Une marche jusqu’à Kobé

J’errais sur la toile quand j’ai découvert le site La littérature japonaise, qui se consacre (le nom le dit) à la littérature nippone. J’y ai appris l’existence de Jentayu, revue littéraire d’Asie, par le biais d’un article consacré au texte Une marche jusqu’à Kobé de Haruki Marakami, paru dans le quatrième numéro de la revue, Cartes et territoires. J’ai décidé de m’offrir l’ouvrage.

Une marche jusqu'à Kobé Jentayu

C’est une belle revue. Chaque numéro est illustré par un artiste différent (ici, Public Child) et on trouve au début une carte de l’Asie nous permettant de situer géographiquement l’origine de chaque auteur y ayant contribué. Revue conviviale, on s’y sent chez soi.

Je n’ai pour l’instant lu que le texte de Murakami, puisque c’est celui-là qui m’a poussée à me procurer cette revue. Assez court, il ne compte qu’une quinzaine de pages. L’auteur y raconte son retour dans la province de son enfance après qu’ait eu lieu le tremblement de terre de Kobé de 1995. Plus d’une année s’est écoulée quand il amorce son périple, il a eu le temps d’écrire Underground, qui porte sur l’attentat au gaz sarin survenu deux mois après le séisme. Installé dans la région de Tokyo depuis son entrée à l’université, Murakami n’était retourné que rarement dans sa province:

“Il y a des hommes qui, sans cesse, sont comme tirés vers leur lieu d’origine alors que d’autres ont l’impression que tout retour leur est quasiment impossible. Dans la plupart des cas, c’est comme si une sorte de force fatale séparait ces deux catégories d’individus, sans qu’il y ait de rapport avec les sentiments qu’ils éprouvent pour leur pays natal.
Que cela me plaise ou non, il semble bien que j’appartienne à la seconde catégorie.” (p. 186)

Un texte simple, à l’image de Murakami, ponctué ici et là de belles images. Mais surtout, l’amorce d’une réflexion sur les origines, particulièrement celles de la violence.

“Il est indéniable qu’au sein même de ce tableau paisible subsistent des vestiges de violence. C’est ce que j’éprouve de façon intime. Une part de cette violence est enfouie, juste sous nos pieds, une autre se tapit à l’intérieur de nous-mêmes. L’une est la métaphore de l’autre. Ou peut-être sont-elles interchangeables. Elles gisent là, endormies, comme deux bêtes qui font le même rêve.” (p. 192)

Continuellement, une impression d’étrangeté accompagne l’auteur:

“En face de la gare de Rokko, je m’accordai un petit compromis et entrai dans un McDonald’s. Je commandai un ensemble œufs/muffins (360 yens) et pus enfin apaiser la faim qui grondait en moi tel le mugissement de l’océan. Je résolus de faire une pause d’une demi-heure. Il était alors 9 heures. D’être entré dans un MacDo à 9 heures du matin me donna la sensation d’être devenu un élément parmi d’autres à l’intérieur d’une gigantesque réalité virtuelle « macdonaldesque ». Ou encore d’être devenu une part d’un inconscient collectif. De fait, pourtant, tout ce qui m’environnait était bien ma réalité individuelle. Évidemment. Si ce n’est que, passagèrement, pour le meilleur ou pour le pire, ce caractère d’individualité se retrouvait dans une impasse.” (p. 196)

Les questions de l’auteur demeurent sans réponse. Elles ne font que frapper son esprit à mesure qu’il avance, à travers ses souvenirs, sur une terre qu’il ne reconnait plus. C’est quatre mois plus tard, alors qu’il est de retour chez lui, qu’il fait le point en écrivant ce récit.

Une marche jusqu’à Kobé en extraits

“L’eau, comme réduite par le temps, était devenue noire et boueuse, et, sur des rochers secs, des tortues d’âge indéterminé se chauffaient le dos au soleil, sans qu’aucune pensée, sans doute, ne leur traverse le crâne.” (p. 188)

“Il y a cependant une chose, une seule, dont je suis sûr. Plus on vieillit, plus on est seul. C’est pareil pour tout le monde. Enfin, plus exactement, il est possible que, dans un sens, nos vies ne soient rien d’autre qu’une série d’étapes qui nous habituent à la solitude. Nous n’aurions par conséquent aucune raison de nous plaindre. Et d’ailleurs, à qui pourrions-nous bien nous plaindre?” (p. 196)

MURAKAMI, Haruki, « Une marche jusqu’à Kobé », Jentayu no 4: Cartes et le territoires

L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

L’incolore Tsukuru et ses années de pèlerinage est le dernier Murakami. Petite lecture plus relaxe pour débuter les vacances. Seule lecture des vacances, finalement. Il y a des fois où on se laisse gagner les films et les jeux vidéos, et c’est très bien comme ça…

L'incolore Tsukuru et ses années de pèlerinage Haruki Murakami

L’incolore Tsukuru Tazaki est dans la trentaine. Passionné des trains, il est devenu ingénieur et travaille sur les gares de Tokyo, où il habite depuis l’université. Il a quitté Nagoya au moment d’entreprendre ses études, le seul de son groupe de cinq amis inséparables à avoir quitté leur ville d’origine, le groupe semblant trop important aux autres pour oser l’éloignement. La première année, régulièrement, il revenait passer des fins de semaine ou les vacances pour retrouver ses amis. Jusqu’au jour où chacun refusa soudainement et catégoriquement de le voir. Pendant seize années, Tsukuru continua sa vie sans demander d’explication, acceptant ce douloureux abandon comme s’il résultait de son manque de couleur.

Je n’ai pas grand-chose à dire sur L’incolore Tsukuru et ses années de pèlerinage. J’ai aimé. C’était doux, intrigant, mais sans grand dénouement. J’y ai déniché quelques belles pensées, comme souvent. Lecture facile.

L’incolore Tsukuru et ses années de pèlerinage en extraits

“La jalousie, du moins telle que Tsukuru l’avait conçue dans son rêve, est la prison la plus désespérée du monde. Parce que c’est une geôle dans laquelle le prisonnier s’enferme lui-même. Personne ne le force à y entrer. Il y pénètre de son plein gré, verrouille la porte de l’intérieur puis jette la clé de l’autre côté de la grille. Personne ne sait qu’il s’est lui-même emprisonné. Bien entendu, si le captif décidait d’en sortir, il le pourrait. Parce que cette prison se situe dans son coeur. Mais il est incapable de prendre cette décision. Son coeur est aussi solide et dur qu’un mur de pierre. Telle est la véritable nature de la jalousie.” (p. 52-53)

“Les hommes privés de liberté en viennent toujours à haïr quelqu’un.” (p. 73)

“Pour penser librement, il faut s’éloigner du moi gorgé de chair. Sortir de la cage étroite de son propre corps, se libérer de ses chaînes, et s’envoler vers le domaine de la logique pure. C’est dans la logique qu’on trouve une vie naturelle et libre. Cette liberté est le coeur même de la pensée.” (p. 73)

“Je pense que la vérité est comme une ville ensevelie dans le sable […]. Plus le temps passe, plus la couche de sable qui la recouvre est épaisse. Il peut aussi arriver que le sable finisse par être balayé avec le temps et que les contours de la ville soient mis au jour.” (p. 191)

“Tu ne trouves pas qu’il y a là un grand paradoxe? Dans le cours de notre vie, nous découvrons notre vrai moi. Et, au fur et à mesure que cette découverte se fait, nous nous perdons.” (p. 203)

“Le coeur de l’homme est un oiseau de nuit. Il reste calmement dans l’attente de quelque chose, et, le moment venu, il s’envole droit vers sa destination.” (p. 256)

“Ce n’est pas seulement l’harmonie qui relie le coeur des hommes. Ce qui les lie bien plus profondément, c’est ce qui se transmet d’une blessure à une autre. D’une souffrance à une autre. D’une fragilité à une autre. C’est ainsi que les hommes se rejoignent. Il n’y a pas de quiétude sans cris de douleur, pas de pardon sans que du sang ne soit versé, pas d’acceptation qui n’ait connu de perte brûlante. Ces épreuves sont la base d’une harmonie véritable.” (p. 299)

MURAKAMI, Haruki. L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, 10/18, Paris, 2015, 354 p.

