait tout de suite voir la qualité de l’écriture et la noirceur du thème.

“De Bay City, je me rappelle la couleur mauve saumâtre. La couleur des soleils tristes qui se couchent sur les toits des maisons préfabriquées, des maisons de tôles clonées les unes sur les autres et décorées de petits arbres riquiqui, plantés la veille. Je me souviens d’un mauve sale qui s’étire des heures. Un mauve qui agonise bienveillamment sur le destin ronronnant des petites familles. Dès cinq heures du soir, quand les voitures commencent à retrouver leur place dans les entrées de garage, on s’affaire dans les cuisines. Les télé se mettent à hurler et les fours à micro-ondes à jouir. [­…]
À Bay City, à peine la journée est finie qu’on accueille le soir frénétiquement en se préparant pour le sommeil sans rêve de la nuit. À Bay City, mes cauchemars sont bleus et ma douleur n’a pas encore de nom.” (p. 9)

Puis j’ai été curieuse, j’ai voulu découvrir Catherine Mavrikakis, l’auteure, et me suis procuré Le ciel de Bay City. En aucun temps je n’ai étouffé sous la lourdeur de la thématique, pourtant très soutenue, de la mort, passant des camps de concentration aux idées suicidaires et meurtrières d’une jeune Américaine hantée par le passé des siens.

Le ciel de Bay City est un récit à l’écriture noire, mais étrangement lumineuse, étouffante et pourtant pleine d’élan. Des thématiques serrées qui s’organisent comme une toile au fil de la narration. Un livre qui décrit la laideur avec de belles phrases qui la rendent poétique, tolérable, et la ramènent sur un pied d’égalité avec le beau et le vivant.

Le ciel de Bay City Catherine Mavrikakis

 Amy rêve de mourir depuis toujours; elle n’a pas eu la chance de sa sœur ainée mort née: elle doit vivre sous le ciel mauve de Bay City. Ayant quitté l’Europe post-Deuxième Guerre, sa mère et sa tante s’y sont établies pour élever de vrais petits Américains, et vivent dans le déni du passé. À Amy, curieuse et hantée dans ses cauchemars, elles refusent toute réponse. Sa mère voit dans ses visions nocturnes des fadaises tandis que sa tante y voit un signe de sainteté. D’une façon ou d’une autre, Amy est livrée à elle-même, à son désir de mort et à sa relation ambigüe au vivant. Elle baise sur les banquettes arrière, fume des joints, écoute Alice Cooper et travaille au K-Mart, emblème de l’Amérique prospère et seul lieu où elle se sent vraiment chez elle.

“Le ciel de Bay City” n’est pas un titre anodin. Pas que les titres le soient habituellement, mais plutôt que celui-ci est plus qu’à l’habitude imbriqué au récit. Les mots “ciel”, “Bay City” et “mauve” (non représenté en mot mais en couleur sur la couverture) sont récurrents tout au long de l’histoire, le ciel est presque en soi un personnage.

“Je ne peux leur expliquer ce qu’est le ciel pour moi. Que les avions que je lance en sa direction conjurent le mauvais sort, que leurs vapeurs toxiques embrassent les cendres de mes ancêtres et font saigner le firmament qui rendra un jour l’âme. Je ne veux sauver ni la terre, ni le ciel. Le monde est un désastre, à la catastrophe je veux participer en transperçant l’azur. À ma mort, il me faudra me faire pardonner d’avoir vécu si longtemps. Je n’aurai pas d’autre excuse que celle d’avoir voulu contribuer à l’apocalypse.” (p. 208)

On a été habitué par la littérature québécoise (vous excuserez la généralisation, mais elle est dénuée de tout sentiment négatif) à des fins simples et sans surprise (Voir Le roman sans aventure). Aussi ne m’attendais-je à rien de particulier à l’approche des dernières pages. J’ai été soufflée. (Ou peut-être suis-je bien naïve, bon public que je suis.) Écriture habile, parfaitement maitrisée, récit bien mené. Je me suis demandé un temps ce qui pouvait motiver cette écriture, ce qui permettait à l’auteure de construire au fil des pages, ce vers quoi elle avançait. Puis il m’a semblé que c’est un rappel des camps de concentration et de l’horreur, une réflexion sur la mort et donc sur la vie qui guidaient son écriture. Le personnage d’Amy existe pour faire parler ces thèmes.

