Le coeur est un chasseur solitaire

Poursuivant ma lecture de romans mettant en scène des personnages sourds, je me suis tournée vers Le coeur est un chasseur solitaire de Carson McCullers, paru pour la première fois en 1940. Bien coté sur Babelio, livre ayant influencé la vie de Patrick Modiano,  l’ouvrage est certes bien écrit et présente des personnages bien en chair. Il est toutefois assez déprimant, dépeignant d’un ton mélancolique la vie d’individus dont les aspirations semblent d’avance vouées à l’échec dans cette société sud-américaine qui, en bout de ligne, vante des préceptes de liberté et d’égalité ne demeurant qu’un idéal.

Le coeur est un chasseur solitaire Carson McCullers Sourd

Je reconnais la qualité du livre, de son propos, de son écriture (même si je l’ai lu en traduction), je ne l’ai pas lu comme une corvée, mais je n’ai pas non plus accroché passionnément. Il n’est pas venu chercher de fibre en moi (peut-être ne suis-je pas suffisamment filamenteuse… haha — joke de fille trop dans sa tête…).

Ce qu’il a d’intéressant dans Le cœur est un chasseur solitaire, c’est sa structure, dont le centre est un personnage de sourd-muet, auquel vont se confier l’un après l’autre les quatre personnages solitaires dont le quotidien et les tourments constituent la trame du roman, et qui sont la plupart du temps présentés en parallèle ou, plutôt, en contrepoint comme le mentionne l’auteur, p. 424, dans son Esquisse pour “Le Muet”, présentée dans cette édition à la suite du roman proprement dit.

Le cœur est un chasseur solitaire m’a amenée à m’interroger sur la figure du sourd-muet en littérature, car c’est ici la position qu’il occupe: figure, beaucoup plus que personnage. Tout le monde projette sur lui l’image qu’il souhaite admirer, lui confie ses moindres secrets, se fiant qu’il lit sur les lèvres et, d’une certaine façon, qu’il a un pouvoir plus grand que nature lui permettant de tout comprendre, de connecter avec l’âme de l’autre. Mais, on l’apprend plus loin, Mr. Singer, sourd-muet de naissance, ne comprend pas tout de ces êtres qui le fréquentent assidument, et voit de longs pans de la conversation lui échapper. Il reste là, calmement, à leur sourire et à “écouter”.

J’ai choisi cette édition de Le cœur est un chasseur solitaire parce qu’elle comprend un dossier Écrivains, écriture et autres propos, présentant des réflexions de l’auteure sur son travail, ainsi que L’esquisse pour “Le Muet”. Je n’ai pas tout lu, finalement, choisissant plutôt les articles qui m’interpelaient, mais voici quelques extraits que j’ai bien aimés:

“Cette analogie avec l’écriture contrapuntique sera rendue sensible grâce aux différents styles employés. Il y en aura cinq — un pour chacun des principaux personnages décrits subjectivement; et un cinquième, objectif celui-là, et proche du style des légendes, pour le muet. Ces différents styles d’écriture permettront de suivre avec une extrême précision le rythme psychique de chaque personnage. La première partie mettra clairement en évidence cette correspondance entre écriture et personnages — mais, au fur et à mesure qu’on avancera dans l’histoire, cette correspondance deviendra si étroite que le style finira par éclairer aussi profondément que possible la conscience de chacun d’eux, sans toutefois atteindre le mystère de l’inconscient.” (Esquisse pour “Le Muet”, p. 425)

“La solitude des Américains n’a pas pour cause la xénophobie; nous sommes une nation de gens extravertis, qui cherchons constamment à nouer des contacts immédiats, à nous lancer dans une nouvelle expérience. Mais nous avons tendance à agir à titre individuel, en solitaires. L’Européen, que ses liens familiaux et une rigide fidélité à sa classe rassurent, ne sait pas grand-chose de la solitude morale qui nous est congénitale, à nous Américains. Alors que les artistes européens tendent à former des groupes ou des écoles, l’artiste américain est l’éternel rebelle — non seulement à la société, comme tout esprit créateur, mais dans le cadre même de son art.” (La solitude… une maladie américaine, p. 446)