Underground

Parfois, on choisit un livre sans trop savoir à quoi s’attendre. Je me suis dit tiens, pourquoi pas retourner à Murakami avec autre chose qu’un roman… Accéder au Murakami terre à terre est toujours intéressant (ma lecture d’Autoportrait de l’auteur en coureur de fond m’en a du moins convaincue). Je me suis procuré Underground, donc, un livre dans lequel Murakami revient sur les attentats au gaz sarin survenus dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995 et perpétrés par la secte Aum.

Underground Haruki Murakami Attentats gaz sarin Tokyo

Je dis que je ne savais pas à quoi m’attendre, et c’était pourtant très clair, mais je croyais que l’auteur raconterait les évènements dans ses mots à lui. Il fait plutôt le choix de laisser la parole aux victimes, à ceux qui ont vécu cette journée.

Interpelé par une lettre lue dans un magazine — une lettre qui raconte comment un homme ayant conservé des séquelles physiques à la suite des attentats a ensuite été ostracisé à son travail parce qu’il ne parvenait plus à maintenir son rythme d’antan —, Murakami décide d’enquêter sur les évènements. Il veut comprendre comment la société japonaise a pu ainsi se désolidariser des siens. Il entreprend alors un travail de longue haleine: retrouver le maximum de personnes impliquées afin de leur demander de témoigner. La tâche est ardue; la vie privée des victimes devant être protégée, Murakami se retrouve avec une longue liste de noms, sans coordonnées. Difficile, donc, de retracer les femmes mariées. Parmi tous ceux qu’il est parvenu à joindre, plusieurs ont refusé de le rencontrer, pour différentes raisons. Finalement, il a pu recueillir une soixantaine de témoignages. Ces témoignages, il les a d’abord enregistrés, ensuite retranscrits puis, pour qu’ils appartiennent vraiment aux témoins, il les a fait relire par chacun, et retravaillés selon les commentaires reçus, y compris quand on lui demandait d’éliminer des passages pourtant importants. Avec ce livre, Murakami se fait intermédiaire. Les voix se relaient pour raconter une même histoire, vécue selon des angles différents.

Soixante témoignages de victimes, donc, dont seuls trente-quatre se retrouvent dans la traduction française. Un peu décevant à prime abord, mais comme le livre est assez dense (537 pages) et que les évènements se répètent sous des angles différents d’un témoignage à l’autre, je crois que ces 34 récits du Underground français suffisent pour se faire une bonne idée des choses. Murakami prend ensuite la parole dans un essai d’une vingtaine de pages. Il tente de comprendre ce qui, dans la société japonaise, a permis qu’on en arrive là. Réflexion intéressante, dont j’aurais pris plus encore. Ainsi se terminait l’édition originale de Underground. Après sa parution, il a été reproché à Murakami de s’en être tenu à un seul point de vue, celui des victimes.

Voici comment il présente la démarche qu’il a entreprise avec Underground:

“En rédigeant « Underground », j’ai mis un point d’honneur à ne pas consulter le moindre article sur Aum. Je me suis placé autant que possible dans la même situation que les victimes de l’attaque ce jour-là – frappées par une force inconnue et mortelle.
C’est pour cette raison que je n’ai pas donné la parole à la secte Aum dans « Underground ». Je craignais que ça ne dévie le centre d’intérêt du livre, et je voulais surtout éviter le genre de démarche mi-figue mi-raisin qui essaie de présenter le point de vue des deux parties.
   En conséquence, « Underground » a été critiqué par certains pour son unilatéralisme, mais n’avais-je pas intentionnellement focalisé ma caméra sur un point fixe? Je voulais que mon livre serve de lien entre les lecteurs et les victimes interrogées (ce qui ne veut pas toujours dire qu’on soit de leur côté). Mon objectif était que le lecteur éprouve ce que ces personnes avaient éprouvé, qu’il pense ce qu’elles avaient pensé. Cela ne signifiait cependant pas que je voulais nier l’existence sociale d’Aum Shinrikyo.
Après la publication d’« Underground » et après que se furent calmées les diverses répercussions de l’évènement, la question « Qu’est-ce qu’Aum Shinrikyo? » a commencé à me travailler. Après tout, « Underground » était une tentative de réparation. À mon sens, la couverture médiatique de l’évènement avait été partisane et déséquilibrée, et je voulais restaurer cet équilibre, justement. Ce travail terminé, je me suis rendu compte que la question persistait: à leur tour, les récits et les témoignages sur la secte Aum que les médias nous avaient présentés étaient-ils véridiques et assez précis?” (p. 361-362)

Afin de comprendre ce qui, dans la société japonaise, pouvait pousser des gens à devenir membres d’une secte telle qu’Aum (et accepter de commettre un attentat), Murakami décide de poursuivre son projet – un volet intitulé Le lieu promis, compris dans l’édition actuelle d’Underground – en interviewant des adeptes ou d’anciens adeptes. Toutefois, trouver des volontaires n’est pas si simple. Ce sont finalement des rédacteurs du magazine Bungei Shunju, où seront d’abord publiées les entrevues, qui trouveront pour lui des personnes. Huit entrevues seront réalisées avec la même méthodologie que pour les victimes des attentats. Le résultat est très intéressant; et les points de vue qui s’ouvrent sur Aum, de façon surprenante, assez variés.

Underground est peu littéraire, car en majeure partie constitué de transcriptions de témoignages oraux; il trouve son intérêt dans son sujet et dans la brève incursion qu’il permet dans la culture japonaise. C’est ce qui m’a le plus fascinée. J’ai relevé beaucoup de passages que je ne pourrai pas tous citer; je vais tenter de présenter ceux qui offrent la meilleure vue d’ensemble de l’ouvrage. Malgré tout, je remarque que j’ai peu noté d’extraits décrivant les attaques ou les symptômes des victimes, je me suis surtout attardée aux aspects sociaux ou culturels.

Mais avant, voici la carte du métro de Tokyo qu’on trouve dans le livre. J’ai été littéralement fascinée par l’immensité de son réseau…

Plan métro Tokyo Underground Haruki Murakami

Underground en extraits

“À Otemachi, il faut négocier toutes ces correspondances, mais dès qu’on les a passées, cela devient plus clairsemé. Nijubashi-mae, c’est l’arrêt suivant. Pour moi, il y a beaucoup de monde pendant tout mon trajet. De Machiya à Nishi-Nippori, Sendagi, Nezu, Yushima, Shin-ochanomizu, Otemachi… on ne peut rien faire. On est piégés sur place. Une fois montée, je me colle à la porte et, maintenue debout par la masse de gens, je somnole. C’est vrai: je peux dormi debout. Presque tout le monde le fait. Je ferme les yeux et je me détends. Je ne pourrais pas bouger, si je le voulais, alors c’est plus facile ainsi – les visages des gens sont tellement proches! Je ferme donc les yeux et je m’assoupis…
[­…]
Ce jour-là, pour traverser la voiture, je me suis préparée à ouvrir les yeux – je ne peux pas me déplacer sans ouvrir les yeux, hein?
[rire] –, mais j’ai remarqué que j’avais du mal à respirer. C’était comme si ma poitrine était comprimée, au point que, lorsque je tentais d’inhaler, rien n’entrait… Je me suis dit: « C’est curieux. C’est sans doute parce que je me suis levée tôt. » [Rire] J’ai cru que j’étais juste abrutie. J’ai toujours eu le réveil difficile, de toute façon, mais cette impression était assez brutale.
Je me suis sentie mieux quand la porte s’est ouverte et qu’est entrée une bouffée d’air frais, mais dès les portes refermées à Otemachi, ça s’est aggravé. Comment décrire ça? C’était comme si l’air lui-même avait disparu. Et la notion de temps aussi… Non, là, j’exagère un peu.
[…]
L’analyse de sang n’a rien révélé d’anormal. Je ne montrais aucun signe de pupilles contractées. Je me sentais juste mal. Je n’avais pas changé de vêtements et je souffrais vraiment, mais ça s’est arrangé au fil des heures. Heureusement que j’avais somnolé dans le métro! C’est ce que m’a expliqué un inspecteur de police. Mes yeux étaient fermés et ma respiration plus légère, plus superficielle
[rire]. J’ai eu de la chance, je suppose.” (p. 85, 86 et 88; témoignage de Mlle Aya Kazaguchi, 23 ans, victime)

