Les faux handicaps

Cet automne devrait voir s’achever mon projet de roman pour la maitrise. Je rédige un mémoire de recherche-création, auquel une première partie est dédiée à l’étude de la mise en scène du personnage sourd dans le roman Malentendus de Bertrand Leclair, et une deuxième partie est consacrée à l’intégration d’un tel personnage dans mon propre projet de création, un court roman. Si j’ai rédigé ma recherche à bonne vitesse, je me trouve, depuis que je m’attèle à la rédaction de ce roman, devant de nombreux handicaps d’écriture. Outre le fameux syndrome de l’imposteur, je fais face à plusieurs « faux handicaps ».

Escalier Musée des Beaux-Arts Nancy Faux handicaps
Monter l’escalier ou rester sur le palier: un choix

Les faux handicaps, partout

Un exemple criant de faux handicap a été le suivant. Quand l’envie m’a prise de débuter ce carnet d’écriture sur le blogue, je me suis immédiatement heurtée à une fausse contrainte. J’hésitais quant à la forme que je donnerais à ce carnet. Consacrerais-je une nouvelle section de mon site à ce projet comme une sorte de deuxième blogue dans le blogue? C’était intéressant, mais je ne savais pas comment m’y prendre ni si mon thème WordPress m’en donnerait l’option. En plus, j’aurais besoin de temps pour apprendre comment faire. J’avais aussi la possibilité d’intégrer ce carnet au blogue en créant une nouvelle catégorie (ce que j’ai fait). Or, mon menu de catégories ne me semble pas visuellement attrayant et, n’ayant pas réglé ce problème de mise en page encore, je n’étais pas certaine que ce serait une option satisfaisante. J’ai encore beaucoup de choses à apprendre avec WordPress.

Voilà, devant l’impossibilité de prendre une décision immédiate (ou de trouver les outils) de mise en page, je me suis retrouvée complètement paralysée. Impossible pour moi d’entreprendre la rédaction de ce carnet si je ne savais pas exactement sous quel format il serait publié. J’aurais pu l’écrire dans Word en attendant, j’y ai songé, mais le muscle de la contrainte m’empêchait de rédiger quoi que ce soit. C’est ce que j’appelle un faux handicap. Rien ne m’empêchait d’écrire, si ce n’est mon besoin de « confort contextuel ».

Mon amie Vicky (une excellente traductrice) est venue me visiter il y a quelques jours. Alors qu’on profitait du temps doux pour travailler un moment sur la terrasse, je lui ai fait part de mon contraignant faux problème (qu’elle a d’ailleurs trouvé bien contraignant et bien faux). C’est en lui en parlant que j’ai réalisé qu’il pouvait aussi constituer une porte d’entrée. En effet, pourquoi ne pas ouvrir ce carnet d’écriture en abordant la difficulté soulevée par sa création?  (Ceci ouvre la porte à un autre sujet qui sera abordé ultérieurement: l’introduction.)

On dit qu’on élimine parfois le problème en parlant du problème. Je me suis donc libérée de ma contrainte de mise en page en la transformant en un article. Je n’ai pas réglé mon questionnement par rapport à la structure de mon blogue (j’approfondirai la démarche CSS un jour), mais j’ai choisi une option pour pouvoir publier. J’ai choisi de monter l’escalier.

Le perfectionnisme, ce tueur de créativité

Qu’est-ce qui se cache derrière tout ça? Le besoin que les choses soient réalisées à la perfection dès le départ. Le perfectionnisme est sans contredit l’un des faux handicaps les plus paralysants. Je sais pourtant que la meilleure façon de rendre un texte parfait est de le retravailler (mille fois s’il le faut). Et qu’en réalité, la perfection n’existe pas, surtout dans le domaine de l’écriture. Toutefois, j’éprouve depuis plusieurs mois beaucoup de difficulté à rédiger mon projet de création pour la simple et unique raison que… j’ai peur que le résultat soit mauvais.

Il faut dire que je me suis embarquée dans un projet un peu particulier. Comment mettre en scène un personnage sourd réaliste alors qu’on ne sait pas signer soi-même? Par ailleurs, j’ai parlé à beaucoup de gens de ce projet et je me mets maintenant de la pression pour en faire quelque chose de génial. La peur du regard d’autrui peut être bien handicapante… Mon défi est donc de laisser aller tout ça et d’écrire quelque chose de mauvais ou d’ordinaire que je vais pouvoir améliorer par la suite. Seule Amélie Nothomb publie ses premiers jets (j’ai lu deux livres d’elle à une époque qui précède ce blogue, elle n’y figure donc pas). Et soyons honnête, j’aime beaucoup raturer et réécrire, c’est ma partie préférée. Alors pourquoi m’en faire avec un premier jet médiocre? Après tout, il a l’avantage de dresser les grandes lignes et la charpente…

(Pour l’entrevue complète, cliquez ici.)

Au nombre des faux handicaps

Les faux handicaps sont nombreux. Chacun a les siens et chacun s’en invente régulièrement. On est bien humains… De mon côté, plus j’y pense, plus je réalise que plusieurs des miens sont liés au confort. Par exemple, je ne peux pas écrire parce que je n’ai pas le bon carnet, la bonne couleur de crayon, parce que je ne peux pas m’installer sur le coin du divan, parce que je n’ai pas fini le texte précédent, etc.  Ridicule? Bien sûr, c’est exactement cela, un faux handicap: une raison banale qui surpasse toute limite réelle.

Or, une chose est certaine, les faux handicaps sont les symptômes d’une autre chose, celle qui bloque réellement l’écriture: un syndrome de l’imposteur, un manque de documentation ou de confiance en soi, la peur du jugement ou de l’échec, etc. C’est à cela qu’il faut penser quand on se dit qu’on n’a pas choisi le bon temps de verbe… ou qu’on ne sait pas dans quelle catégorie ou page de blogue on va publier.

En ce qui concerne mon projet de court roman pour la maitrise? Comme je l’ai dit, la peur d’échouer à produire quelque chose de réussi me nuit beaucoup. Mais cette peur est aussi motivée par le fait que, bien que documentée, je ne connais pas la langue des sourds sur le bout de mes doigts…

À chaque faux handicap sa solution

Il faut faire attention que la solution ne devienne pas une béquille qui repousse l’écriture. (Je pourrais me documenter pendant des années…) J’ai donc décidé de faire deux choses.