“Qu’il s’agisse de prose ou de poésie — et je ne pense pas qu’il y ait une différence définitive entre les deux formes —, l’écriture est une création hasardeuse. Je veux dire par là que certains passages ou certains paragraphes égarent l’imagination du lecteur par des allusions sensuelles, des nuances de sentiments, des vibrations de la mémoire ou du désir. L’étude esthétique a une fonction opposée. Loin d’encourager l’attention du lecteur à vagabonder ou à s’égarer dans un rêve éveillé, elle doit l’obliger à s’extérioriser, à demeurer lucide et cérébrale.” (La vision partagée, p. 448)

“Chaque jour, je lis le Daily News, le quotidien new-yorkais, très sérieusement. C’est intéressant de connaître le nom de la rue qu’habitait l’amant poignardé, ainsi que les circonstances du meurtre, que le New York Times ne rapporte jamais. Dans le cas du meurtre, non élucidé, de Staten Island, il est intéressant de savoir que le médecin et sa femme, quand ils furent poignardés, portaient une chemise de nuit à la mormone, qui descend à mi-mollet. Ce jour d’été torride où Lizzie Borden a tué son père, elle avait avalé un bouillon de mouton à son petit déjeuner. Les détails suscitent toujours plus d’idées que les généralités. Savoir que le Christ a été transpercé au côté gauche est plus émouvant et plus évocateur que de savoir simplement qu’il a été transpercé.” (Un rêve qui s’épanouit: notes sur l’écriture, p. 463-464)

“C’est seulement par l’imagination et au travers de la réalité qu’on apprend ce que nécessite la composition d’un roman. Je n’ai jamais attaché une très grande importance à la réalité seule. Un de mes professeurs a dit un jour qu’on ne devrait écrire que sur son pré carré; elle voulait signifier par là, je suppose, qu’on devrait écrire sur ce qu’on connaît le plus intimement. Et qu’y a-t-il de plus intime que sa propre imagination? L’imagination combine mémoire et intuition, réalité et rêve.” (Un rêve qui s’épanouit: notes sur l’écriture, p. 467)

“Beaucoup d’auteurs trouvent difficile d’écrire sur des milieux qu’ils n’ont pas connus dans leur enfance. Les voix qui vous reviennent de votre enfance sonnent plus juste à l’oreille.” (Un rêve qui s’épanouit: notes sur l’écriture, p. 467)

Le cœur est un chasseur solitaire au cinéma

Il y a un film tiré du livre, que je n’ai pas vu. Pour en savoir plus, vous pouvez consulter Rotten Tomatoes.

Le cœur est un chasseur solitaire en extraits

“C’était peut-être vrai qu’elle venait se percher sur ces marches pour voir Mr. Singer pendant qu’elle écoutait la radio de Miss Brown à l’étage en dessous. Elle se demandait quelle musique il entendait dans sa tête, que ses oreilles ne pouvaient entendre. Personne ne le savait. Et ce qu’il dirait s’il pouvait parler. Personne ne le savait non plus.” (p. 66)

“Bon Dieu, j’ai soif, déclara Jake. On dirait que l’armée russe au grand complet a défilé en chaussettes dans ma bouche.” (p. 68)

“Elle était heureuse. Elle murmura quelques mots: « Pardonne-moi, Seigneur, car je ne sais pas ce que je fais. » Pourquoi pensait-elle à ça? Tout le monde savait depuis quelques années qu’il n’y avait pas de vrai Dieu. Quand elle songeait à la manière dont elle se représentait Dieu, il ne lui venait que l’image de Mr. Singer enveloppé d’un long drap blanc. Dieu était silencieux — c’était peut-être ça qui lui avait donné cette idée. Elle répéta les mots, exactement comme elle les articulerait à l’intention de Mr. Singer: « Pardonne-moi, Seigneur, car je ne sais pas ce que je fais. » (p. 137)