“Ce que je trouve vraiment effrayant, ce sont les médias –, surtout la télévision, si limitée dans ce qu’elle montre. Quand ils parlent de l’attaque au gaz, les journalistes ont des idées préconçues, et donnent l’illusion que le petit détail sur lequel ils se concentrent est représentatif de l’ensemble du problème. Lorsque je me tenais dehors, à la station Kodemmacho, il est certain que ce tronçon de rue était dans un état anormal, mais tout autour le monde continuait à tourner. Les voitures circulaient. En y repensant, c’était irréel: le contraste était tellement bizarre! Mais, à la télévision, ils n’ont montré que la partie anormale, très différente de l’impression que j’avais eue. Ça m’a fait comprendre à quel point la télévision est effrayante.” (p. 229; témoignage de M. Masanori Okuyama, 42 ans, victime)

“Nos bureaux sont à Roppongi. Je prends un bus vers 7 heures pour la station Gotanno, et j’attrape le 7 h 42 ou le 7 h 47 sur la ligne Hibiya pour Naka-meguro. C’est incroyablement chargé. Parfois, on ne peut même pas monter, et pourtant, d’autres passagers arrivent à se glisser dans les voitures à Kitasenju. Vous êtes comme une tranche de jambon entre deux bouts de pain. C’est de la violence physique. Vous avez l’impression qu’on va vous écraser à mort, ou que soudain votre hanche va se déboîter. Vous êtes tordu, informe, et vous ne vous dites qu’une chose: « J’ai mal! » Vous êtes torturé au milieu des autres, avec vos seuls pieds sur un point fixe.” (p. 246; témoignage de M. Naoyuki Ogata, 28 ans, victime) “Sur le quai, personne n’avait l’air pressé, les gens marchaient normalement. Il n’y avait que l’agent qui criait: « S’il vous plaît, plus vite! Sortez! » Les agents étaient tous paniqués, mais pas les passagers; beaucoup s’attardaient pour décider quoi faire.” (p. 275; témoignage de M. Ken’ichi Yamazaki, 25 ans, victime)

“J’emprunte la ligne Hibiya pour aller au travail. Elle est toujours bondée, surtout à la station Kita-senju où beaucoup de gens prennent une correspondance, et où il y a toutes ces réparations qui occupent la moitié du quai – c’est vraiment dangereux. Une simple poussée, et quelqu’un pourrait tomber sur les voies.
C’est bondé au point qu’un jour, alors que je montais dans une voiture, mon attaché-case m’a été arraché par le torrent de passagers. J’ai tenté de m’y accrocher, mais j’ai dû le lâcher pour éviter d’avoir le bras cassé. Il a tout bonnement disparu, et j’ai cru ne jamais le revoir
[rire]. Ensuite, la foule s’est un peu éclaircie, et je l’ai récupéré – une chance! Enfin, à présent, il y a l’air conditionné dans les voitures. Avant, l’été, c’était insupportable.” (p. 309; témoignage de M. Koichiro Makita, 34 ans, victime)

“[…] l’autonomie n’est que l’image miroir de la dépendance envers d’autres. Si vous aviez été abandonné bébé sur une île déserte, vous n’auriez aucune idée de ce que signifie « autonomie ». La dépendance et l’autonomie sont comme l’ombre et la lumière, piégées par la gravité l’une de l’autre et s’attirant mutuellement, jusqu’à ce que chaque individu, après nombre d’essais et d’erreurs, trouve sa place dans le monde.” (p. 341; essai de Murakami)

“Le « contrôle de l’esprit » n’est pas une disposition qu’on peut rechercher ou accorder tout seul. Il faut être deux.
En perdant votre ego, vous perdez le fil de la narration que vous appelez votre Moi. Les êtres humains ne peuvent toutefois pas vivre très longtemps sans sentiment d’être impliqués dans une histoire en devenir. Ces histoires dépassent le système rationnel limité (ou la rationalité systématique) dont vous vous entourez; elles sont la clé cruciale du partage de l’expérience-temps avec les autres.
[…]
Néanmoins, sans ego adéquat, personne ne peut créer de narration personnelle, pas plus qu’on ne peut conduire une voiture sans moteur ou porter une ombre sans véritable objet physique. Une fois que vous avez confié votre ego à quelqu’un d’autre, dans quelle direction pouvez-vous avancer?
Quand vous en êtes là, vous recevez une nouvelle narration de la personne à qui vous avez confié votre ego. Vous lui avez remis le véritable objet, et ce que vous obtenez en retour est une ombre. Dès que votre ego s’est fondu dans un autre, votre narration va forcément reprendre ce que cet autre ego a créé.
Mais quelle sorte de narration?” (p. 342-343; essai de Murakami)

“Cependant, comme je continuais mon entraînement, j’ai été immergé dans l’astral; mon inconscient s’est révélé, mon sens des réalités s’est amenuisé.
Quand cela se produit, vous êtes censé être à l’écart du monde. Il n’y aurait pas eu de problème si mon inconscient avait émergé pendant les vacances d’été, mais c’est arrivé juste avant. Et ça s’est aggravé. Pendant un cours de sciences, je n’ai pas pu me rappeler si j’avais déjà mélangé ou non les substances chimiques d’une expérience. Mon sens de la réalité avait disparu; ma mémoire était si floue que je ne parvenais pas à me souvenir si j’avais fait quelque chose ou si j’en avais seulement rêvé.
Ma conscience avait versé de l’autre côté et je ne pouvais pas revenir dans le quotidien. Les écrits bouddhistes parlent de ce phénomène: lorsque vous atteignez un certain point dans votre formation, des éléments schizophrènes apparaissent. En moi, il n’y avait plus rien d’indéniable sur quoi compter. Heureusement, j’étais encore conscient du lieu où je me trouvais; si la situation avait empiré, j’aurais pu sombrer dans la schizophrénie. J’ai eu de plus en plus peur. Il fallait que je me guérisse d’un coup de cette personnalité divisée, mais ça n’aurait servi à rien d’aller voir un psychiatre. La solution résidait dans ma formation. Je suis donc devenu
samana – si je ne pouvais compter sur rien en moi, la seule solution était de m’offrir à Aum. De toute façon, j’avais toujours pensé qu’un jour je renoncerais au monde.” (p. 413-414; témoignage de M. Mitsuharu Inaba, adepte d’Aum)

MURAKAMI, Haruki. Underground, Éditions 10/18, Paris, 2013, 542 p.

La course au mouton sauvage

Vous ai-je déjà dit que les noms d’animaux dans les titres m’attirent irrésistiblement? J’ai pu le vérifier encore dernièrement alors que j’arpentais des bouquineries montréalaises. Presque tous les titres qui m’interpelaient contenaient des mots comme: poisson, tortue, papillon, etc. Les plantes me font habituellement le même effet. Quoi qu’il en soit, il n’est pas surprenant que parmi tous les Murakami pour lesquels j’aurais pu opter, ce soit La course au mouton sauvage qui soit sorti gagnant.

La course au mouton sauvage Haruki Murakami

Paru en 1982, La course au mouton sauvage est le 3e roman de l’auteur (et le premier traduit en français). On y trouve déjà la touche de l’auteur, quoiqu’elle se soit affinée par la suite. C’est un bon roman, juste bien étrange, dans lequel le narrateur est amené à partir en quête d’un mouton extrêmement rare, pratiquement impossible à trouver, autour duquel semble planer une aura de surnaturel. Ce n’est pas que le narrateur ait de l’intérêt pour ce mouton – il apprécie amplement sa vie ennuyeuse –, mais parce qu’il y est contraint par une organisation puissante. Ce qu’il a fait pour se retrouver dans une telle situation? Publier dans un magazine qu’il édite une photo de moutons envoyée par un ami de longue date.