Le ciel de Bay City en extraits

“Je n’ai aucun désir pour un type qui se fait acheter ses Playboy par sa mère et qui boit un café infâme parce qu’il croit continuer ainsi à téter le sein maternel. Mon cousin est un fils à sa maman. Un beau gosse certes, mais il y en a beaucoup à Bay City de garçons aux dents blanches. Le Colgate ou le Crest se vendent bien dans notre patelin.” (p. 63)

“Aussi scandaleux, inhumain que cela puisse paraître, celui ou celle qui meurt doit le faire seul. La mort n’est pas de l’ordre de l’humain, elle est sacrée, c’est-à-dire divine ou anodine. C’est une inconnue dont il faut respecter les secrets. C’est pourquoi les humains que nous sommes doivent s’incliner quand elle arrive vraiment et la laisser faire son œuvre, fût-elle diabolique, seule. J’ai compris avec la mort de Bernie que le scandale des camps de concentration réside dans cette mort collective, publique, arrachée à même la vie, abruptement. Les morts doivent avoir le temps de quitter les vivants et de devenir parias. Voilà pourquoi j’ai toujours pensé que ceux qui meurent violemment, accidentellement souffrent davantage que les autres.” (p. 165)

“Parfois, il me semble que ce serait bon de finir ainsi: à l’hôpital, dans les souffrances d’un cancer qu’on soulage à grands coups de morphine. Il me semble que c’est l’holocauste organisé du temps qui passe que je devrais accepter de vivre en mourant hébétée dans une chambre aseptisée et triste. Il serait très certainement doux de me faire l’hôtesse accueillante de la mort banalisée.” (p. 256)

MAVRIKAKIS, Catherine. Le ciel de Bay City, Héliotrope, 2011

L’écriture ou la vie

C’est étrange. J’ai adoré L’écriture ou la vie de Jorge Semprun, il m’a emportée dès le début par son écriture riche sur le chemin des souvenirs. Pourtant, on dirait que je ne sais pas trop quoi dire à son sujet. Commençons par résumer les faits.

Jorge Semprun L'écriture ou la vie Buchenwald

Jorge Semprun nait en décembre 1923 à Madrid dans une famille politiquement engagée. Quand éclate la guerre civile en Espagne, son père quitte le pays avec ses sept enfants et s’établit finalement en France en 1939. Semprun y fait des études de philosophie, s’intéresse à la littérature et s’implique dans la Résistance, dans les réseaux communistes. C’est ainsi qu’en septembre 1943, à l’âge de 19 ans, il se fait arrêter par la Gestapo, torturer puis dépoter à Buchenwald. Là, encore une fois, il pourra intégrer le réseau de Résistance.

L’écriture ou la vie raconte sa libération le 11 avril 1945, comment le retour à la normale fut difficile, comment la mort imprégnait partout la vie. Comment, pour pouvoir vivre, il a dû abandonner pendant des années ce qui le faisait lui, l’écriture.

“Tout au long de l’été du retour, de l’automne, jusqu’au jour d’hiver ensoleillé, à Ascona, dans le Tessin, où j’ai décidé d’abandonner le livre que j’essayais d’écrire, les deux choses dont j’avais pensé qu’elles me rattacheraient à la vie – l’écriture, le plaisir – m’en ont au contraire éloigné, m’ont sans cesse, jour après jour, renvoyé dans la mémoire de la mort, refoulé dans l’asphyxie de cette mémoire.” (p. 146)

Et comment, quelque seize ans plus tard, il est parvenu à renouer avec l’écriture.

Bien que récit autobiographique, L’écriture ou la vie n’est pas une autobiographie. C’est le récit de souvenirs, une plongée dans les vagues de la mémoire, qui vont et qui viennent. C’est une réflexion sur l’écriture, la vie, la mort, le Mal, la fraternité…

Semprun y fait aussi une réflexion sur le témoignage. Comment raconter les camps de façon crédible? Comment être entendu? Comment amener les gens à comprendre vraiment, à imaginer l’horreur des camps, pour ce qu’elle était réellement?