“Blount et Mick ne quittaient pas Singer des yeux. Ils parlaient, et l’expression du muet changeait tandis qu’il les observait. C’était un curieux phénomène. La raison était-elle en eux ou en lui? Singer était parfaitement immobile, les mains dans les poches, et, parce qu’il ne disait mot, il paraissait supérieur. Que pensait ce type et que comprenait-il? Que savait-il?
Deux fois au cours de la soirée, Biff avança vers la table au centre, mais chaque fois il s’arrêta. Après leur départ, il se demandait encore ce qu’il y avait chez ce muet — et au point du jour, dans son lit, il retournait des questions et des solutions dans sa tête, en vain. L’énigme s’était enracinée en lui. Elle le tracassait insidieusement et le laissait troublé. Quelque chose clochait.” (p. 152)

“Ce sont des gens très occupés, à un point difficile à imaginer. Ce n’est pas qu’ils travaillent jour et nuit, mais ils ont toujours beaucoup à faire dans leur tête, et ça ne leur laisse aucun répit.” (p. 237)

McCULLERS, Carson. Le cœur est un chasseur solitaire, éditions Stock, 2007, 530 p.

Underground

Parfois, on choisit un livre sans trop savoir à quoi s’attendre. Je me suis dit tiens, pourquoi pas retourner à Murakami avec autre chose qu’un roman… Accéder au Murakami terre à terre est toujours intéressant (ma lecture d’Autoportrait de l’auteur en coureur de fond m’en a du moins convaincue). Je me suis procuré Underground, donc, un livre dans lequel Murakami revient sur les attentats au gaz sarin survenus dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995 et perpétrés par la secte Aum.

Underground Haruki Murakami Attentats gaz sarin Tokyo

Je dis que je ne savais pas à quoi m’attendre, et c’était pourtant très clair, mais je croyais que l’auteur raconterait les évènements dans ses mots à lui. Il fait plutôt le choix de laisser la parole aux victimes, à ceux qui ont vécu cette journée.

Interpelé par une lettre lue dans un magazine — une lettre qui raconte comment un homme ayant conservé des séquelles physiques à la suite des attentats a ensuite été ostracisé à son travail parce qu’il ne parvenait plus à maintenir son rythme d’antan —, Murakami décide d’enquêter sur les évènements. Il veut comprendre comment la société japonaise a pu ainsi se désolidariser des siens. Il entreprend alors un travail de longue haleine: retrouver le maximum de personnes impliquées afin de leur demander de témoigner. La tâche est ardue; la vie privée des victimes devant être protégée, Murakami se retrouve avec une longue liste de noms, sans coordonnées. Difficile, donc, de retracer les femmes mariées. Parmi tous ceux qu’il est parvenu à joindre, plusieurs ont refusé de le rencontrer, pour différentes raisons. Finalement, il a pu recueillir une soixantaine de témoignages. Ces témoignages, il les a d’abord enregistrés, ensuite retranscrits puis, pour qu’ils appartiennent vraiment aux témoins, il les a fait relire par chacun, et retravaillés selon les commentaires reçus, y compris quand on lui demandait d’éliminer des passages pourtant importants. Avec ce livre, Murakami se fait intermédiaire. Les voix se relaient pour raconter une même histoire, vécue selon des angles différents.

Soixante témoignages de victimes, donc, dont seuls trente-quatre se retrouvent dans la traduction française. Un peu décevant à prime abord, mais comme le livre est assez dense (537 pages) et que les évènements se répètent sous des angles différents d’un témoignage à l’autre, je crois que ces 34 récits du Underground français suffisent pour se faire une bonne idée des choses. Murakami prend ensuite la parole dans un essai d’une vingtaine de pages. Il tente de comprendre ce qui, dans la société japonaise, a permis qu’on en arrive là. Réflexion intéressante, dont j’aurais pris plus encore. Ainsi se terminait l’édition originale de Underground. Après sa parution, il a été reproché à Murakami de s’en être tenu à un seul point de vue, celui des victimes.