Si j’ai apprécié La course au mouton sauvage, je ne peux pas compter cette lecture parmi mes coups de cœur. Je ne sais pas si c’est moi qui n’avais pas suffisamment envie de ce genre d’histoire (il y a de ça) mais, malgré l’intérêt que j’y portais, j’avais hâte de terminer le livre pour passer à autre chose. Comment dire… l’histoire est bonne, mais elle manque de finesse par moments sans compter qu’il y a quelques longueurs. Puis, il y a certains trucs qui m’ont agacée et qui n’ont sans doute rien à voir avec l’auteur mais plutôt avec la traduction française, tels que: comment un francophone peut-il avoir l’idée de traduire “girl friend” (on peut présumer que c’est en japonais dans la version originale) par… “girl friend”! Ça me dépasse. Complètement.

Enfin, comme toujours, les livres de Murakami regorgent de réflexions en plus de repères culturels sur la littérature, l’histoire et la musique, ce qui leur donne plein d’intérêt. En plus, il sait créer des personnages et leur donner vie. Particulièrement ses personnages masculins; j’ai un bémol pour les féminins.

Quand je le noterai sur Babelio, je lui donnerai 3/5.

La course au mouton sauvage en extraits

“C’est difficile de bien parler des choses dont on a vraiment envie de parler, tu ne trouves pas?” (p. 15)

“J’allais prendre la parole quand le maître d’hôtel approcha de notre table d’un pas qui emplissait la salle de sa belle assurance. Avec un léger sourire, comme s’il m’avait montré la photo de son fils unique, il me présenta l’étiquette de la bouteille, puis, sur mon acquiescement, il en ôta le bouchon qui partit avec un petit bruit agréable et remplit nos verres, gorgée par gorgée. Le vin avait un goût de dépense alimentaire condensée.” (p. 41)

“Ses mains fines ne portaient pas la moindre ride, et ses dix longs doigts effilés faisaient penser à un troupeau d’animaux dont chaque individu, dressé durant de longues années et parfaitement maîtrisé, gardait encore vivante en son cœur la mémoire primitive des origines. Les ongles manucurés à la perfection, laissaient deviner le temps et les patients efforts qui leur avaient été consacrés et dessinaient au bout des doigts dix superbes ellipses. C’étaient de très belles mains en vérité, même si elles avaient je ne sais quoi d’inquiétant. Elles évoquaient une spécialisation de haut niveau dans un domaine très précis, sans qu’on eût pu dire lequel.” (p. 65-66)

“Un écrivain russe disait que, si le caractère pouvait s’altérer quelque peu, la médiocrité demeurait identique pour l’éternité. Ils sont quelquefois très avisés, ces Russes. C’est sans doute qu’ils ont tout l’hiver pour gamberger.” (p. 117)

MURAKAMI, Haruki. La course au mouton sauvage, Points Seuil, 1990, 373 p.

Autoportrait de l’auteur en coureur de fond

Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, ce livre qui n’est ni un essai ni une biographie, Murakami le qualifie de “mémoire”. Il y parle de course. De ce qui l’a poussé à l’intégrer dans son quotidien et de ce qui le pousse encore, plus de vingt ans plus tard (au moment de l’écriture du livre), à courir un marathon par année. Il y raconte aussi comment il en est venu à écrire, chose qu’il n’avait aucunement planifiée, lui qui, après s’être marié dans la jeune vingtaine, a ouvert un bar en guise de gagne-pain. Et comment, à cause de l’écriture, la course est devenue un élément essentiel de sa vie. Autoportrait de l’auteur en coureur de fond est un incontournable pour les passionnés de course ou d’écriture.

Autoportrait de l'auteur en coureur de fond Haruki Murakami

On peut faire différentes lectures d’un même livre. Peut-être relirai-je Autoportrait de l’auteur en coureur de fond dans vingt ans et y verrai-je un tout autre point de vue… Il n’empêche qu’aujourd’hui, à l’aube de mes vingt-huit ans, j’y vois un traité sur l’authenticité. J’y ai lu les réflexions d’une personne qui est forte d’être elle-même, c’est-à-dire faillible, mais aussi prête à tout donner pour atteindre des objectifs qui lui sont propres. Murakami est un homme qui ne compétitionne qu’avec lui-même. Et c’est ce qui fait sa réussite.

Autoportrait de l’auteur en coureur de fond est un livre que j’ai beaucoup aimé. Pour les réflexions qu’on y trouve, pour sa simplicité, pour son côté sans prétention, pour ses incursions dans le quotidien d’un auteur que j’admire…

Toutefois, soyez avisés, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond vous donnera envie de commencer à courir!

Autoportrait de l’auteur en coureur de fond en extraits

   “Simplement je cours. Je cours dans le vide. Ou peut-être devrais-je le dire autrement: je cours pour obtenir le vide. Oui, voilà, c’est cela, peut-être. Mais une pensée, de-ci de-là, va s’introduire dans ce vide. Naturellement. L’esprit humain ne peut être complètement vide. Les émotions des humains ne sont pas assez fortes ou consistantes pour soutenir le vide. Ce que je veux dire, c’est que les sortes de pensées ou d’idées qui envahissent mes émotions tandis que je suis en train de courir restent soumises à ce vide. Comme elles manquent de contenu, ce sont juste des pensées hasardeuses qui se rassemblent autour de ce noyau de vide.
Les pensées qui me viennent en courant sont comme des nuages dans le ciel. Les nuages ont différentes formes, différentes tailles. Ils vont et viennent, alors que le ciel reste le même ciel de toujours. Les nuages sont de simples invités dans le ciel, qui apparaissent, s’éloignent et disparaissent. Reste le ciel. Il existe et à la fois n’existe pas. Il possède une substance et en même temps il n’en possède pas. Nous acceptons son étendue infinie, nous l’absorbons, voilà tout.” (p. 28-29)

“Les blessures émotionnelles représentent le prix à payer pour être soi-même.” (p. 31)

“D’un autre côté, les écrivains moins talentueux – ceux qui sont tout juste au niveau – doivent absolument construire leur vigueur à leurs propres frais, et ce dès leur jeunesse. Il leur faut s’entraîner pour cultiver leur concentration, pour développer leur persévérance. Ils sont bien forcés d’utiliser (jusqu’à un certain point) ces qualités comme un “succédané” du talent. Ce faisant, il se peut qu’ils découvrent en eux une véritable inspiration cachée. La pelle à la main, ils s’échinent à creuser une fosse, ils transpirent jusqu’à découvrir une fosse secrète et profonde. On pourra qualifier cette découverte de “chance”. Mais ce qui l’a rendue possible, en fait, c’est l’entraînement auquel ils se sont soumis pour acquérir la force de continuer à creuser. J’imagine que les écrivains dont le talent s’épanouit sur le tard sont tous passés par des opérations du même genre.” (p. 103)

“En ce qui me concerne, la plupart des techniques dont je me sers comme romancier proviennent de ce que j’ai appris en courant chaque matin. Tout naturellement, il s’agit de choses pratiques, physiques. Jusqu’où puis-je me pousser? Jusqu’à quel point est-il bon de s’accorder du repos et à partir de quand ce repos devient-il trop important? Jusqu’où une chose reste-t-elle pertinente et cohérente et à partir d’où devient-elle étriquée, bornée? Jusqu’à quel degré dois-je prendre conscience du monde extérieur et jusqu’à quel degré est-il bon que je me concentre profondément sur mon monde intérieur? Jusqu’à quel point dois-je être confiant en mes capacités ou douter de moi-même? Je suis sûr que lorsque je suis devenu romancier, si je n’avais pas décidé de courir de longues distances, les livres que j’aurais écrits auraient été extrêmement différents. Concrètement, en quoi auraient-ils été différents? Je ne saurais le dire. Mais quelque chose aurait été profondément autre.” (p. 104-105)

“En tout cas, à l’heure actuelle, mes muscles sont vraiment tendus et les étirements ne les assouplissent pas. Je suis au maximum de mon entraînement, bien sûr, mais ils restent plus rigides qu’à l’ordinaire. Parfois, lorsque mes jambes sont trop dures, je dois les soulever avec le poing pour les soulager. (Oui, ça fait mal.) Mes muscles peuvent se montrer aussi entêtés – ou plus – que moi. Ils ont de la mémoire, ils supportent. Jusqu’à un certain point, ils progressent. Mais ils ne transigent pas. Ils n’abandonnent pas. C’est mon corps, avec ses limites et ses goûts. C’est comme mon visage. Même si je ne l’aime pas, c’est le seul que j’aie, et je dois faire avec. En prenant de l’âge, j’ai naturellement appris à l’accepter. On peut fort bien se concocter un bon – voire un délicieux – repas avec les restes du frigo. Ce qui reste, c’est une pomme, un oignon, du fromage et des œufs, mais on ne va pas se plaindre. En vieillissant, on apprend à être heureux avec ce que l’on a. C’est l’un des bons côtés (un des rares) de l’avancée en âge.” (p. 109-110)