  1. Je me suis inscrite à un cours d’ASL (je devrais débuter ce 18 septembre 2018. MISE À JOUR (19 septembre 2018): pour découvrir ma série d’articles sur ces cours, cliquez ici). Cela me donnera quelques bases supplémentaires pour me sentir plus à l’aie avec mon sujet, mais ça ne doit pas remplacer l’écriture. J’écris en français, après tout. Je ferai donc les deux en même temps. J’ai aussi un ouvrage sur la place de la métaphore dans la langue des signes américaine qui m’attend sur le coin de mon bureau.
  2. J’ai décidé de tout réécrire en changeant mon temps de verbe pour le présent. Ainsi, j’ai fini de me dire que je suis bloquée parce que je fatiguée de me barrer les pieds dans les auxiliaires du passé composé. En plus, ça me permet de me réapproprier mon manuscrit et de le retravailler en profondeur pour faire disparaitre les inégalités dans le style ou dans le récit. Je coupe beaucoup de choses. Pendant ce temps-là, j’écris. Et je découvre des failles… Ce qui est positif, c’est que ça me force à corriger celles-ci tout de suite, et donc à trouver mon manuscrit moins médiocre.

La troisième étape consistera, bien sûr, à mener l’histoire jusqu’à la fin (je suis à mi-récit en ce moment), partie excitante et terrifiante à la fois. Il me faudra pour cela me permettre de faire des erreurs ou même de faire les choses dans le désordre. Ça reste un défi.

Je conclurai sur cette pensée:

Les faux handicaps sont de réels handicaps. Les vrais handicaps, le plus souvent, deviennent des contraintes d’écriture et des moteurs de créativité.

Et vous, qu’est-ce qui met un frein à votre créativité? Et pourquoi?

Malentendus

Voici un billet que j’ai écrit l’an dernier, à peu près à ce même temps de l’année. Comme je viens de me relancer dans la lecture de Malentendus, le roman dont il traite, il me semble qu’il est temps pour moi de publier ce billet.

*

Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant été charmée par un livre. Depuis la dernière année, je lis des trucs pour la maitrise, sinon des livres en lien avec les films choisis pour mon cinéclub, ça ne laisse pas beaucoup de temps pour le reste (comme tout le monde, je dors). Puis, je n’aime pas m’éparpiller le cerveau: j’aime me consacrer pleinement à une chose à la fois, quand c’est possible. Maitrise, donc.

Ces derniers temps, je fais un survol de ce qui s’est fait en littérature au sujet des sourds. Pas si simple. Je dirai plus: pas si charmée par le peu que je trouve. Pourtant, le sujet est intéressant.

Puis, j’ai découvert Malentendus de Bertrand Leclair et j’ai été conquise, autant par l’écriture que par la façon dont il traite du thème.

J’ai noté plein de choses et de numéros de pages, alors je ne sais pas trop comment aborder ce billet de blogue. Allons-y assez spontanément.

Malentendus Bertrand Leclair

Malentendus raconte l’histoire de Julien Laporte, sourd de naissance, dont le père, admirateur invétéré d’Alexander Graham Bell (qui a milité contre la langue des signes en faveur de l’oralisme, et avait peur qu’on crée une race sourde, sinon), choisit de structurer la vie de son fils de façon à ce que celui-ci ne soit jamais initié à la langue des signes: il parlera, il lira sur les lèvres. Bref, ce sera un oraliste. C’est le déni du père devant le handicap de son fils; c’est le fils qui, un jour, quitte tout pour enfin appartenir à la culture sourde. Mais c’est aussi l’histoire de l’écrivain qui peine dans son travail d’écriture, qui cherche comment raconter la vie de Julien. C’est l’histoire de l’auteur-père d’une fille sourde. C’est l’histoire des sourds au XXe siècle.

Ce roman, car c’est ainsi qu’il est classé chez Actes Sud, me semble pourtant inclassable. Malentendus a quelque chose du récit, de l’essai, de l’autofiction, du témoignage et, oui, du roman.

     “Voilà qu’à l’orée de cette nouvelle histoire la question me taraude, me retient d’y plonger, d’imaginer, plus avant. Au point de renoncer? Assurément non: rien ne pourrait m’empêcher de raconter l’histoire familiale de Julien Laporte, puisque j’ai décidé de l’appeler ainsi, Julien, après que son modèle m’a formellement interdit de le nommer ou de le rendre identifiable. Non. Pas davantage que cette sentence injuste qui m’entraîne au détour de la fiction, l’interrogation dont je parle ne saurait enrayer ma volonté d’en déployer les enjeux; la vie de Julien Laporte exige d’être racontée, parce qu’elle est symptomatique, non seulement de l’histoire terrible des sourds au XXe siècle, le pire de tous, mais plus encore de la folie ordinaire des hommes, de leur capacité à désintégrer l’humain, à maudire le vif du vivant, serait-ce avec les meilleures intentions du monde, serait-ce au nom de l’amour des autres ou, en l’occurrence, de l’amour d’un fils. Entendants ou sourds, sourds ou entendants, depuis le temps que les pères décrètent la guerre au prétexte de protéger l’avenir de leurs enfants sacro-saints, depuis le temps que ces derniers en deviennent aussitôt les victimes expiatoires, filles et garçons jetés pêle-mêle sous les bombes du pavé de l’enfer!
Cette question que d’aucuns seront tentés de renvoyer à l’obscure préhistoire de mon récit, cette question prend cependant la dimension d’un spectre qui hante mes brouillons, les couvre de grisaille de n’être pas résolue. C’est qu’elle excède tous les protagonistes du drame dès ses prémisses. Qu’elle m’excède à mon tour, à dire vrai, alors même qu’elle conditionne les choix qu’il me faut faire en amont de mon geste, quand je pressens qu’elle nous concerne tous, dans nos rapports aux autres ou plus exactement dans notre rapport à l’autre, celui qui se révèle identique et cependant différent, irréductiblement, nul n’en saura jamais rien qui ne l’est pas, de ce que c’est que d’être sourd.” (p. 16-17, je souligne)

J’ai souligné certains éléments qui me rappellent les catégories énoncées plus haut pour montrer le mélange des genres qui, dès les premières pages, s’installe. On ne sait pas dans quelle mesure l’histoire qui nous sera racontée sera réelle ou fictive, on ne peut savoir à quel point l’auteur, qui s’identifie en tant que narrateur, révèle ou non des faits réels de sa vie ou de l’élaboration de son travail d’écriture. Je ne sais plus qui a dit qu’on donne d’emblée crédit au narrateur d’un texte (ou d’un film), et c’est ici ce qu’on veut faire, mais un doute persiste.