   “—Tu tombes bien, de toute façon, me dit Yves, maintenant que j’ai rejoint le groupe des futurs rapatriés. Nous étions en train de nous demander comment il faudra raconter, pour qu’on nous comprenne.
Je hoche la tête, c’est une bonne question: une des bonnes questions.
—Ce n’est pas le problème, s’écrie un autre, aussitôt. Le vrai problème n’est pas de raconter, quelles qu’en soient les difficultés. C’est d’écouter… Voudra-t-on écouter nos histoires, même si elles sont bien racontées?
Je ne suis donc pas le seul à me poser cette question. Il faut dire qu’elle s’impose d’elle-même.
Mais ça devient confus. Tout le monde a son mot à dire. Je ne pourrai pas transcrire la conversation comme il faut, en identifiant les participants.
—Ça veut dire quoi « bien racontées »? s’indigne quelqu’un. Il faut dire les choses comme elles sont, sans artifices!
C’est une affirmation péremptoire qui semble approuvée par la majorité des futurs rapatriés présents. Des futurs narrateurs possibles. Alors, je me pointe, pour dire ce qui me paraît une évidence.
— Raconter bien, ça veut dire: de façon à être entendus. On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art!” (p. 165)

Cette réflexion se poursuit jusqu’à la page 170. Il y est question des témoignages nombreux qui seront faits des camps, des documents qui seront consignés, des photos… Tous des éléments qui permettront d’en arriver à une vérité historique. Mais la vérité du témoin, celle de l’expérience, ne serait transmissible que par l’art, car l’art permet à l’imagination de voir et de ressentir les choses. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Semprun commencera par écrire de la fiction, bien qu’il se projette dans ses personnages.

Jorge Semprun a cette autre particularité d’être un écrivain d’origine espagnole ayant choisi comme langue maternelle (ce sont ses mots) le français. Il n’a écrit que dans notre langue (ou presque), qu’il parlait à la perfection. Tout comme sa connaissance de l’allemand lui a permis de se débrouiller dans le camp. Les survivants le disent: pour survivre dans les camps, il fallait connaitre l’allemand, avoir un métier pratique. Et de la chance. Beaucoup de chance.

Semprun est décédé en 2011.

L’écriture ou la vie est très riche, autant sur le plan littéraire que sur celui du témoignage. Nombreux sont les passages sur lesquels je me suis arrêtée. Mais je ne peux pas tout citer. Voici malgré tout quelques extraits.

L’écriture ou la vie en extraits

“C’était très excitant d’imaginer que le fait de vieillir, dorénavant, à compter de ce jour d’avril fabuleux, n’allait pas m’approcher de la mort, mais bien au contraire m’en éloigner.” (p. 28)

“Mais il n’a bientôt plus eu la force de prononcer le moindre mot. Il ne pouvait plus que m’écouter, et seulement au prix d’un effort surhumain. Ce qui est par ailleurs le propre de l’homme.” (p. 31-32)

“Celui-ci avait encore la force, inimaginable par ailleurs, de se réciter la prière des agonisants, d’accompagner sa propre mort avec des mots pour célébrer la mort. Pour la rendre immortelle, du moins. Halbwachs n’en avait plus la force. Ou la faiblesse, qui sait? Il n’en avait plus la possibilité, en tous cas. Ou le désir. Sans doute la mort est-elle l’épuisement de tout désir, y compris celui de mourir. Ce n’est qu’à partir de la vie, du savoir de la vie, que l’on peut avoir le désir de mourir. C’est encore un réflexe de vie que ce désir mortifère.” (p. 61)

“Nous avions tous deux la passion que peuvent avoir des étrangers pour la langue française, quand celle-ci devient une conquête spirituelle. Pour sa possible concision chatoyante, pour sa sécheresse illuminée. De fil en aiguille, de Jean Giraudoux en Heinrich Heine, nous en étions venus à nous réciter des poèmes. D’où l’oubli de l’heure qui tournait, le piège refermé du couvre-feu.” (p. 134)

“Mais la fraternité n’est pas seulement une donnée du réel. Elle est aussi, surtout peut-être, un besoin de l’âme: un continent à découvrir, à inventer. Une fiction pertinente et chaleureuse.” (p. 337)

“[…] mais la vie n’est pas parfaite, on le sait. Elle peut être un chemin de perfection, mais elle est loin d’être parfaite.” (p. 365)

“[…] l’écriture, si elle prétend être davantage qu’un jeu, ou un enjeu, n’est qu’un long, interminable travail d’ascèse, une façon de se déprendre de soi en prenant sur soi: en devenant soi-même parce qu’on aura reconnu, mis au monde l’autre qu’on est toujours.” (p. 377)

Pour en savoir plus sur Jorge Semprun:

http://www.academie-goncourt.fr/?membre=1016697318

http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/06/07/l-ecrivain-espagnol-jorge-semprun-est-mort_1533274_3246.html

SEMPRUN, Jorge. L’écriture ou la vie, Folio Gallimard, Paris, 1994, 397 p.