   “Sur le fond, je suis d’accord avec le fait qu’écrire des nouvelles n’est pas un type de travail qui vous maintient en bonne santé. Lorsque nous nous lançons dans un projet d’écriture, que nous créons une histoire avec nos propres mots, une sorte de substance toxique, tapie au plus profond de chaque être humain, ressort à la surface, que cela nous plaise ou non. Tous les écrivains ont à faire face, plus ou moins, à ce principe délétère et, conscients du danger qu’il recèle, doivent se débrouiller pour transiger avec. Car autrement, il n’y aurait aucune activité créatrice, dans son sens véritable. (Désolé pour cette étrange analogie: dans le poisson que l’on appelle “fugu”, la partie la plus délicate au goût est la plus proche du poison – une similitude sans doute significative). Non, il ne s’agit décidément pas d’une activité bonne pour la santé.
[…]
Mais ceux d’entre nous qui espèrent une longue carrière comme auteurs professionnels doivent se construire un système auto-immune, capable de résister aux toxines dangereuses (parfois mortelles) qui résident à l’intérieur d’eux-mêmes. Nous disposerons alors de toxines encore plus fortes, encore plus efficaces. En d’autres termes, en jouant avec elles, nous pouvons créer des récits plus puissants. Mais il nous faut une énergie considérable pour mettre en place ce système immunitaire et pour le conserver sur une longue période. Or il faut bien que nous trouvions cette énergie quelque part. Où, sinon en nous-mêmes, dans notre vigueur physique de base?” (p. 122-124)

“Je tente de plonger profondément en moi pour deviner si quelque chose s’y tapit. Mais, de même que notre conscience est une sorte de labyrinthe, notre corps est un dédale. Où qu’on aille, on n’aboutit qu’à des ténèbres, on ne débouche que sur des angles morts. Des allusions muettes, des aléas qui vous guettent quelque part.” (p. 165-166)

“[…] je n’ai pas commencé à courir parce que quelqu’un me l’avait demandé. De même que je ne suis pas devenu romancier parce qu’on me l’avait demandé. Un jour, soudain, j’ai eu envie d’écrire un roman. Et un jour, j’ai eu envie de m’élancer sur la route. Simplement parce que j’en avais envie. Depuis toujours, j’agis selon mes désirs profonds. On a beau vouloir m’arrêter ou me persuader que je me trompe, je ne dévie pas. Comment un homme comme moi pourrait-il accepter d’être dirigé par qui que ce soit?” (p. 185-186)

MURAKAMI, Haruki. Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Édition 10/18, Paris, 2009, 220 p.

La ballade de l’impossible

La ballade de l’impossible est un livre très mélancolique, mais immensément beau… Il raconte l’humain dans une histoire très simple, quoique tortueuse. Haruki Murakami a modelé des êtres, les a mis en relation, les a fait évoluer. Simplement. Le thème central en est la quête identitaire.

Watanabe, 37 ans, est rappelé à ses souvenirs par une chanson jouée dans un avion. Il se remémore l’année de ses dix-neuf ans, où il avait rencontré Naoko pour la première fois suite à la mort de leur ami Kizuki, à 17 ans. Un lien fort les unit, mais Naoko est fragile… Marqué par le suicide de son ami, Watanabe vit en marge des autres. Il étudie la littérature grecque presque par hasard, habite une pension pour jeunes hommes à tendance extrémiste et travaille un peu pour vivre. Il fréquente très peu de gens. À la pension, il n’a qu’un ami, tout aussi marginal que lui, à sa façon, puis il fait la rencontre de Midori, une fille bien singulière qui suit le même cours que lui.

La ballade de l’impossible Haruki Murakami

Il me semble qu’il y aurait plusieurs choses à dire sur La ballade de l’impossible, pourtant elles ne me viennent pas. Elles sont restées emmurées dans la mélancolie du livre. Peut-être parce que celui-ci nous aspire. Je dirai donc simplement qu’une lecture plus joyeuse est nécessaire ensuite pour nous ramener à nous. Quelque chose comme Mamie gangster

La ballade de l’impossible au cinéma

Ils ont fait un film, dernièrement, à partir de La ballade de l’impossible. Au cours de ma lecture, je me suis bien demandé comment ils avaient fait: les actions ne sont liées qu’à la relation qui existe entre les personnages. La ballade de l’impossible est un roman psychologique. Le résultat ressemble à ce que j’avais imaginé: un film lent et contemplatif qui rend assez bien l’histoire, mais sans qu’elle ait le même impact. Il faut dire que le fait de l’avoir visionné en japonais sous-titré anglais laissait une plus grande distance entre les images et moi. Toutefois, j’ai pris plaisir à observer les paysages japonais. N’empêche, il vaut mieux lire le roman.

Voici la bande-annonce (sous-titrée français).

La ballade de l’impossible en extraits

“Je ne l’avais pas revue depuis près d’un an. Durant cet intervalle, elle avait maigri au point qu’elle n’était plus la même. Ses joues rondes si caractéristiques avaient fondu, son cou s’était affiné, mais on ne la sentait ni décharnée ni malade. Sa façon de maigrir semblait naturelle et tranquille. On avait l’impression que son corps s’était réduit de lui-même, à trop vouloir se glisser à l’intérieur d’une cachette trop exiguë.” (p. 32)

“As-tu déjà fait pousser des pastèques? Elles grandissent comme un petit animal.” (p. 140)

“Tu sais, je comprends. Parce que je suis issue du peuple. Qu’il y ait une révolution ou non, le peuple n’a rien d’autre à faire qu’à continuer sa petite vie de pas grand chose. C’est quoi, la révolution? Cela change seulement le nom de la mairie.” (p. 279)

“—Dis-moi des choses encore plus chouettes.
—Je t’aime beaucoup, tu sais, Midori.
—Comment ça, beaucoup?
—Je t’aime comme un ours au printemps.
—Un ours au printemps? (Midori leva encore une fois la tête.) Qu’est-ce que tu veux dire en parlant d’ours au printemps?
—Eh bien, tu marches toute seule dans une prairie au printemps, et tu vois arriver en face de toi un joli petit ours avec une fourrure douce comme du velours et des petits yeux ronds. Et il te propose de rouler dans l’herbe avec lui. Alors, vous vous amusez toute la journée dans le trèfle à flanc de colline, dans les bras l’un de l’autre. C’et chouette, non?
—Très chouette.
—Eh bien, c’est comme ça que je t’aime.” (p. 355)

MURAKAMI, Haruki. La ballade de l’impossible, 10/18, 2009, 448 p.

Les amants du Spoutnik

Les amants du Spoutnik est un bon roman, comme on en lit souvent. 270 pages efficaces, réfléchies, où Murakami jongle avec les thèmes qui lui sont propres, et que j’ai déjà effleurés dans le précédent billet: écriture, musique classique, sexualité, fantastique…

Les amants du Spoutnik Haruki Murakami

K. fait la rencontre de Sumire à l’université. Jeune fille marginale, vêtue au hasard des tiroirs, celle-ci rêve de devenir écrivain. Aussi cesse-t-elle les études pour se consacrer entièrement à sa passion, n’hésitant pas à réveiller K. à toute heure de la nuit pour lui poser ses questions existentielles. Ce dernier est définitivement amoureux de Sumire qui, elle, tombe passionnément amoureuse de Miu, une intrigante femme d’affaire. Des amours croisées qui les mèneront jusqu’en Grèce, et peut-être plus loin encore…

Et pourtant, Les amants du Spoutnik n’est pas exactement une histoire d’amour. Ça m’apparait beaucoup plus comme une quête de soi qu’une quête de l’autre. Une quête de soi à travers l’autre, plutôt. Et c’est cette quête que vient servir – ou métaphoriser – l’aspect fantastique de l’histoire, dûment dosé. Là réside l’intérêt de ce roman.