Bertrand Leclair est père d’une fille sourde, d’où son intérêt pour le sujet. Il a d’ailleurs écrit une pièce de théâtre bilingue français-langue des signes, Héritages (mise en scène par Emmanuelle Laborit: https://interpretelsf.wordpress.com/2011/02/15/heritages/), et une fiction radiophonique racontant le congrès de Milan (celui qui a banni des écoles la langue des signes pendant tout un siècle), Journées noires pour les sourds. Selon ce que révèle Malentendus, c’est le désir de sa fille, oraliste, de prendre une option en langue des signes qui a poussé l’auteur à travailler auprès de sourds qui signent (d’où la pièce de théâtre) et qu’il a ainsi découvert l’histoire de celui qu’il choisit d’appeler Julien Laporte et dont il est question dans Malentendus. Sauf que Malentendus, c’est plus que cette histoire, je l’ai dit. C’est le récit de l’écrivain qui peine à raconter cette histoire, dont une première ébauche réussie a été égarée et perdue à jamais, peut-être. C’est le récit de l’histoire des sourds, qui partout vient se greffer: au récit de l’auteur, à l’histoire de Julien. Mais c’est aussi une tentative de transmission, un témoignage de l’indescriptible souffrance des autres, les sourds du XXe siècle, qu’on a enfermés dans le mutisme à force de vouloir trop les faire parler.

“Me voilà rendu à mon point de départ, peut-être. Sinon qu’une réponse s’est imposée, en chemin: non, Yves Laporte n’a pas vécu l’annonce de la surdité de son fils comme je l’avais d’abord imaginé. Sans doute même a-t-il opposé le déni le plus ferme à l’apparition de l’évidence, si confiant dans la solidité de la réalité qu’il arpentait, le fruit de ses nombreux combats. Et peut-être est-ce précisément là que se situe le nœud de l’histoire que je veux raconter: dans cette incapacité à admettre ou même éprouver sa fragilité d’être humain précaire, dans sa propension à s’aveugler face au surgissement d’une réalité différente de celle qu’il avait imaginée, à laquelle il tenait tant qu’il n’a jamais voulu en démordre, prétendant plier les faits à sa volonté plutôt que de renoncer à sa représentation de lui-même et du monde. Un monde sourd à l’intelligence du cœur: un monde absurde.” (p. 42-43)

L’auteur-narrateur, donc, construit l’histoire de Malentendus au fil de l’écriture, met en lumière ses tâtonnements, la réflexion de son imagination. Comment aborder cette histoire? Que raconter? Comment? Que pourraient avoir ressenti les parents de Julien? Pourquoi le père a-t-il été si intransigeant? L’éditeur présente ce livre comme prenant “à contre-pied les conventions du roman familial, ou roman intimiste.” Sans doute, mais ce qui m’accroche, ici, c’est la façon dont l’auteur a choisi d’aborder la surdité dans le cadre du roman, c’est le jeu vrai-vraisemblable, réalité-fiction. C’est l’histoire des sourds qui, se plaçant plus près de l’essai, nourrit le roman, fournissant comme un tremplin pour faire rebondir l’histoire de Julien. Les faits apportés par l’auteur sont vrais, documentés et efficacement résumés. Ils s’imbriquent dans l’histoire pour lui appartenir, que l’idée soit fiction ou réalité n’y change rien.

“Parce qu’il était inventeur, Yves Laporte, dévoré comme tant d’autres de son siècle par le démon de la trouvaille de génie, des brevets, des concours Lépine… Et c’est bien le drame, quand sa fascination pour Alexander Graham Bell s’enracine dans cette passion commune, dans l’admiration qu’il éprouvait pour celui qui, à ses yeux, est toujours resté d’abord et avant tout le génial inventeur du téléphone avant d’être le héros que l’on verra du combat contre la surdité, faudrait-il en finir avec les sourds eux-mêmes pour y parvenir. La vie de Julien n’aurait sans doute pas été la même, sinon. Mystère des causes et des effets… Vous inventeriez une donnée pareille dans un roman qui ne s’inspirerait ni de loin ni de près d’événements survenus dans la vie réelle, le lecteur protesterait, l’auteur se moque du monde, j’arrête là! […]” (p. 63-64, je souligne)

L’écriture est magnifique. Le livre, foisonnant, n’a rien de linéaire, sort des conventions du roman qu’on connait. C’est une belle trouvaille, que je recommande. J’aurai beau décrire Malentendus en long et en large, rien ne vaut l’expérience.

Malentendus en extraits

“Et comment ne pas imaginer que Monique, l’amie entendante qui les accompagne et jacasse avec eux, leur explique dans la langue des signes dont elle maîtrise parfaitement la syntaxe la stupeur manifeste qu’elle éprouve, la stupeur où nous mènent toujours ces matinées de lumière bleue et froide qui aiguisent jusqu’à l’espace sonore, et cela peut même inquiéter, ce recul des frontières ordinaires de la perception, ce sentiment de renaître à un monde neuf, fragile et fulgurant, dans cette lumière de peintre pointilliste qui semble abolir les distances au point de rendre sensibles jusqu’aux battements d’ailes invisibles du passé, jusqu’à la présence souterraine des morts, peut-être.” (p. 148)

“La haine rétrospective qu’il a traînée des années durant, à Paris, et même une fois marié, après avoir déménagé près de Poitiers pour y enseigner la langue des signes, après avoir définitivement coupé les ponts, cessé de répondre aux lettres familiales, cessé d’aller chercher ces lettres qui chaque fois ravivaient son sentiment inextinguible, qui réveillaient aussitôt la haine, la haine du père, déjà qu’elle lui revenait si souvent par bouffées, sans prévenir, à suspendre son geste vers la cafetière, le chauffe-biberon, à suffoquer… Il le sait, qu’en français la haine est sourde.” (p. 159)

“[…] le bal était un endroit pour elle, absolument; un endroit où la musique est si forte que ses vibrations vous traversent, vous donnent le rythme et bien assez pour suivre le mouvement de la danse une fois qu’elle a eu enlevé ses appareils inaptes à tant de puissance sonore. Les garçons lui offraient un verre. Dans la musique assourdissante, ils étaient aussi sourds qu’elle, et même bien plus démunis, qui hurlaient sans être sûrs d’être compris mais les lèvres parfaitement lisibles, tandis qu’ils ne risquaient pas de noter la bizarrerie de sa voix, tant qu’elle ne parlait pas entre les morceaux. Elle parlait peu de toute façon.” (p. 204)

LECLAIR, Bertrand. Malentendus, Actes Sud, Arles, 2013, 272 p.