Voici comment il présente la démarche qu’il a entreprise avec Underground:

“En rédigeant « Underground », j’ai mis un point d’honneur à ne pas consulter le moindre article sur Aum. Je me suis placé autant que possible dans la même situation que les victimes de l’attaque ce jour-là – frappées par une force inconnue et mortelle.
C’est pour cette raison que je n’ai pas donné la parole à la secte Aum dans « Underground ». Je craignais que ça ne dévie le centre d’intérêt du livre, et je voulais surtout éviter le genre de démarche mi-figue mi-raisin qui essaie de présenter le point de vue des deux parties.
   En conséquence, « Underground » a été critiqué par certains pour son unilatéralisme, mais n’avais-je pas intentionnellement focalisé ma caméra sur un point fixe? Je voulais que mon livre serve de lien entre les lecteurs et les victimes interrogées (ce qui ne veut pas toujours dire qu’on soit de leur côté). Mon objectif était que le lecteur éprouve ce que ces personnes avaient éprouvé, qu’il pense ce qu’elles avaient pensé. Cela ne signifiait cependant pas que je voulais nier l’existence sociale d’Aum Shinrikyo.
Après la publication d’« Underground » et après que se furent calmées les diverses répercussions de l’évènement, la question « Qu’est-ce qu’Aum Shinrikyo? » a commencé à me travailler. Après tout, « Underground » était une tentative de réparation. À mon sens, la couverture médiatique de l’évènement avait été partisane et déséquilibrée, et je voulais restaurer cet équilibre, justement. Ce travail terminé, je me suis rendu compte que la question persistait: à leur tour, les récits et les témoignages sur la secte Aum que les médias nous avaient présentés étaient-ils véridiques et assez précis?” (p. 361-362)

Afin de comprendre ce qui, dans la société japonaise, pouvait pousser des gens à devenir membres d’une secte telle qu’Aum (et accepter de commettre un attentat), Murakami décide de poursuivre son projet – un volet intitulé Le lieu promis, compris dans l’édition actuelle d’Underground – en interviewant des adeptes ou d’anciens adeptes. Toutefois, trouver des volontaires n’est pas si simple. Ce sont finalement des rédacteurs du magazine Bungei Shunju, où seront d’abord publiées les entrevues, qui trouveront pour lui des personnes. Huit entrevues seront réalisées avec la même méthodologie que pour les victimes des attentats. Le résultat est très intéressant; et les points de vue qui s’ouvrent sur Aum, de façon surprenante, assez variés.

Underground est peu littéraire, car en majeure partie constitué de transcriptions de témoignages oraux; il trouve son intérêt dans son sujet et dans la brève incursion qu’il permet dans la culture japonaise. C’est ce qui m’a le plus fascinée. J’ai relevé beaucoup de passages que je ne pourrai pas tous citer; je vais tenter de présenter ceux qui offrent la meilleure vue d’ensemble de l’ouvrage. Malgré tout, je remarque que j’ai peu noté d’extraits décrivant les attaques ou les symptômes des victimes, je me suis surtout attardée aux aspects sociaux ou culturels.

Mais avant, voici la carte du métro de Tokyo qu’on trouve dans le livre. J’ai été littéralement fascinée par l’immensité de son réseau…

Plan métro Tokyo Underground Haruki Murakami

Underground en extraits

“À Otemachi, il faut négocier toutes ces correspondances, mais dès qu’on les a passées, cela devient plus clairsemé. Nijubashi-mae, c’est l’arrêt suivant. Pour moi, il y a beaucoup de monde pendant tout mon trajet. De Machiya à Nishi-Nippori, Sendagi, Nezu, Yushima, Shin-ochanomizu, Otemachi… on ne peut rien faire. On est piégés sur place. Une fois montée, je me colle à la porte et, maintenue debout par la masse de gens, je somnole. C’est vrai: je peux dormi debout. Presque tout le monde le fait. Je ferme les yeux et je me détends. Je ne pourrais pas bouger, si je le voulais, alors c’est plus facile ainsi – les visages des gens sont tellement proches! Je ferme donc les yeux et je m’assoupis…
[­…]
Ce jour-là, pour traverser la voiture, je me suis préparée à ouvrir les yeux – je ne peux pas me déplacer sans ouvrir les yeux, hein?
[rire] –, mais j’ai remarqué que j’avais du mal à respirer. C’était comme si ma poitrine était comprimée, au point que, lorsque je tentais d’inhaler, rien n’entrait… Je me suis dit: « C’est curieux. C’est sans doute parce que je me suis levée tôt. » [Rire] J’ai cru que j’étais juste abrutie. J’ai toujours eu le réveil difficile, de toute façon, mais cette impression était assez brutale.
Je me suis sentie mieux quand la porte s’est ouverte et qu’est entrée une bouffée d’air frais, mais dès les portes refermées à Otemachi, ça s’est aggravé. Comment décrire ça? C’était comme si l’air lui-même avait disparu. Et la notion de temps aussi… Non, là, j’exagère un peu.
[…]
L’analyse de sang n’a rien révélé d’anormal. Je ne montrais aucun signe de pupilles contractées. Je me sentais juste mal. Je n’avais pas changé de vêtements et je souffrais vraiment, mais ça s’est arrangé au fil des heures. Heureusement que j’avais somnolé dans le métro! C’est ce que m’a expliqué un inspecteur de police. Mes yeux étaient fermés et ma respiration plus légère, plus superficielle
[rire]. J’ai eu de la chance, je suppose.” (p. 85, 86 et 88; témoignage de Mlle Aya Kazaguchi, 23 ans, victime)