Les amants du Spoutnik en extraits

“Si on ne pouvait plus donner son avis sur quelque chose sans l’avoir essayé, le monde deviendrait un endroit plutôt sinistre et dangereux. Pense un peu à ce qu’a fait Staline.” (p. 69)

“Derrière les choses ou les personnes que nous croyons connaître se cache toujours une proportion identique d’inconnu.
La compréhension n’est jamais que la somme des malentendus.” (p. 175)

MURAKAMI, Haruki. Les amants du Spoutnik, 10/18, 2004, 272 p.

Kafka sur le rivage

Kafka sur le rivage est un roman de 637 pages, et j’ai le sentiment que Murakami aurait pu s’étendre sans gêne sur plus de pages encore. Je dis ça parce qu’il m’a semblé par moments que les évènements – particulièrement ceux relevant du fantastique – auraient demandé plus d’espace pour être assimilés. Il m’est arrivé de poser le livre et de prendre un temps pour intégrer les nouvelles informations, pour les mettre en relation… pour penser avec le livre, en somme. Si l’objectif était de plonger le lecteur au cœur de la tourmente au même titre que les personnages, c’est réussi, on ne s’ennuie pas. Par contre, comme Murakami fait de ce roman une immense métaphore, je l’aurais souhaité plus contemplatif.

Cette réflexion tout juste écrite, elle me permet de comprendre ce qui parfois me dérange dans la littérature populaire et me donne l’impression d’ingurgiter un trop-plein de fast-food: elle laisse trop peu souvent place à la digestion. J’ai écrit un billet à ce sujet il y a trois ans: La nausée.

Si j’en parle ici, c’est ce que je trouve dommage cette impression de trop-plein que m’a parfois donnée Kafka sur le rivage parce que c’est un livre brillant, réfléchi, bien articulé et empli de références culturelles. Et étrangement, autant je me suis sentie gavée par moments, autant j’ai l’impression d’être légèrement restée sur ma faim. Comme si Kafka sur le rivage reposait sur la ligne entre littérature grand public et littérature plus assumée.

Kafka sur le rivage Haruki Murakami

Ceci dit, soyons claire (oui, je m’auto-vouvoie – ou auto-nounoie, c’est selon), Kafka sur le rivage est un très bon roman avec une intrigue bien ficelée et des personnages bien développés.

Le jeune Kafka Tamura, 15 ans, quitte la maison de son père pour échapper à une prédiction. Cette fugue le mènera dans une petite bibliothèque privée où il sera accueilli – recueilli – sans que jamais l’on songe à le renvoyer à son père. En parallèle, Nakata, vieil homme devenu idiot à la suite d’un étrange accident survenu dans sa jeunesse, a la capacité de communiquer avec les chats. Un évènement extraordinaire survient, qui le force à quitter la sécurité de sa routine…

Cela fait quelques livres de Murakami que je lis et je peux maintenant y reconnaitre des thèmes récurrents. Par exemple, les corbeaux sont présents d’un ouvrage à l’autre, sans qu’ils aient nécessairement un rôle défini à y jouer. L’entrainement physique tout comme la sexualité sont le plus souvent minutieusement abordés, la nourriture décrite, la musique classique toujours présente:

“C’est pour ça que j’écoute Schubert en conduisant. Comme je te l’ai dit tout à l’heure, toutes les interprétations de ce morceau sont imparfaites. Un sens de l’imperfection, s’il est artistique, intense, stimule ta conscience, maintient ton esprit en alerte. Si j’écoute l’interprétation parfaite d’un morceau parfait en conduisant, je risque de fermer les yeux et d’avoir envie de mourir dans l’instant. Mais quand j’écoute attentivement cette sonate, je peux entendre les limites de ce que les humains sont capables de créer, je sens qu’un certain type d’imperfection peut être atteint avec humilité, à travers une accumulation d’imperfections. Et personnellement, je trouve ça plutôt encourageant. Tu comprends ce que je veux dire?” (p. 149-150)

Les personnages de Murakami lisent. C’est à travers leurs lectures que nous parviennent la plupart des références littéraires ou culturelles. L’auteur semble porter un intérêt particulier à Tchekhov:

“Comme l’a si bien dit l’écrivain russe Anton Tchekhov: “Si un revolver apparaît dans une histoire, à un moment donné, il faut que quelqu’un s’en serve.” […] Ce que Tchekhov voulait dire, c’est que la nécessité est un concept indépendant. La nécessité a une structure différente de la logique, de la morale ou de la signification. Sa fonction repose entièrement sur le rôle. Ce qui n’est pas entièrement indispensable n’a pas besoin d’exister. Ce qui a un rôle à jouer doit exister. C’est cela, la dramaturgie. La logique, la morale ou la signification, quant à elles, n’ont pas d’existence en tant que telle, mais naissent d’interrelations. Tchekhov, en voilà un qui s’y connaissait en dramaturgie!” (p. 390-391)

La citation faisant référence à l’apparition d’un revolver dans une histoire se trouve à la fois dans Kafka sur le rivage et dans 1Q84. En bref, ce roman (2003) me semble clairement précurseur à 1Q84 (2009) puisque qu’on y retrouve plusieurs thèmes (que je n’ai pas tous nommés ici) qui ont été développés plus longuement dans la trilogie 1Q84. On sent d’ailleurs dans Kafka sur le rivage que l’auteur aurait pu bénéficier de plus d’espace, espace qu’il s’accorde largement dans 1Q84

Kafka sur le rivage en extraits

“Nakata se relâcha complètement, débrancha son esprit, se laissa flotter dans une sorte d’état hors circuit. C’était très naturel chez lui, il faisait cela tous les jours depuis l’enfance, sans même y penser. Bientôt les limites de sa conscience se mirent à fluctuer, comme les papillons voletant dans les herbes. Au-delà de ces limites s’étendait un profond abîme. De temps en temps, sa conscience venait survoler ce gouffre obscur. Mais Nakata n’avait pas peur de ces ténèbres, de ces profondeurs. Pourquoi aurait-il craint ce monde d’obscurité sans fond, ce chaos, ce silence épais, qui étaient ses alliés depuis bien longtemps et avaient fini par devenir une partie de lui-même?” (p. 112-113)

“Tu as peur de ton imagination. Et plus encore de tes rêves. Tu crains cette responsabilité qui commence dans le rêve. Mais tu ne peux pas t’empêcher de dormir et, quand tu dors, les rêves surviennent immanquablement. L’imagination diurne est maîtrisable. Pas les rêves.” (p. 187)

“Mais si aucune antithèse ne vient réfuter une hypothèse, aucun progrès scientifique n’est possible. C’est ce que mon père disait toujours. Une antithèse, c’est un champ de bataille dans le cerveau, voilà ce qu’il disait. Il répétait cette phrase comme une litanie. Et pour l’instant, je ne vois pas la moindre antithèse à opposer à cette supposition.” (p. 278)

“Ce qu’on nomme l’univers du surnaturel n’est autre que les ténèbres de notre propre esprit. Bien avant que Freud ou Jung fassent au XIXe siècle la lumière sur le fonctionnement de l’inconscient, les gens avaient déjà instinctivement établi une corrélation entre l’inconscient et le surnaturel, ces deux mondes obscurs. Ce n’était pas une métaphore. D’ailleurs, si on remonte encore plus loin, ce n’était même pas une corrélation. Jusqu’à ce qu’Edison découvre la lumière électrique, la majeure partie de la planète était plongée dans un noir d’encre. Aucune frontière ne séparait l’obscurité physique, extérieure, de l’obscurité intérieure de l’âme. Elles étaient mêlées sans qu’il soit possible de les distinguer. […] Aujourd’hui, il en va autrement. Les ténèbres extérieures se sont dissipées, mais les ténèbres intérieures demeurent. Ce que nous appelons ego ou conscience est la partie émergée de l’iceberg: la partie la plus importante reste plongée dans le royaume des ténèbres et c’est là que gît la source des contradictions et des confusions profondes qui nous tourmentent.” (p. 306-307)

“La chambre donnait sur l’arrière de l’immeuble voisin, une bâtisse misérable où devaient vivre des gens misérables qui faisaient des boulots de misère. Un bâtiment tombé en disgrâce comme il y en a dans toutes les villes, le genre que Charles Dickens aurait passé dix pages à décrire.” (p. 409-410)

“On pense que ce sont les habitants de la Mésopotamie antique qui ont eu les premiers l’idée du labyrinthe. Ils lisaient le futur dans les entrailles d’animaux – et sans doute parfois d’hommes – sacrifiés. Ils en observaient les dessins complexes qui leur permettaient d’interpréter l’avenir. À l’origine, la forme du labyrinthe s’est inspirée de celle des boyaux. Autrement dit, le principe du labyrinthe existe à l’intérieur de toi. Et il correspond à un labyrinthe extérieur à toi.” (p. 481)

MURAKAMI, Haruki. Kafka sur le rivage, 10/18, 2011, 648 p.