Missing

Belle écriture… mais quelque peu hermétique. J’ai eu beaucoup de mal à entrer dans Missing et, la dernière page venue, il m’a bien fallu admettre n’y être jamais entrée complètement.

Claude Ollier Missing

C’est l’histoire (mais y a-t-il vraiment histoire?) d’un journaliste énigmatique, Frost; puis c’est l’histoire d’un doctorant souhaitant
rédiger une thèse sur lui, le fréquentant un moment de ses questions et, Frost s’étant envolé (mais avait-il déjà entièrement été là?), partant vainement à sa recherche avec sa copine, Samantha.

J’ai le sentiment de résumer platement, cependant je crois résumer pleinement. Missing n’a pas de trame narrative au-delà de ces grandes lignes. Que des descriptions et des réflexions, des impressions. Pas nécessairement un problème, seulement l’écriture, malgré sa beauté, ne m’a pas emportée. Intéressant toutefois de suivre le parcours, en dernière partie, de Kingston à Mistassini, en passant par Montréal, Québec, La Malbaie, Tadoussac, Chicoutimi, Alma ou Val-Jalbert.

Missing en extraits

“Il lui semblera dormir d’un sommeil lourd, sans intrigue; mais les sommeils à écran blanc sont illusion des sens, un instant d’éveil et les marques s’effacent, ce qui s’était écrit dans le balbutiement codé des épisodes ne fait plus texte, ni transcription en langue diurne, ni matière à consignation sur un cahier; un sous-sol mal identifié neutralise le non-dit de son voyage, ses aperçus marginaux, les côtoiements indus.” (p. 42)

“L’aéroport est situé au nord sur ce même terrain dénudé, rocailleux par endroits, recouvert d’une herbe jaune filasse. Frost est en avance comme toujours, aime arriver tôt, a le temps ainsi de bien se repérer, d’habiter assez le lieu pour que son corps en garde l’empreinte, que le passage de son corps dans ce lieu soit plus qu’une mécanique, insignifiante trajectoire fonctionnelle.” (p. 43)

“Tout événement est une apothéose, un couronnement, le sacre d’un état fugace, la célébration d’un indécidable dont un des termes vient d’éclore, baptisé « logique », où le récit se coule maintenant à l’ombre des déductions et des enchaînements dans la continuité du vrai ou du faux, sans plus.
Certains ne manquent jamais de proclamer qu’ils ont prédit l’événement, prévu, senti venir; mais leur perspicacité feinte avait balayé tout le champ des suites possibles, non nécessaires, contingentes, et parmi elles, l’unique échue.” (p. 116)

“Dirai-je « je » jusqu’à la fin – cette figure syllabique nourrie d’un plein de la personne et d’un long poids d’histoire? Alibi d’une absence, piège sans fin pour le lecteur – rhétorique ou dessin?
Calligraphie du vide.
J’ai gardé cette faculté de renverser dans mon corps le sentiment de la proximité du monde, d’éloigner à volonté le monde de mon corps et l’influx de la durée. Je le faisais, enfant.
Le faisait-il?
Le temps naturalisateur y perd sur-le-champ de son pouvoir, se fait espace, et les lieux connus s’assemblent en archipel sur la page neuve de l’atlas, non géographique, non cartographiée celle-là. Le
« je » dans ce transfert n’est plus qu’effet de stylet, privé de sa dernière attache au moi: un ailleurs a pris possession de moi.
Ma faculté opère tout à coup, mot de passe, transit; le mot pivote et
« je » n’est plus là. Parfois, il n’est plus là sans que j’aie eu à articuler le mot; dans ces cas-là, « je » est saisi de peur.” (p. 132)

OLLIER, Claude. Missing, P.O.L., Paris, 1998, 178 p.

L’adieu à Stefan Zweig

Très beau livre que L’adieu à Stafan Zweig, fait de très belles phrases, de magnifiques images et de grandes réflexions. Un livre sur l’humanité par le prisme de celle à découvrir, à imaginer, de Stefan Zweig, écrivain autrichien s’étant suicidé le 22 février 1942, après avoir trouvé la sécurité au Brésil, loin des Nazis et de la guerre qui sévissait alors en Europe. L’auteure, Belinda Cannone, mise en scène dans le livre, le personnage de Marthe, tente de reconstituer ce qui aurait pu pousser Zweig à s’enlever la vie, là-bas, à l’abri du danger. Elle fouille les archives et son imagination, redonne vie à l’homme pour ne formuler, en bout de ligne, que des hypothèses sur le motif réel de son suicide.

L'adieu à Stefan Zweig Belinda Cannone

J’ai beaucoup aimé L’adieu à Stefan Zweig, sans pour autant apprécier à parts égales chacune des trois parties du roman, trois grands niveaux de narration: Zweig narré et commenté par le personnage de Marthe, Yin Yin (personnage secondaire dans la vie de Zweig et dont l’histoire se détache du reste pour devenir distincte) raconté par Marthe (deux récits parallèles, comportant des ponts, correspondant au roman que rédige Marthe) puis une focalisation sur le personnage de l’auteure, mettant l’accent sur son travail d’écriture et sur sa vie avec son amoureux. C’est ce niveau de narration qui m’a le plus interpelée, sans doute en raison de la substance du personnage: féminité, littérature, couple, réflexions sur le monde, optimisme… On y lit d’ailleurs une très intéressante scène érotique (p. 144-152), intéressante pour sa longueur et ses détails, mais pour son point de vue aussi (celui de l’enthousiasme, de “l’envie générale”, éprouvé par le personnage féminin dans l’acte de prendre et de sucer la verge, mais présenté comme une sorte de philosophie de la fellation), et le fait qu’elle se tient hors du cliché. Une scène surprenante.

