Guerres

C’est la curiosité qui m’a poussée à lire Guerres de Charlotte Gingras. En tant que conjointe de militaire, je me demandais quel traitement l’auteure jeunesse avait fait du thème de la cellule familiale en période de déploiement.

Ce roman pour adolescents débute alors que Nathan, le père de famille, s’apprête à s’envoler pour l’Afghanistan. Son entourage se prépare difficilement à vivre cet éloignement de six mois, surtout que Nathan est patrouilleur dans l’infanterie et s’en va en zone de guerre. Sa femme, Karine, est en colère contre lui, alors que ses enfants apprennent à gérer les émotions que ce départ fait naitre chez eux et qu’ils ne sauraient pas toujours nommer. À 15 ans, Laurence se voit forcée de prendre les rênes de la famille. C’est elle qui s’occupe de Luka, 9 ans, et de Mathilde, un an, car dès le départ de son mari, leur mère devient l’ombre d’elle-même. Distante, celle-ci fournit le garde-manger sans offrir de support moral ou d’amour à ses enfants.

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Le titre Guerres fait donc référence autant à la guerre qui se déroule au Moyen-Orient qu’à celle qui éclate sourdement au sein de cette famille. Le livre est court (152 pages) et la narration est partagée par Luka et Laurence, en alternance. Seule la grosseur des caractères permet de constater le changement de narrateur, ce qui demande un œil avisé: pas évident pour les jeunes qui éprouvent des difficultés en lecture. La voix de Laurence, plus personnelle et plus mature, est celle que l’auteure a le plus développée et qui permet le mieux de suivre le fil des évènements.

Bien que le livre se lise facilement et qu’il ne soit pas désagréable en soi, il m’a laissée avec des sentiments mitigés. D’abord, le point de vue choisi m’a semblé restreint. Il va de soi que, lorsqu’on raconte une histoire du point de vue d’un narrateur participant, on doit s’en tenir à sa vision du monde. Toutefois, la lecture de Guerres parait orientée dans une direction unique: montrer que l’armée détruit des familles. Quand Nathan part à la guerre, tout s’écroule. Sa conjointe cesse d’être une mère pour ses enfants. Ceux-ci sont en colère, abandonnés et doivent grandir plus tôt que prévu. De son côté, Karine décrie le tort que l’armée lui a fait en la forçant à déménager d’une base à l’autre. L’armée est contre ses valeurs. Par ailleurs, des amis de la famille vivront un deuil difficile en raison de cette même mission à laquelle participe Nathan.

Certes, il est possible qu’une famille vive les choses ainsi et, en ce sens, le livre de Charlotte Gingras peut être réaliste. Pourtant, il m’a emmenée bien loin de la réalité que je connais. J’habite une base militaire, je vis avec un militaire, je côtoie des militaires, je reste seule à la maison lorsque mon conjoint part en déploiement. Si j’ai la chance qu’il ne fasse pas un métier d’infanterie, et donc de ne pas trop m’inquiéter lorsqu’il part à l’extérieur, j’ai une bonne idée des émotions et des conflits que ces séparations font naitre. Ça demande des ajustements de couple à répétition, autant pendant le départ qu’au retour. L’armée, c’est un mode de vie qu’on choisit en même temps que son conjoint. C’est cliché, mais c’est ainsi. Et il y a plein de ressources pour les familles de militaires. Personne n’est laissé seul. Il y a des ateliers pour les enfants dont un parent est en déploiement, des sorties pour les conjoints… Pour l’instant, je n’ai pas d’enfants et je ne participe pas non plus à ces activités, mais elles sont là. Alors, lire entre les lignes que la famille entière est victime de l’armée… Ça m’a agacée. Si la famille s’écroule, c’est que Karine et Nathan auraient dû se séparer bien avant. C’est que le déploiement survient alors que la famille est fragile. Et on le comprend dans le livre, mais… je ne sais pas, il y traine quelque chose de moralisateur, ou de pas suffisamment nuancé.

C’est probablement ce qui m’a le plus agacée, le manque d’espace pour les nuances, mais j’ai aussi accroché sur une ou deux invraisemblances. Par exemple, parlant d’un jeune qui veut s’enrôler, Luka dit:

J’aimerais ça partir avec Jonathan, retrouver papa. Mais il ne part pas tout de suite en mission. Son entraînement va durer une année. Ensuite, il ne sera qu’un simple soldat qui obéit aux ordres de ses supérieurs. Plus tard, si tout va bien, il deviendra caporal. Il donnera des ordres à son tour. (Luka, p. 102)

Un caporal ne donne pas d’ordres. Seul un caporal-chef le peut. Il me semble que, tant qu’à plonger dans un sujet aussi vaste, l’auteure aurait pu mieux l’approfondir. On aurait apprécié qu’elle nous fasse mieux connaitre ce milieu si différent de celui des civils. Malheureusement, le récit est circonscrit dans la limite des sentiments des jeunes personnages, ce qui est intéressant en soi. Or, il aurait gagné à présenter un point de vue plus large. Ainsi, je n’aurais peut-être pas senti qu’on pensait pour moi.

J’ai malgré tout apprécié que la jeune Laurence porte un regard neuf sur sa mère en fin de livre. L’ouverture était bienvenue. Cependant, un cliché sur « la colère des femmes » m’a fait décrocher. Ne pourrait-on pas éviter les lieux communs trop faciles?

Moi qui avais peur de lui ressembler, qui l’avais bannie de notre clan, j’en suis venue à penser que pendant ton absence, sans le savoir, nous ressentions une colère semblable. Cette vieille colère rentrée des femmes envers leur mari, leur père, leur frère, leur fils guerrier, qui les abandonnent pour se jeter dans l’aventure de la guerre. (Laurence, p. 150)

En bref, Guerres n’est ni un mauvais roman ni une grande lecture. Il se lit bien, présente des personnages qui se veulent bien campés, et le fait avec sensibilité. Or, le point de vue, restreint, limite les apprentissages qu’on peut y faire. Il ne permet pas de connaitre la vie des familles de militaires. Il montre simplement comment les choses peuvent mal tourner pour certaines d’entre elles.

GINGRAS, Charlotte. Guerres, Éditions La courte échelle, Montréal, 2011, 152 p.