Le passage de la nuit

Le passage de la nuit de Haruki Murakami est un petit roman bien agréable de 229 pages. D’un côté, Mari, une jeune étudiante de 19 ans, passe la nuit debout à lire un gros roman, seule à une table d’un restaurant populaire. Elle y fait la rencontre d’un garçon nommé Takahashi. De l’autre côté, Éri, la sœur de Mari, dort depuis très longtemps…

 Dans Le passage de la nuit, Murakami nous fait entrer dans un Tokyo nocturne où l’histoire, tels les rêves, conservera tous ses mystères.

Le passage de la nuit Haruki Murakami

Ce qu’il y a d’intéressant par rapport au style, ici, c’est le choix de point de vue. Murakami a opté pour un narrateur à la première personne du pluriel; ce “nous” apparait donc comme un accompagnateur, un spectre qui nous guide dans cette ville de nuit, comme si on voyageait à ses côtés:

“Nous nous confondons avec un œil qui regarde, ou mieux, peut-être, avec un regard caché qui vole l’image de cette femme. Devenu caméra suspendue en l’air, notre œil est apte à se déplacer librement dans la chambre.” (p. 29)

Au départ, cette narration qui faisait parfois de moi une caméra m’agaçait un peu puis, après avoir lu quelques chapitres, j’ai compris que je pouvais voir ce livre comme un film. On situe le point de vue: la narration est externe, clairement. On nous montre les personnages, nous savons ce qu’ils se disent, car le roman est en grande partie dialogué. Par contre, nous n’avons pas accès à leurs pensées… à deux ou trois exceptions près. Donc c’est comme si nous regardions un film. Lire ce livre comme si j’étais au cinéma, voilà qui rendait la lecture intéressante.

Je connais peu Murakami. Je le découvre depuis tout récemment, mais pour l’instant je remarque dans chacun de ses livres une constante: un flottement fantastique qui se déploie de façon tentaculaire. C’est présent et assumé, indéniablement. En même temps, la maitrise de l’auteur en fait quelque chose de subtile, impalpable. Murakami semble se plaire à explorer ce qui touche aux confins de la réalité.

Le passage de la nuit en extraits

“L’homme ne bouge pas. De temps en temps, il prend une longue inspiration, profonde, ses épaules se soulèvent puis retombent légèrement. Il se pourrait qu’il soit un otage, confiné dans une pièce depuis un temps considérable. De cet homme se dégage une atmosphère faite de durée et d’abandon.” (p. 56)

 “Tu vois, à force de fréquenter le tribunal, d’assister à des procès, curieusement, un intérêt pour ces affaires et pour leurs protagonistes s’est développé en moi. Disons que, peu à peu, je me suis senti concerné. C’était une impression bizarre. Il faut dire que les gens que l’on jugeait étaient totalement différents de moi. Ils vivaient dans un milieu différent, ils pensaient différemment, agissaient différemment. Il y a une barrière haute entre le monde dans lequel je vis et le leur. Au début, c’est ce que je me disais. […]
À force de fréquenter le tribunal, d’écouter le récit des témoins, les réquisitoires du proc, les plaidoiries des avocats, les déclarations des accusés, je me suis senti déstabilisé au fond de moi. Je veux dire… j’ai commencé à penser que ce fameux mur entre les deux mondes, il se pourrait qu’il n’existe pas. Et que, même s’il existait, il ne serait alors qu’une cloison en papier très très fin. T’appuies dessus juste un peu et tu tombes de l’autre côté. Enfin, il me semble que, peut-être, on ne se rend pas compte qu’à l’intérieur de nous
l’autre côté a déjà commencé à s’introduire en douce.” (p. 109-110)

 “Moi, je crois que l’être humain, son carburant dans la vie, c’est la mémoire. Et cette mémoire qu’elle garde des choses importantes de la réalité ou non, c’est pareil, puisqu’elle sert juste à maintenir les fonctions vitales. C’est que du carburant, voilà. Que ce soit des pubs dans des journaux, des livres de philo, des magazines de cul, ou une grosse liasse de billets de 10 000 yens, quand tu mets tout ça au feu, c’est que du papier. Le feu, il brûle pas en pensant: “Oh, ça, c’est du Kant!” Ou: “Tiens, c’est l’édition du soir du Yomiuri!” Ou encore: “Celle-là, elle a de beaux nichons!” Pour le feu, c’est que des bouts de papier. Là, pareil: les souvenirs importants, ceux qui le sont moins, ou ceux qui n’ont aucun intérêt, ils deviennent tous, sans distinction, du carburant.” (p. 194-195)

“Un nouveau jour est sur le point d’arriver, mais l’ancien porte encore sa lourde traîne. Comme l’eau de mer et l’eau de rivière affrontent leurs élans à l’embouchure, le nouveau temps et l’ancien temps se mélangent. Takahashi, lui non plus, ne parvient pas à déterminer clairement de quel côté du monde se situe son centre de gravité.” (p. 208-209)

MURAKAMI, Haruki. Le passage de la nuit, 10/18, 2008, 240 p.

1Q84

1Q84 de Haruki Murakami est une œuvre vraiment fascinante. Il faut cependant être patient, car les éléments s’installent lentement, les uns après les autres, pendant près de 400 pages. Arrivé là, plus moyen de décrocher: le lecteur a à son tour traversé la frontière fragile, quasi impalpable, qui sépare le monde qu’il connait de celui de 1Q84. Un monde similaire, presque identique, mais qui aspire les personnages comme le lecteur dans un lent tourbillon, un mouvement subtil qui survient comme par glissements, et qui se referme sur lui.

1Q84 Trilogie Haruki Murakami

La trilogie 1Q84 d’un total de 1660 pages écrite par Haruki Murakami met en scène deux personnages, dont les vies sont exposées en parallèle. L’histoire débute avec Aomamé, une jeune femme de 30 ans spécialisée dans l’entrainement et l’étirement des muscles. Elle a un don particulier: elle sait, d’instinct, reconnaitre de ses doigts chaque parcelle du corps humain, sans calculer, sans mesurer. Elle sait ainsi trouver un point – fatal -, situé dans le haut de la nuque, à la naissance des cheveux, un point que personne d’autre ne saurait trouver. Elle est célibataire, n’a pas réellement d’amis et non plus de famille (celle-ci l’a reniée lorsque, toute jeune, elle s’est détournée de la foi des Témoins). En parallèle, il y a le personnage de Tengo, auteur en devenir de 29 ans enseignant les mathématiques dans une école préparatoire. N’ayant lui aussi ni amis ni famille, il s’absorbe complètement dans ses tâches et sa routine. Les chapitres alternent, nous faisant passer d’un personnage à l’autre.