Plus intéressée par Marthe, sans doute, parce que personnage plus en chair alors que le Zweig qu’elle tente de raconter n’est qu’approximations et hypothèses. Donc moins substantiel. Moins heureux aussi, et il en parait moins vivant. De mon côté j’aime la vie, j’aime que l’espoir veille, et ce n’est qu’appréciation personnelle, car la partie concernant Zweig est superbement menée. J’ai aimé l’approche que l’auteure choisit pour “rapporter” les conversations entre Zweig et ses semblables, aimé les phrases qui là aussi sont belles…

Je ne suis pas la fille de la mélancolie, ce n’est pas nouveau, je le savais déjà. Même issue d’une lecture, elle se transfère à moi, car, si on habite un livre un moment, celui-ci nous habite plus longtemps encore. Je me souviens avoir lu La ballade de l’impossible de Haruki Murakami et m’être demandé pendant une semaine ce que j’avais à me sentir déprimée comme ça, et pourtant j’ai adoré le livre. Enfin, si j’ai préféré le personnage de Marthe, je n’ai aucun doute que c’est en grande partie pour le regard lumineux qu’elle jette sur le monde, même si elle en voit les travers et les horreurs.

L’adieu à Stefan Zweig en extraits

“Dans sa langue existe le mot Einfühlung: sentir sentir; don de communier avec une pensée étrangère. Et donc de souffrir avec autrui.” (p. 47-48)

“Que savait Zweig? Il avait une telle façon de ne pas savoir.” (p. 60)

“Ce qui m’étonne aujourd’hui encore, c’est l’absence de questions et de doutes, avant même la confiance puisqu’elle ne vient qu’après la réflexion ou l’épreuve, juste l’absence de question et la Joie. Celle qui porte majuscule, pas l’autre, pas la petite joie qui existe au pluriel, mais la Joie qui est un mouvement perpétuellement recommencé: les pétales du corps s’élèvent comme des bras et m’enveloppent lentement, je retombe au fond de moi-même avec la tranquillité des vagues et les pétales s’élèvent à nouveau.” (p. 115)

“Après être arrivés au sommet, très près du ciel d’automne, rien de ce que nous avons laissé en bas ne reste tout à fait pareil. Tout paraît moins difficile. C’est cela le point de vue que les hommes veulent atteindre. Toujours plus haut, le regard est plus clair. C’est pour cela, ou c’est cela qu’ils ont appelé Dieu ou l’Histoire. Ils ont imaginé le plus haut point possible d’où considérer leurs actes, leurs pensées, leurs êtres, et se sont jugés à cette aune.” (p. 133)

“À trop fouiller la vie d’un être, je trouve ses fêlures et ses failles. Alors que je tentais, pas à pas, de l’approcher, que chaque nouvelle étape franchie me le rendait plus familier, plus clair… soudain, le pas supplémentaire le rejette dans une altérité si profonde, si opaque, que la vue se brouille et je sens la vanité de mon parcours.” (p. 138)

CANNONE, Belinda (1990). L’adieu à Stefan Zweig, Points Seuil, Paris, 252 p.

Rue des Boutiques Obscures

Rue des Boutiques Obscures était le deuxième Patrick Modiano que je lisais. J’avais déjà beaucoup apprécié Dora Bruder. Heureuse donc de découvrir un autre titre de l’auteur. Pas la même histoire, mais tout comme: narrateur égaré dans de vaines recherches et une sorte de rêverie mélancolique.

Patrick Modiano Rue des Boutiques obscures

Le narrateur de Rue des Boutiques Obscures est amnésique. Il ne se souvient plus de qui il est et, pendant les quelque dix années où il a travaillé pour un détective privé, il semble qu’il ait vécu au jour le jour. Son employeur et ami prenant sa retraite, le narrateur, qui se fait appeler Guy Roland, entreprend d’enquêter pour découvrir sa vraie identité. Mais il n’a à peu près rien sur quoi baser ses recherches et chaque piste qu’il suit ne semble mener qu’à des hypothèses.

Comment construire un personnage qui n’a pas d’identité? C’est la question qui, pour moi, ressort de Rue des Boutiques Obscures. Le personnage n’est pas imprégné de lui-même, il lui manque son identité, par conséquent il doit s’imprégner de tout ce qui l’environne: les gens, les lieux, leurs histoires. Qu’est-ce qu’une personne? Je ne suis pas une spécialiste de Modiano, mais à la lumière des deux romans que j’ai lus de lui, trop peu pour me prononcer vraiment, ce semble être la question qui dirige son entreprise romanesque.

Rue des Boutiques Obscures en extraits

“Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles les échos des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi.” (p. 124)

“Jusque là, tout m’a semblé si chaotique, si morcelé… Des lambeaux, des bribes de quelque chose, me revenaient brusquement au fil de mes recherches… Mais après tout, c’est peut-être ça, une vie…
Est-ce qu’il s’agit bien de la mienne? Ou de celle d’un autre dans laquelle je me suis glissé?” (p. 238)

MODIANO, Patrick. Rue des boutiques obscures, Folio Gallimard, Paris, 1982, 256 p.

Port-Soudan

Port-Soudan est un très court roman de 124 pages à l’écriture magnifique et sans pitié. Son narrateur a quitté la France quelque vingt ans plus tôt à la suite d’une peine d’amour qui avait dévasté jusqu’à sa façon de ressentir les lieux. À Port-Soudan, il n’est pourtant devenu rien de bien défini, il vit au gré de l’instant et reste passif devant ce qui pourtant vient à l’encontre de ses idéaux, si on peut les appeler ainsi. Un jour, il reçoit d’une femme de ménage une lettre lui annonçant le suicide de A., son grand ami de l’époque resté à Paris. Ce dernier aurait voulu lui adresser une lettre restée inachevée, une lettre à peine commencée: “Cher ami”. Il rentre donc à Paris pour essayer de comprendre ce qui a poussé son ami à choisir la mort.

