Rue des Boutiques Obscures

Rue des Boutiques Obscures était le deuxième Patrick Modiano que je lisais. J’avais déjà beaucoup apprécié Dora Bruder. Heureuse donc de découvrir un autre titre de l’auteur. Pas la même histoire, mais tout comme: narrateur égaré dans de vaines recherches et une sorte de rêverie mélancolique.

Patrick Modiano Rue des Boutiques obscures

Le narrateur de Rue des Boutiques Obscures est amnésique. Il ne se souvient plus de qui il est et, pendant les quelque dix années où il a travaillé pour un détective privé, il semble qu’il ait vécu au jour le jour. Son employeur et ami prenant sa retraite, le narrateur, qui se fait appeler Guy Roland, entreprend d’enquêter pour découvrir sa vraie identité. Mais il n’a à peu près rien sur quoi baser ses recherches et chaque piste qu’il suit ne semble mener qu’à des hypothèses.

Comment construire un personnage qui n’a pas d’identité? C’est la question qui, pour moi, ressort de Rue des Boutiques Obscures. Le personnage n’est pas imprégné de lui-même, il lui manque son identité, par conséquent il doit s’imprégner de tout ce qui l’environne: les gens, les lieux, leurs histoires. Qu’est-ce qu’une personne? Je ne suis pas une spécialiste de Modiano, mais à la lumière des deux romans que j’ai lus de lui, trop peu pour me prononcer vraiment, ce semble être la question qui dirige son entreprise romanesque.

Rue des Boutiques Obscures en extraits

“Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles les échos des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi.” (p. 124)

“Jusque là, tout m’a semblé si chaotique, si morcelé… Des lambeaux, des bribes de quelque chose, me revenaient brusquement au fil de mes recherches… Mais après tout, c’est peut-être ça, une vie…
Est-ce qu’il s’agit bien de la mienne? Ou de celle d’un autre dans laquelle je me suis glissé?” (p. 238)

MODIANO, Patrick. Rue des boutiques obscures, Folio Gallimard, Paris, 1982, 256 p.

Dora Bruder

On m’a dit une fois: “Cette amie est une grande nostalgique…” Et pour la première fois, alors, j’ai songé que certaines personnes ont un rapport au passé très fort, très différent du mien. Et je suis toujours restée avec cette question: Pourquoi la nostalgie? D’où vient-elle? Ces gens immensément nostalgiques me donnent l’impression d’avoir constamment un pied dans le passé, attachés à des souvenirs d’un autre temps, à des évènements qu’ils souhaiteraient pouvoir revivre, encore et encore. Mais, pour que ces évènements aient été si mémorables, ils faut qu’ils aient d’abord été ancrés dans un instant présent fort. Quelle est donc la relation au présent des personnes nostalgiques? La quête que poursuite Patrick Modiano avec Dora Bruder m’a ramenée à cette grande question.

Dora Bruder Patrick Modiano

Mais ce n’est pas ce dont il sera question ici. Patrick Modiano n’aborde pas le passé à la manière des nostalgiques. Pour lui, le passé est partout, imprégné dans les lieux qui ont accueilli les évènements: tout près et pourtant difficilement accessible. Patrick Modiano exerce sa mémoire, ou plutôt celle de l’Histoire, pour que ne soient pas oubliés les gens, les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale.

Dora Bruder, le livre, a commencé trente années après que Dora Bruder, l’adolescente, a péri dans un camp de concentration. L’histoire de ce livre a débuté quand Modiano a lu une annonce, publiée dans un journal de l’année 1941:

   “PARIS
On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris.” (p. 7)

Dès lors, il souhaite en apprendre plus sur cette adolescente en fugue. Comment une fugueuse peut-elle s’en sortir durant ces années de guerre? Il part sur ses traces, fouille les registres, interroge les gens, marche dans les quartiers qu’elle a fréquentés, suit les mêmes rues, identifie les édifices où elle a vécu, tente de reconstituer son histoire. Dora Bruder, le livre, raconte cette quête, le parcours de la mémoire à rebours.

“J’ai mis quatre ans pour découvrir la date exacte de sa naissance: le 25 février 1926. Et deux ans ont encore été nécessaires pour connaître le lieu de cette naissance: Paris, XIIe arrondissement. Mais je suis patient. Je peux attendre des heures sous la pluie.” (p. 14)

Modiano plonge dans la mémoire collective à travers le vécu des individus. Il semble fasciné par ces petites tranches de l’Histoire, celles qui, ensemble, forment le tout que l’on connait aujourd’hui, celui des documentaires.

Si je me suis mise à penser à la nostalgie, même si ça n’a ici rien à voir, c’est que j’ai été impressionnée par la fascination quasi obsessive que le passé exerce sur l’auteur. Pourquoi cette fascination? D’où vient-elle? La réponse est cette fois plus évidente, en partie du moins. Modiano est né l’an où a pris fin la guerre, ses parents l’ont vécue. Il raconte d’ailleurs dans ce livre quelques épisodes qui font le pont entre son père et ces années d’extermination.

Modiano n’a donc pas connu lui-même la Deuxième Guerre, mais il fait tout pour s’imprégner de cette époque. Il tente d’entrer en résonnance avec les lieux pour les investir par l’imagination, pour y resituer l’Histoire, pour la restituer.

   “Je me souviens du jardin des Diaconesses. J’ignorais à l’époque que cet établissement avait servi pour la rééducation des filles. Un peu comme le Saint-Coeur-de-Marie. Un peu comme le Bon-Pasteur. Ces endroits, où l’on vous enfermait sans que vous sachiez très bien si vous en sortiriez un jour, portaient décidément de drôles de noms: Bon-Pasteur d’Angers. Refuge de Darnetal. Asile Sainte-Madeleine de Limoges. Solitude-de-Nazareth.
Solitude.” (p. 41)

Dora Bruder est un documentaire troué. L’histoire de Dora Bruder ne pourra être reconstituée en entier, les archives sont incomplètes ou silencieuses. Mais Modiano rend la voix à d’autres victimes de cette guerre. Il transcrit des lettres envoyées au préfet de police de l’époque, et jamais ouvertes par ce dernier, par des familles inquiètes pour leurs proches. (p. 84-86) Il transcrit la dernière lettre d’un déporté à sa famille. (p. 121-127) Il raconte le destin tragique de romanciers de l’époque. (p. 92-100) Parce que l’Histoire est constituée de milliers de petites histoires.

J’ai apprécié la franchise (apparente) avec laquelle l’auteur présente sa quête. J’ai aimé son style, efficace et beau à la fois, direct mais léger. Une belle découverte.

Dora Bruder en extraits

“Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l’on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient.
Il suffit d’un peu de patience.” (p. 13)

“Comme beaucoup d’autres avant moi, je crois aux coïncidences et au don de voyance chez les romanciers — le mot « don » n’étant pas le terme exact, parce qu’il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier: les efforts d’imagination, nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur un point de détail — et cela de manière obsessionnelle — pour ne pas perdre le fil et se laisser aller à sa paresse —, toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions « concernant des événements passés ou futurs », comme l’écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique « Voyance ». (p. 52-53)

MODIANO, Patrick. Dora Bruder, Folio Gallimard, Paris, 1999, 144 p.