Dès que le récit commence, le lecteur sent – non, pressent – que quelque chose va arriver, quelque chose de subtil, un glissement; le lecteur pressent que les fondations du monde dans lequel il vient d’être plongé sont en mouvement. Mais rien n’est clair, et Haruki Murakami n’éclaircit jamais complètement les choses. Il prend son temps, et c’est heureux. Dans le livre 1, Tengo a une pensée qui laisse entrevoir cette façon de faire de l’auteur:

“Les questions étaient trop nombreuses. «Le romancier n’est pas quelqu’un qui résout les problèmes. C’est quelqu’un qui pose les questions.» C’était sûrement Tchekhov qui avait dit cela. Une remarque judicieuse.” (livre 1, p. 469)

Le point de départ de l’histoire, c’est lorsque Tengo, qui participe à la sélection du prix des nouveaux auteurs, se retrouve avec entre les mains un roman aussi fascinant que syntaxiquement déficient, La Chrysalide de l’air. Son mentor, l’éditeur Komatsu, lui aussi attiré par cette œuvre singulière, lui propose de la récrire. Après tout, ce serait un exercice bien intéressant pour peaufiner son style d’écrivain en devenir. Tengo n’est pas à l’aise avec l’idée – une fraude littéraire! -, mais ce roman exerce une forte attraction sur lui, et il va céder après avoir rencontré son auteure, la jeune Fukaéri, 17 ans. Étrange jeune femme, qui s’exprime peu, et qui, lorsqu’elle le fait, ne formule qu’une seule phrase à la fois, sans marquer d’intonation. Un mystère en soi, mais qui explique la syntaxe déficiente du roman. De son côté, Aomamé plante un outil spécial dans la nuque d’un homme. Nous voilà lancés.

Mais quel est ce titre étrange? 1Q84

“1Q84 – voilà comment je vais appeler ce nouveau monde, décida Aomamé.
Q, c’est la lettre initiale du mot Question. Le signe de quelque chose qui est chargé d’interrogations.
Tout en marchant, elle hocha la tête pour s’approuver.
Que cela me plaise ou non, je me trouve à présent dans l’année 1Q84. L’année 1984 que je connaissais n’existe plus nulle part. Je suis maintenant en 1Q84. L’air a changé, le paysage a changé. Il faut que je m’acclimate le mieux possible à ce monde plein d’interrogations. Comme un animal lâché dans une forêt inconnue. Pour survivre et assurer ma sauvegarde, je dois en comprendre au plus tôt les règles et m’y adapter.” (livre 1, p. 205)

Sommes-nous donc dans un monde comme celui que décrit George Orwell dans son roman, où chacun se trouve constamment sous l’œil vigilant de Big Brother? À cela, je répondrais: ni oui ni non. Tout est beaucoup plus subtil que cela, et c’est là tout l’art de Murakami. Le lien avec 1984 est réel, mais il n’est pas franc, même s’il en est directement question à deux reprises vers la fin du premier livre.

Mais attention, ne vous attendez pas d’emblée à un livre de fantaisy. 1Q84 est au départ tout ce qu’il y a de plus réaliste. Simplement, dans ce Tokyo de l’an 1984 surviennent, comme un glissement de terrain, des éléments de fantastique.

Le texte de 1Q84 est superbement écrit. C’est ce qui, dès le commencement, m’a poussée à continuer ma lecture. Je l’ai dit, il faut près de 400 pages avant que le casse-tête commence à s’assembler, et c’est sans doute l’écriture qui nous permet de patienter. Pas qu’il ne se passe rien pendant ces quelques centaines de pages, seulement, rien de concret. Je me suis toutefois demandé si le texte n’aurait pas pu être resserré dans le premier livre. Peut-être… La sexualité d’Aomamé est longuement décrite et je doute parfois de l’utilité de ces passages, surtout que ce sont ceux qui m’ont semblé les moins réalistes. Mais je lis une traduction, peut-être ces dialogues sont-ils mieux réussis dans la version japonaise. N’empêche, Aomamé emploie le mot “zizi” pour parler à un homme de son pénis: “Vous avez un grand zizi?” (livre 1, p. 114). Emploie-t-elle un mot similaire dans la version originale? J’essaie de me rappeler que le récit se déroule dans le Tokyo de 1984, oui, mais un terme aussi enfantin…

Mais sinon, que dire? C’est une œuvre énigmatique. Profonde. Fascinante. Les personnages, superbement développés. Les morceaux du casse-tête, multiples. Puis, à la fin de cette œuvre, on s’aperçoit que, comme dans la vie, il suffit de mettre en place les morceaux du pourtour pour avoir une bonne vision d’ensemble. Parce que, comme dans la vie, il y a des aspects centraux qui échappent à la raison. Peut-être simplement parce qu’ils sont trop nombreux pour être tous agencés.

1Q84 en extraits

“Comme il est fréquent qu’un président intelligent serve de cible à des assassins, il est possible que les hommes dotés d’une perspicacité hors du commun s’efforcent de ne surtout pas devenir président.” (livre 1, p. 121)

“La lune est la plus fine observatrice de la Terre. Elle a été le témoin de tous les phénomènes qui sont apparus à sa surface, de tous les événements qui s’y sont produits. Mais la lune reste silencieuse et ne s’explique pas. Elle ne se départ jamais de son indifférence et garde précisément en elle le lourd passé terrestre. Là-bas, il n’y a pas d’air, pas de vent non plus. Le vide permet certainement de conserver les souvenirs intacts. Personne ne peut dégeler le cœur de cette lune-là.” (livre 1, p. 382)

 “L’histoire nous enseigne que, au fond, nous sommes les mêmes, autrefois comme aujourd’hui. Même si nos vêtements ou nos modes de vie ont beaucoup changé, nos pensées et nos actes ne sont pas très différents. L’être humain, finalement, n’est qu’un simple véhicule, ou un vecteur, pour les gênes. Nous sommes leurs montures tout au long de leur voyage, de génération en génération, exactement comme des chevaux que l’on remplace lorsqu’ils vont mourir. Et les gênes n’ont aucune notion de ce qui est bien ou de ce qui est mal. Ni la moindre idée de ce que nous éprouvons. Ils ignorent si nous sommes heureux ou malheureux. Nous ne sommes pour eux qu’un moyen. Leur priorité, c’est d’obtenir pour eux-mêmes le meilleur rendement. (livre 1, p. 386)

 “Là où il y a de la lumière, il y a nécessairement de l’ombre, là où il y a de l’ombre, il y a nécessairement de la lumière. Sans lumière il n’y a pas d’ombre, et, sans ombre,  pas de lumière. Carl G. Jung a expliqué ces choses-là dans un des ses livres.
Notre ombre, à nous, humains, est d’autant plus mauvaise que nous nous montrons ouverts et positifs. Plus nous nous efforçons de devenirs des êtres parfaits, magnifiques, méritants, plus l’ombre s’emploie précisément à rendre sa volonté sombre, mauvaise, destructrice. Que l’homme tente de se diriger vers la perfection, qu’il cherche à aller au-delà de ses capacités, et l’ombre dégringole dans les enfers, devient diabolique. Il est donc tout autant criminel, selon les principes de la nature et ceux de la vérité, de vouloir s’élever au-dessus de soi que de se tenir au-dessous de soi.” (livre 2, p. 274-275)

 “Ce n’était qu’en connaissant la vérité qu’un homme conquérait ses forces authentiques. Quelle que soit cette vérité. (livre 2, p. 492)

 Il n’y a rien dont j’aie envie particulièrement.   — Et pourquoi pas À la recherche du temps perdu de Proust? demanda Tamaru. Si vous ne l’avez pas encore lu, ce serait l’occasion rêvée.   — Est-ce que vous l’avez lu, vous?   — Non. Je ne suis jamais allé en prison. Je n’ai jamais dû rester caché longtemps. Quelqu’un a dit qu’en dehors de ce genre de circonstances il était difficile de lire ce roman dans son intégralité.   — Vous connaissez quelqu’un qui l’a fait?   J’ai certes connu des gens qui sont restés longtemps en détention, mais ils n’étaient pas du style à s’intéresser à Proust.” (livre 3, p. 44)

 “Elle essayait de ne pas penser. Ce qui bien sûr était impossible. Dès que se crée du vide, il attire à lui ce qui doit le combler.” (livre 3, p. 95)

 “— Nous sommes toujours attristés quand un être humain disparait. Quel qu’il soit.
— Vous pouvez en effet le pleurer. Dans son genre, il était extrêmement talentueux.
— Mais pas tout à fait assez. N’est-ce pas?
— Qui aurait assez de talent pour vivre éternellement?” (livre 3, p. 531)

MURAKAMI, Haruki. 1Q84, livre 1: Avril-Juin, 10/18, 2012, 552 p.

MURAKAMI, Haruki. 1Q84, livre 2: Juillet-Septembre, 10/18, 2012, 504 p.

MURAKAMI, Haruki. 1Q84, livre 3: Octobre-Décembre, 10/18, 2013, 624 p.