Amours en marge

Dans le cadre de mes recherches, j’ai communiqué avec L’institut national de jeunes sourds de Paris. Une dame vraiment gentille m’a remis une liste d’ouvrages présentant un personnage sourd, ou traitant de la surdité. Une longue liste manuscrite que j’ai reçue en fichier numérisé. Merci! Parmi les titres figurait Amours en marge de Yôko Ogawa, qui m’attendait justement dans ma bibliothèque puisque j’ai acheté les Œuvres de l’auteure, tomes 1 et 2, il y a de cela quelques années.

Amours en marge Yôko Ogawa

La narratrice d’Amours en marge souffre d’un problème d’audition caractérisé par des bourdonnements d’oreille et une ouïe parfois trop affinée. Depuis que cela a commencé, elle se fait traiter à la clinique F. Un jour, elle accepte de participer à une table ronde pour un magazine qui prévoit un numéro sur les troubles de l’audition. C’est là qu’elle aperçoit Y pour la première fois. Il sténographie la rencontre. La narratrice est émerveillée par ses doigts qui travaillent comme s’ils étaient des êtres autonomes. Bientôt, ils se revoient. Le sténographe l’accompagne dans le traitement de ses oreilles.

Le tout est tissé comme une dentelle, avec délicatesse et précision. Lentement, les symptômes et les souvenirs de la narratrice s’éclaircissent pour s’unir à différents indices semés ici et là, à la frontière du fantastique, tout juste un flirt. Rien n’est laissé au hasard, ce qui semble banal ou description superflue peut devenir un élément central dans le dénouement du récit. Mais le récit dénoue en douceur. Je ne sais pas si c’est une constante de l’auteure, mais selon les deux textes que j’ai lus d’elle, ses récits semblent se résoudre sans éclat, seulement dans l’aboutissement du parcours que l’on a suivi pas à pas. Pour cette raison, je crois, j’ai mis un temps à accrocher, mais j’ai finalement beaucoup apprécié cette lecture finement brodée.

L’écriture est élégante. J’ai trouvé particulièrement jolie cette description d’une oreille:

Ça ressemble à un mécanisme de montre découpé dans un fruit.” (p. 402)

La narratrice décrit aussi joliment la conversation en signes qu’échangent une mère et sa fille dans l’autobus:

“Toutes sortes de formes plus séduisantes les unes que les autres se succédaient comme à la parade, à tel point que je me suis demandé à combien pouvait s’élever le nombre de mots que l’on pouvait former avec dix doigts. Ils ne s’égaraient pas, ne se trompaient pas, n’hésitaient pas. Dociles, ils faisaient de leur mieux. Si bien que je me suis inquiétée: leurs articulations ne se fatiguaient-elles pas?” (p. 392)

OGAWA, Yôko. « Amours en marge » dans Oeuvres tome 1, Actes Sud, coll. « Thesaurus », Arles, 2005, p. 311-434

Cristallisation secrète

Je me suis procuré un très beau volume: Œuvres. Tome II de Yôko Ogawa, de la collection Thesaurus chez Actes Sud. S’y retrouvent huit romans de l’auteure, que j’ai découverte en plongeant dans Cristallisation secrète. J’ai adoré son écriture poétique.

Cristallisation secrète Yôko Ogawa

La narratrice vit sur une ile isolée de l’archipel nippon. Elle habite seule la maison de ses parents depuis le décès de son père, sa mère ayant été emportée par la police secrète quelques années plus tôt. Sa mère faisait partie des personnes qui se souviennent de tous les objets s’étant trouvé sur l’ile, même après leur disparition. Elle conservait un exemplaire de chacun dans une petite armoire: une émeraude, un parfum, etc. Sans doute la police secrète, qui emporte tous les gens qui n’oublient pas, avait-elle découvert le secret de sa mère.

“Je me demande de temps en temps ce qui a disparu de cette île en premier.
— Autrefois, longtemps avant ta naissance, il y avait des choses en abondance ici. Des choses transparentes, qui sentaient bon, papillonnantes, brillantes… Des choses incroyables, dont tu n’as pas idée, me racontait ma mère lorsque j’étais enfant.
— C’est malheureux que les habitants de cette île ne soient pas capables de garder éternellement dans leur coeur des choses aussi magnifiques. Dans la mesure où ils vivent sur l’île, ils ne peuvent se soustraire à ces disparitions successives. Tu ne vas sans doute pas tarder à devoir perdre quelque chose pour la première fois.
— Ça fait peur? lui avais-je demandé.
— Non, rassure-toi. Ce n’est ni douloureux ni triste. Tu ouvres les yeux un matin dans ton lit et quelque chose est fini, sans que tu t’en sois aperçue. Essaie de rester immobile, les yeux fermés, l’oreille tendue, pour ressentir l’écoulement de l’air matinal. Tu sentiras que quelque chose n’est pas pareil que la veille. Et tu découvriras ce que tu as perdu, ce qui a disparu de l’île.” (p. 10)

La narratrice subvient à ses besoins en écrivant des romans mais, un jour, R., son éditeur, lui confie que, contrairement à elle, il n’est pas touché par les disparitions. Quand les oiseaux disparaissent à leur tour, il ne les oublie pas; comme toujours, il se souvient de tout. De peur d’être découverts par la police secrète, de plus en plus de gens se cachent…

Une idée originale menée tout en poésie et en douceur. On pourrait croire que c’est le début d’une saga, mais non: l’histoire de Cristallisation secrète ne couvre que 252 pages de mon gros volume. Malgré l’intrigue de départ, ce n’est pas un roman dans lequel déboulent les péripéties, c’est plutôt une réflexion sur la mémoire et l’existence.

Cristallisation secrète en extraits

“Ce matin-là, la neige qui tombait depuis la veille s’était arrêtée et il y avait un petit peu de soleil. Elle était fraîche et poudreuse, je m’enfonçais jusqu’aux chevilles à chaque pas. La population ne disposait pas de bottes spéciales pour les chemins enneigés comme les policiers, si bien que les gens paraissaient avoir le plus grand mal à marcher. Le dos rond, serrant contre eux leurs paquets, ils avançaient pas à pas avec prudence. Leur démarche était semblable à celle d’un vieil animal herbivore à l’air pensif.” (p. 95)

OGAWA, Yôko. « Cristallisation secrète » dans Œuvres tome 2, Actes Sud, coll. « Thesaurus », Arles, 2014, p. 9-252