“Ce que je trouve vraiment effrayant, ce sont les médias –, surtout la télévision, si limitée dans ce qu’elle montre. Quand ils parlent de l’attaque au gaz, les journalistes ont des idées préconçues, et donnent l’illusion que le petit détail sur lequel ils se concentrent est représentatif de l’ensemble du problème. Lorsque je me tenais dehors, à la station Kodemmacho, il est certain que ce tronçon de rue était dans un état anormal, mais tout autour le monde continuait à tourner. Les voitures circulaient. En y repensant, c’était irréel: le contraste était tellement bizarre! Mais, à la télévision, ils n’ont montré que la partie anormale, très différente de l’impression que j’avais eue. Ça m’a fait comprendre à quel point la télévision est effrayante.” (p. 229; témoignage de M. Masanori Okuyama, 42 ans, victime)

“Nos bureaux sont à Roppongi. Je prends un bus vers 7 heures pour la station Gotanno, et j’attrape le 7 h 42 ou le 7 h 47 sur la ligne Hibiya pour Naka-meguro. C’est incroyablement chargé. Parfois, on ne peut même pas monter, et pourtant, d’autres passagers arrivent à se glisser dans les voitures à Kitasenju. Vous êtes comme une tranche de jambon entre deux bouts de pain. C’est de la violence physique. Vous avez l’impression qu’on va vous écraser à mort, ou que soudain votre hanche va se déboîter. Vous êtes tordu, informe, et vous ne vous dites qu’une chose: « J’ai mal! » Vous êtes torturé au milieu des autres, avec vos seuls pieds sur un point fixe.” (p. 246; témoignage de M. Naoyuki Ogata, 28 ans, victime) “Sur le quai, personne n’avait l’air pressé, les gens marchaient normalement. Il n’y avait que l’agent qui criait: « S’il vous plaît, plus vite! Sortez! » Les agents étaient tous paniqués, mais pas les passagers; beaucoup s’attardaient pour décider quoi faire.” (p. 275; témoignage de M. Ken’ichi Yamazaki, 25 ans, victime)

“J’emprunte la ligne Hibiya pour aller au travail. Elle est toujours bondée, surtout à la station Kita-senju où beaucoup de gens prennent une correspondance, et où il y a toutes ces réparations qui occupent la moitié du quai – c’est vraiment dangereux. Une simple poussée, et quelqu’un pourrait tomber sur les voies.
C’est bondé au point qu’un jour, alors que je montais dans une voiture, mon attaché-case m’a été arraché par le torrent de passagers. J’ai tenté de m’y accrocher, mais j’ai dû le lâcher pour éviter d’avoir le bras cassé. Il a tout bonnement disparu, et j’ai cru ne jamais le revoir
[rire]. Ensuite, la foule s’est un peu éclaircie, et je l’ai récupéré – une chance! Enfin, à présent, il y a l’air conditionné dans les voitures. Avant, l’été, c’était insupportable.” (p. 309; témoignage de M. Koichiro Makita, 34 ans, victime)

“[…] l’autonomie n’est que l’image miroir de la dépendance envers d’autres. Si vous aviez été abandonné bébé sur une île déserte, vous n’auriez aucune idée de ce que signifie « autonomie ». La dépendance et l’autonomie sont comme l’ombre et la lumière, piégées par la gravité l’une de l’autre et s’attirant mutuellement, jusqu’à ce que chaque individu, après nombre d’essais et d’erreurs, trouve sa place dans le monde.” (p. 341; essai de Murakami)