Port-Soudan Olivier Rolin

Là-bas, il rencontre la femme de ménage de A., celle qui lui a écrit pour lui annoncer la mort de son ami. Elle lui raconte ce qu’elle pense avoir compris de la vie et de A. avec sa compagne à partir des objets qu’elle voyait chez lui les jours de ménage. L’énorme peine d’amour de celui-ci quand l’aimée est partie. Il rencontre aussi la concierge qui confirme la déchéance de A., ainsi que d’autres gens trop contents de cancaner ou attendris par l’homme qu’ils ont connu. À partir de ces récits et de son interprétation, de son imagination, il écrit pour raconter A., pour écrire cette lettre que celui-ci avait renoncé à rédiger.

Beau, sans vraies réponses sinon celles qui font l’humain, Port-Soudan a le pouvoir de toucher par son style et son propos. Même si le narrateur n’a rien de concret sur quoi faire reposer l’histoire du drame de son ami, il raconte avec sa propre sensibilité, faisant du coup de son récit quelque chose de vrai.

Je laisserai ici les extraits parler d’eux-mêmes.

Port-Soudan en extraits

“Le noir et le blanc étaient ses couleurs. Tennis blanches, bottines noires, jeans et vestes noirs, chemisiers et tee-shirts blancs: pas d’autres vêtements. Si, la jupe à carreaux. C’était une femme demi-deuil.” (p. 22)

“Lorsque j’avais quitté le France, il y avait une vingtaine d’années, il n’y avait pas d’« opinion », on avait des jugements – à l’emporte-pièce, souvent, mais c’était, il me semble, des actes qui engageaient l’esprit, et souvent le corps avec. On se référait, pour vouloir ceci et rejeter cela, à une philosophie, à défaut à une tradition, qui en était comme la figure érodée. On ne baignait pas dans l’espèce de placenta majoritaire que je voyais nourrir une multitude molle, une immense gélatine de fœtus intellectuels. On tirait force et fierté d’être minoritaires, de marcher derrière les drapeaux des grands réprouvés. La solitude n’était pas une honte. Des mots comme audace ou courage nous paraissaient beaux, nous faisions nôtre, témérairement, la devise selon laquelle il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.” (p. 32-33)

“Il me semblait parfois que les hommes étaient comme de grandes statues creuses à l’intérieur obscur desquelles grondait un bruit furieux, disloqué par la multiplication désordonnée des échos: et écrire eut été alors tenter d’orchestrer cette pure rumeur du chaos.” (p. 57)

“C’est à dessein que j’use ici de ces métaphores pugilistiques, car je crois que les mots sont aussi affaire corporelle: c’est avec tout le poids du buste, des épaules, des hanches, c’est avec la rapidité des jambes et des bras, la souplesse nerveuse des chevilles, des poignets, du cou, c’est avec ce que le sexe ajoute de grave et d’infiniment joyeux à la fois à toute cette machine qu’on les éprouve: en luttant avec eux.” (p. 76)

“C’est le corps lui-même de la femme aimée, ce pour quoi on fût mort, qu’il faut apprendre opiniâtrement à oublier, dont il faut laisser le souvenir qu’en gardent les yeux, les doigts, la bouche, la peau, le sexe, chaque partie, parcelle de soi, se corrompre et se dissoudre comme se corrompent le cadavres.” (p. 83)

“Il y a toujours de la bassesse à accepter d’être dominé par qui fait de la contrainte l’instrument de son pouvoir. Il n’y en a jamais dans la reconnaissance de la dépendance amoureuse, parce que le principe de celle-ci n’est pas la crainte mais, selon l’enseignement que je relis de Platon, le noble désir de s’immortaliser, d’engendrer dans la beauté, selon le corps et selon l’âme […]” (p. 118)

ROLIN, Olivier. Port-Soudan, Points, Paris, 1996, 124 p.

L’emploi du temps

Quelle expérience que cette lecture dense, forcée d’être effectuée dans une plage horaire d’environ 36 heures… Impossible, de plus, de lire les 354 pages de L’emploi du temps à mon rythme habituel. Ça a donc été tout un marathon.

Michel Butor L'emploi du temps

L’emploi du temps, livre de Michel Butor qui s’inscrit dans le mouvement du nouveau roman, a pour narrateur Jacques Revel, un Français qui s’installe dans la ville anglaise imaginée de Bleston afin de faire un stage en tant que secrétaire. Dès son arrivée, il s’éprend de haine pour cette ville qui, comme une entité propre (Butor la construit d’ailleurs de façon telle qu’elle apparait comme un personnage), refuse de l’accueillir. Revel mettra par exemple une éternité à se trouver un logement approprié. Plus tard, il déniche en librairie un roman intitulé Le meurtre de Bleston, livre qu’il affectionne d’emblée en raison de son titre à double sens. Il fera la connaissance de son auteur (qui se cache sous un pseudonyme) et se demandera si ce dernier ne dépeindrait pas un meurtre qui aurait réellement eu lieu dans une maison de Bleston. On ne le saura pas, et je ne vous vole aucun punch: le roman d’enquête n’aboutit jamais. Ce qu’on lit, c’est le récit que fait Revel de son emploi du temps depuis qu’il est débarqué à Bleston jusqu’au jour où il quitte cette ville. Ce qu’on lit, c’est encore (entre autres) la mise en scène d’une ville en tant que personnage. On la sent partout, elle s’immisce dans le style, les figures de la première partie faisant référence aux matériaux inertes dont Bleston est constituée et celles de la deuxième, aux matériaux vivants:

“[…] le métal du ciel passait du zinc à l’étain.” (p. 65)

“Une paupière de nuages, depuis ce matin bien avant mon réveil sans doute, cache le soleil […]” (p. 132)

Il y a énormément de matière dans ce livre, que je n’étalerai pas ici parce que ce n’est pas un blogue n’analyse littéraire, mais d’impressions spontanées, à quelques exceptions près. Je dirai simplement que ce n’est pas une lecture qu’on fait pour le plaisir, c’en est une qu’on fait par intérêt littéraire, par curiosité, sinon, comme ça a été mon cas, par obligation curieuse ou par curiosité obligée… Pas une mauvaise expérience…

L’emploi du temps en extraits

“Ce matin-là, le vieux John Matthews, que je n’avais encore jamais vu, semblable au squelette de son fils, sur lequel la peau se serait racornie a fait une apparition dans la salle [­…].” (p. 25)

“Il s’agit de retrouver cette première entrevue, l’impression qu’elle m’a faite ce jour-là, c’est-à-dire de supprimer tout ce que j’ai su d’elle par la suite; pendant plusieurs mois je me suis demandé si je n’en étais pas amoureux, c’est que, les premiers temps, avant qu’elle ne m’eût fait rencontrer sa sœur Rose, elle était la seule jeune fille avec qui j’eusse des conversations dans Bleston.” (p. 49)

BUTOR, Michel. L’emploi du temps, Éditions de Minuit, Paris, 1956, 304 p.