Aucun de nous ne reviendra (Auschwitz et après I)

Ouf! Oui, ouf, car parfois une onomatopée peut contenir bien des choses. De ces évènements impossibles à décrire dans leur intégralité, de ces horreurs que seul le vécu permet de comprendre… et que Charlotte Delbo, avec Aucun de nous ne reviendra: Auschwitz et après 1, réussit à nous laisser entrevoir par l’entremise d’une écriture forte, une écriture douce mais puissante, qui dit peu mais montre, qui ouvre une fenêtre sur le quotidien des femmes détenues dans le camp d’Auschwitz.

Aucun de nous ne reviendra Auschwitz et après Charlotte Delbo

Une écriture morcelée, qui présente l’horreur comme dans les films, en tableaux qui s’allument et qui s’éteignent, parce que le cœur ne peut recevoir l’horreur que par fragments, et parce que la vie des femmes et des hommes d’Auschwitz n’était plus que fragments.

Aucun de nous ne reviendra: Auschwitz et après 1 est un livre dur maquillé sous une écriture douce et féminine. C’est un livre aux images fortes. Oui, malgré l’absence d’illustration, même sur la couverture, je dirais que ce livre en est un d’images. Non, on n’en conserve pas des mots: seulement des images.

Premier d’une trilogie (Auschwitz et après) que je ne croirais pas lire en entier, pas tout de suite, ce témoignage est celui de Charlotte Delbo, l’une des 230 femmes déportées vers Auschwitz le 24 janvier 1943. Et qui a survécu.

Et qui tente de restituer l’horreur pour nous qui ne pouvons pas comprendre.

Aucun de nous ne reviendra: Auschwitz et après 1 en extraits

   “Il y a une petite fille qui tient sa poupée sur son cœur, on asphyxie aussi les poupées.” (p. 15)

   “« Regardez. Oh, je vous assure qu’elle a bougé. Celle-là, l’avant-dernière. Sa main… ses doigts se déplient, j’en suis sûre. »
Les doigts se déplient lentement, c’est la neige qui fleurit en une anémone de mer décolorée.” (p. 32)

   “Immobiles depuis le milieu de la nuit, nous devenions si lourdes à nos jambes que nous enfoncions dans la terre, dans la glace, sans pouvoir rien contre l’engourdissement. Le froid meurtrissait les tempes, les maxillaires, à croire que les os se disloquaient, que le crâne éclatait. Nous avions renoncé à sauter d’un pied sur l’autre, à taper des talons, à frotter nos paumes. C’était une gymnastique épuisante.
Nous restions immobiles. La volonté de lutter et de résister, la vie, s’étaient réfugiées dans une portion rapetissée du corps, juste l’immédiate périphérie du cœur.” (p. 42)

   “J’avais couru, couru sans rien voir. J’avais couru, couru sans rien penser, sans savoir qu’il y avait un danger, n’en ayant qu’une notion vague et proche à la fois. Schneller. Schneller. Une fois j’avais regardé ma chaussure, le lacet défait, sans cesser de courir. J’avais couru sans sentir les coups de bâton, de ceinturon qui m’assommaient. Et puis j’avais eu envie de rire. Ou plutôt non, j’avais vu un double ayant envie de rire. Mon cousin m’affirmait qu’un canard marchait encore le cou tranché. Et ce canard se mettait à courir, à courir, sa tête tombée derrière lui, qu’il ne voyait pas, ce canard courait comme ne court jamais un canard, regardant sa chaussure et se moquant du reste, maintenant, la tête tombée, il ne risque plus rien.” (p. 63-64)

   “Personne ne peut s’endormir ce soir.
Le vent souffle et siffle et gémit. C’est le gémissement qui monte des marais, un sanglot qui gonfle, gonfle et éclate et s’apaise dans un silence de frisson, un autre sanglot qui gonfle et éclate et s’éteint.
Personne ne peut s’endormir.
Et dans le silence, entre les sanglots du vent, des râles. Étouffés d’abord, puis distincts, puis forts, si forts que l’oreille qui veut les situer les entend encore quand le vent s’abat.
Personne ne peut s’endormir.” (p. 69)

   “J’ai envie de me coucher dans la boue et d’attendre. D’attendre que la kapo me trouve morte. Pas si facile de mourir. C’est terrible ce qu’il faut battre longtemps quelqu’un, à coups de pelle ou à coups de bâton, avant qu’il meure.” (p. 163)

DELBO, Charlotte. Aucun de nous ne reviendra: Auschwitz et après 1, Éditions de Minuit, Paris, 1970, 181 p.