“Le « contrôle de l’esprit » n’est pas une disposition qu’on peut rechercher ou accorder tout seul. Il faut être deux.
En perdant votre ego, vous perdez le fil de la narration que vous appelez votre Moi. Les êtres humains ne peuvent toutefois pas vivre très longtemps sans sentiment d’être impliqués dans une histoire en devenir. Ces histoires dépassent le système rationnel limité (ou la rationalité systématique) dont vous vous entourez; elles sont la clé cruciale du partage de l’expérience-temps avec les autres.
[…]
Néanmoins, sans ego adéquat, personne ne peut créer de narration personnelle, pas plus qu’on ne peut conduire une voiture sans moteur ou porter une ombre sans véritable objet physique. Une fois que vous avez confié votre ego à quelqu’un d’autre, dans quelle direction pouvez-vous avancer?
Quand vous en êtes là, vous recevez une nouvelle narration de la personne à qui vous avez confié votre ego. Vous lui avez remis le véritable objet, et ce que vous obtenez en retour est une ombre. Dès que votre ego s’est fondu dans un autre, votre narration va forcément reprendre ce que cet autre ego a créé.
Mais quelle sorte de narration?” (p. 342-343; essai de Murakami)

“Cependant, comme je continuais mon entraînement, j’ai été immergé dans l’astral; mon inconscient s’est révélé, mon sens des réalités s’est amenuisé.
Quand cela se produit, vous êtes censé être à l’écart du monde. Il n’y aurait pas eu de problème si mon inconscient avait émergé pendant les vacances d’été, mais c’est arrivé juste avant. Et ça s’est aggravé. Pendant un cours de sciences, je n’ai pas pu me rappeler si j’avais déjà mélangé ou non les substances chimiques d’une expérience. Mon sens de la réalité avait disparu; ma mémoire était si floue que je ne parvenais pas à me souvenir si j’avais fait quelque chose ou si j’en avais seulement rêvé.
Ma conscience avait versé de l’autre côté et je ne pouvais pas revenir dans le quotidien. Les écrits bouddhistes parlent de ce phénomène: lorsque vous atteignez un certain point dans votre formation, des éléments schizophrènes apparaissent. En moi, il n’y avait plus rien d’indéniable sur quoi compter. Heureusement, j’étais encore conscient du lieu où je me trouvais; si la situation avait empiré, j’aurais pu sombrer dans la schizophrénie. J’ai eu de plus en plus peur. Il fallait que je me guérisse d’un coup de cette personnalité divisée, mais ça n’aurait servi à rien d’aller voir un psychiatre. La solution résidait dans ma formation. Je suis donc devenu
samana – si je ne pouvais compter sur rien en moi, la seule solution était de m’offrir à Aum. De toute façon, j’avais toujours pensé qu’un jour je renoncerais au monde.” (p. 413-414; témoignage de M. Mitsuharu Inaba, adepte d’Aum)

MURAKAMI, Haruki. Underground, Éditions 10/18, Paris, 2013, 542 p.

Dora Bruder

On m’a dit une fois: “Cette amie est une grande nostalgique…” Et pour la première fois, alors, j’ai songé que certaines personnes ont un rapport au passé très fort, très différent du mien. Et je suis toujours restée avec cette question: Pourquoi la nostalgie? D’où vient-elle? Ces gens immensément nostalgiques me donnent l’impression d’avoir constamment un pied dans le passé, attachés à des souvenirs d’un autre temps, à des évènements qu’ils souhaiteraient pouvoir revivre, encore et encore. Mais, pour que ces évènements aient été si mémorables, ils faut qu’ils aient d’abord été ancrés dans un instant présent fort. Quelle est donc la relation au présent des personnes nostalgiques? La quête que poursuite Patrick Modiano avec Dora Bruder m’a ramenée à cette grande question.

Dora Bruder Patrick Modiano

Mais ce n’est pas ce dont il sera question ici. Patrick Modiano n’aborde pas le passé à la manière des nostalgiques. Pour lui, le passé est partout, imprégné dans les lieux qui ont accueilli les évènements: tout près et pourtant difficilement accessible. Patrick Modiano exerce sa mémoire, ou plutôt celle de l’Histoire, pour que ne soient pas oubliés les gens, les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale.