Mort d’un silence

Ce billet sera bref. Mort d’un silence de Clémence Boulouque est le livre sur lequel je travaille dans le cadre du séminaire de maitrise que je suis, et j’ai déjà plusieurs pages d’écrites sur le sujet.

Mort d'un silence Clémence Boulouque Attentats de Paris

Dans Mort d’un silence, Clémence Boulouque raconte les quatre dernières années de son enfance, du moment où son père, le juge Gilles Boulouque, a commencé à travailler pour la chambre antiterroriste jusqu’au jour où il s’est tiré une balle dans la tête. Elle témoigne de l’envahissement de sa vie par le terrorisme et de son deuil immense, inachevé. Elle raconte ces années difficiles, essaie ainsi de retrouver son père, et de trouver la paix, peut-être. C’est bien, si on a envie de lire ce genre de récit. L’écriture de Mort d’un silence est intéressante, le livre court (129 pages).

Mort d’un silence au Cinéma

William Karel a adapté Mort d’un silence au cinéma sous le titre La fille du juge. Une narration en voix off sur des images des médias de l’époque, des photos et des extraits de vidéo de famille. Mi-documentaire, mi-témoignage, donc. J’ai trouvé intéressant d’entendre les médias de l’époque, car on y fait référence dans le livre et ça m’intriguait. De plus, ça situe le récit de Boulouque dans son contexte historique et donne voix au père. Au départ, je n’étais pas très enthousiaste à l’idée de regarder ce film qui me répétait les mots quasi exacts du livre que je venais de lire, mais l’aspect documentaire que je viens d’énoncer a finalement capté mon intérêt.


LA FILLE DU JUGE – Bande-annonce VF par CoteCine

 Mort d’un silence en extraits

“Alors, je barre, je raye. Je biffe ce que j’écris, ce que je crois être moi, pendant quelques minutes ou quelques pages. Peut-être est-ce finalement ma façon de m’anéantir, moi aussi, par instants. Je me détruis, sans me tuer. Je suis l’aînée de mon père, qui rature sa vie au lieu d’y renoncer.” (p. 127)

BOULOUQUE, Clémence. Mort d’un silence, Folio Gallimard, Paris, 2003, 129 p.

Le cri du sablier

Dans Le cri du sablier, Chloé Delaume raconte le trauma vécu dans son enfance, comment il lui a été difficile de gérer pareil évènement, en mots ou en émotions. Un père violent et destructeur qui, bien qu’il ait menacé de la tuer un jour, a choisi de tirer sur son épouse – la mère – et sur lui-même, après l’avoir visée, elle, l’enfant. Comment, après neuf mois de mutisme, elle a retrouvé les mots mais n’a jamais été comprise par son entourage qui la voyait comme une preuve embarrassante, un souvenir de cette honte qui entachait la réputation familiale.

Le cri du sablier Chloé Delaume

Chloé Delaume emploie dans Le cri du sablier une écriture particulière, qui surprend aux premiers abords – vous le comprendrez à la lecture des extraits. Pourtant on se laisse prendre au jeu, on accepte de ne pas tout comprendre, de ressentir et de déduire, plutôt. Cette écriture éclatée, en rimes et en images, m’a semblé refléter le trauma vécu par l’enfant de dix ans, son incompréhension devant la violence. Un mutisme de neuf mois, une période pendant laquelle le langage n’y pouvait rien ou ne suffisait pas à expliquer, puis son retour. Des discours qui n’en finissent plus dans une langue déconstruite parce que la réalité l’est elle aussi. Il y a différentes interprétations possibles à cette écriture particulière, mais c’est celle qui a marqué ma lecture. La vision du monde éclatée. Texte difficile d’accès, donc, et vocabulaire hautement relevé qui exige un dictionnaire à portée de la main. Ou non. On peut se prêter au jeu des sonorités, du monde indistinct et partiellement indéchiffrable, et faire une lecture axée sur les sensations, car c’est un livre qui peut/veut faire ressentir. À condition de tenter l’exercice.

Le cri du sablier en extraits

“Non je ne dirai rien me voilà résolue. Quand bien même essayais-je décrisper maxillaire la glotte jouait stalactite et je n’y pouvais rien. La veille de l’enterrement le premier m’ausculta poupée posttraumatique. Plus sa langue s’agitait m’aspergeant de vocables plus la cacophonie asséchait la comptine. La seule litanie qui eut cours intérieur était pensée magique chanson résurrection scandant rose un deux trois maman m’entend tout bas. Je savais bien pourtant que l’écho se fanait. Je savais bien tout cela non je n’étais pas folle. C’est eux qui s’inquiétaient moi je ne demandais rien. Si ce n’était encore dégager les sinus récurer la cloison nasale et cuisinière le poivre qui coagule éternuer à Cythère embarquer loin du soufre. Les sens se désorientent soupirant la girouette la parole s’évapore quand s’aiguisent les naseaux. On me traita bestiole sibylle au polygone. Les vipères se grouillant sifflotant dans ma tête le nœud se coulissait c’est vrai ça porte malheur. Il ne plut plus avant des heures indifférentes. Vomir la syncrétie fut une question de bon sens. Faire jaillir quelque chose quand bien même œsophage démontrer pour la pose les organes sont vivants ce n’est que passager car j’ai quelques soucis.” (p. 11-12)