Dora Bruder, le livre, a commencé trente années après que Dora Bruder, l’adolescente, a péri dans un camp de concentration. L’histoire de ce livre a débuté quand Modiano a lu une annonce, publiée dans un journal de l’année 1941:

   “PARIS
On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris.” (p. 7)

Dès lors, il souhaite en apprendre plus sur cette adolescente en fugue. Comment une fugueuse peut-elle s’en sortir durant ces années de guerre? Il part sur ses traces, fouille les registres, interroge les gens, marche dans les quartiers qu’elle a fréquentés, suit les mêmes rues, identifie les édifices où elle a vécu, tente de reconstituer son histoire. Dora Bruder, le livre, raconte cette quête, le parcours de la mémoire à rebours.

“J’ai mis quatre ans pour découvrir la date exacte de sa naissance: le 25 février 1926. Et deux ans ont encore été nécessaires pour connaître le lieu de cette naissance: Paris, XIIe arrondissement. Mais je suis patient. Je peux attendre des heures sous la pluie.” (p. 14)

Modiano plonge dans la mémoire collective à travers le vécu des individus. Il semble fasciné par ces petites tranches de l’Histoire, celles qui, ensemble, forment le tout que l’on connait aujourd’hui, celui des documentaires.

Si je me suis mise à penser à la nostalgie, même si ça n’a ici rien à voir, c’est que j’ai été impressionnée par la fascination quasi obsessive que le passé exerce sur l’auteur. Pourquoi cette fascination? D’où vient-elle? La réponse est cette fois plus évidente, en partie du moins. Modiano est né l’an où a pris fin la guerre, ses parents l’ont vécue. Il raconte d’ailleurs dans ce livre quelques épisodes qui font le pont entre son père et ces années d’extermination.

Modiano n’a donc pas connu lui-même la Deuxième Guerre, mais il fait tout pour s’imprégner de cette époque. Il tente d’entrer en résonnance avec les lieux pour les investir par l’imagination, pour y resituer l’Histoire, pour la restituer.

   “Je me souviens du jardin des Diaconesses. J’ignorais à l’époque que cet établissement avait servi pour la rééducation des filles. Un peu comme le Saint-Coeur-de-Marie. Un peu comme le Bon-Pasteur. Ces endroits, où l’on vous enfermait sans que vous sachiez très bien si vous en sortiriez un jour, portaient décidément de drôles de noms: Bon-Pasteur d’Angers. Refuge de Darnetal. Asile Sainte-Madeleine de Limoges. Solitude-de-Nazareth.
Solitude.” (p. 41)

Dora Bruder est un documentaire troué. L’histoire de Dora Bruder ne pourra être reconstituée en entier, les archives sont incomplètes ou silencieuses. Mais Modiano rend la voix à d’autres victimes de cette guerre. Il transcrit des lettres envoyées au préfet de police de l’époque, et jamais ouvertes par ce dernier, par des familles inquiètes pour leurs proches. (p. 84-86) Il transcrit la dernière lettre d’un déporté à sa famille. (p. 121-127) Il raconte le destin tragique de romanciers de l’époque. (p. 92-100) Parce que l’Histoire est constituée de milliers de petites histoires.

J’ai apprécié la franchise (apparente) avec laquelle l’auteur présente sa quête. J’ai aimé son style, efficace et beau à la fois, direct mais léger. Une belle découverte.

Dora Bruder en extraits

“Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l’on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient.
Il suffit d’un peu de patience.” (p. 13)

“Comme beaucoup d’autres avant moi, je crois aux coïncidences et au don de voyance chez les romanciers — le mot « don » n’étant pas le terme exact, parce qu’il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier: les efforts d’imagination, nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur un point de détail — et cela de manière obsessionnelle — pour ne pas perdre le fil et se laisser aller à sa paresse —, toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions « concernant des événements passés ou futurs », comme l’écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique « Voyance ». (p. 52-53)

MODIANO, Patrick. Dora Bruder, Folio Gallimard, Paris, 1999, 144 p.