“Quels faits demanda-t-il. Quels faits se déroulèrent le trente exactement. Je ne vous dirai rien. Mon synopsis est clair. En banlieue parisienne il y avait une enfant. Elle avait deux nattes brunes, un père et une maman. En fin d’après-midi le père dans la cuisine tira à bout portant. La mère tomba première. Le père visa l’enfant. Le père se ravisa, posa genoux à terre et enfouit le canon tout au fond de sa gorge. Sur sa joue gauche l’enfant reçut fragment cervelle. Le père avait perdu la tête sut conclure la grand-mère lorsqu’elle apprit le drame.” (p. 19)

“Maman se meurt première personne. Elle disait malaxer malaxer la farine avec trois œufs dedans et un yaourt nature. Papa l’a tuée deuxième personne. Infinitif et radical. Chloé se tait troisième personne. Elle ne parlera plus qu’au futur antérieur. Car quand s’exécuta enfin le parricide il fut trop imparfait pour ne pas la marquer.” (p. 20)

DELAUME, Chloé. Le cri du sablier, Folio Gallimard, Paris, 2001, 126 p.

Dora Bruder

On m’a dit une fois: “Cette amie est une grande nostalgique…” Et pour la première fois, alors, j’ai songé que certaines personnes ont un rapport au passé très fort, très différent du mien. Et je suis toujours restée avec cette question: Pourquoi la nostalgie? D’où vient-elle? Ces gens immensément nostalgiques me donnent l’impression d’avoir constamment un pied dans le passé, attachés à des souvenirs d’un autre temps, à des évènements qu’ils souhaiteraient pouvoir revivre, encore et encore. Mais, pour que ces évènements aient été si mémorables, ils faut qu’ils aient d’abord été ancrés dans un instant présent fort. Quelle est donc la relation au présent des personnes nostalgiques? La quête que poursuite Patrick Modiano avec Dora Bruder m’a ramenée à cette grande question.

Dora Bruder Patrick Modiano

Mais ce n’est pas ce dont il sera question ici. Patrick Modiano n’aborde pas le passé à la manière des nostalgiques. Pour lui, le passé est partout, imprégné dans les lieux qui ont accueilli les évènements: tout près et pourtant difficilement accessible. Patrick Modiano exerce sa mémoire, ou plutôt celle de l’Histoire, pour que ne soient pas oubliés les gens, les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale.

Dora Bruder, le livre, a commencé trente années après que Dora Bruder, l’adolescente, a péri dans un camp de concentration. L’histoire de ce livre a débuté quand Modiano a lu une annonce, publiée dans un journal de l’année 1941:

   “PARIS
On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris.” (p. 7)

Dès lors, il souhaite en apprendre plus sur cette adolescente en fugue. Comment une fugueuse peut-elle s’en sortir durant ces années de guerre? Il part sur ses traces, fouille les registres, interroge les gens, marche dans les quartiers qu’elle a fréquentés, suit les mêmes rues, identifie les édifices où elle a vécu, tente de reconstituer son histoire. Dora Bruder, le livre, raconte cette quête, le parcours de la mémoire à rebours.

“J’ai mis quatre ans pour découvrir la date exacte de sa naissance: le 25 février 1926. Et deux ans ont encore été nécessaires pour connaître le lieu de cette naissance: Paris, XIIe arrondissement. Mais je suis patient. Je peux attendre des heures sous la pluie.” (p. 14)

Modiano plonge dans la mémoire collective à travers le vécu des individus. Il semble fasciné par ces petites tranches de l’Histoire, celles qui, ensemble, forment le tout que l’on connait aujourd’hui, celui des documentaires.

Si je me suis mise à penser à la nostalgie, même si ça n’a ici rien à voir, c’est que j’ai été impressionnée par la fascination quasi obsessive que le passé exerce sur l’auteur. Pourquoi cette fascination? D’où vient-elle? La réponse est cette fois plus évidente, en partie du moins. Modiano est né l’an où a pris fin la guerre, ses parents l’ont vécue. Il raconte d’ailleurs dans ce livre quelques épisodes qui font le pont entre son père et ces années d’extermination.

Modiano n’a donc pas connu lui-même la Deuxième Guerre, mais il fait tout pour s’imprégner de cette époque. Il tente d’entrer en résonnance avec les lieux pour les investir par l’imagination, pour y resituer l’Histoire, pour la restituer.

   “Je me souviens du jardin des Diaconesses. J’ignorais à l’époque que cet établissement avait servi pour la rééducation des filles. Un peu comme le Saint-Coeur-de-Marie. Un peu comme le Bon-Pasteur. Ces endroits, où l’on vous enfermait sans que vous sachiez très bien si vous en sortiriez un jour, portaient décidément de drôles de noms: Bon-Pasteur d’Angers. Refuge de Darnetal. Asile Sainte-Madeleine de Limoges. Solitude-de-Nazareth.
Solitude.” (p. 41)

Dora Bruder est un documentaire troué. L’histoire de Dora Bruder ne pourra être reconstituée en entier, les archives sont incomplètes ou silencieuses. Mais Modiano rend la voix à d’autres victimes de cette guerre. Il transcrit des lettres envoyées au préfet de police de l’époque, et jamais ouvertes par ce dernier, par des familles inquiètes pour leurs proches. (p. 84-86) Il transcrit la dernière lettre d’un déporté à sa famille. (p. 121-127) Il raconte le destin tragique de romanciers de l’époque. (p. 92-100) Parce que l’Histoire est constituée de milliers de petites histoires.

J’ai apprécié la franchise (apparente) avec laquelle l’auteur présente sa quête. J’ai aimé son style, efficace et beau à la fois, direct mais léger. Une belle découverte.

Dora Bruder en extraits

“Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l’on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient.
Il suffit d’un peu de patience.” (p. 13)

“Comme beaucoup d’autres avant moi, je crois aux coïncidences et au don de voyance chez les romanciers — le mot « don » n’étant pas le terme exact, parce qu’il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier: les efforts d’imagination, nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur un point de détail — et cela de manière obsessionnelle — pour ne pas perdre le fil et se laisser aller à sa paresse —, toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions « concernant des événements passés ou futurs », comme l’écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique « Voyance ». (p. 52-53)

MODIANO, Patrick. Dora Bruder, Folio Gallimard, Paris, 1999, 144 p.