L’exception

Lire Audur Ava Olafsdόttir m’a toujours fait du bien. Je n’ai pas lu tous ses livres encore – L’exception est mon troisième (j’ai lu Rosa Candida et L’embellie) –, mais il y a quelque chose dans son écriture et ses récits qui m’apaise. Elle raconte par petites touches d’humanité, relayant au second plan l’action au sens classique pour suivre le fil des émotions, puisant dans le cœur de ses personnages comme de la nature. J’aime l’humilité qui se dégage de ses romans, leur simplicité, alors qu’ils décrivent l’humain dans ce qui fait sa complexité.

L'exception Audur Ava Olafsdottir

L’exception s’ouvre sur une scène du Nouvel An. Marίa sort sur le balcon avec son mari, qui ouvre le champagne. Minuit arrive. L’annonce aussi: il la quitte pour un homme. Demain, premier janvier, une nouvelle vie pourra ainsi commencer pour tous. Flόki a rencontré un autre Flόki, Marίa a été l’exception dans sa vie. La narratrice encaisse le coup sans trop y croire: onze ans de mariage, deux enfants longuement désirés, le bonheur quotidien du couple bien assorti… il va revenir. Mais il part, et c’est Perla, la voisine de l’entresol, une naine psychologue qui écrit pour le compte d’un auteur de romans policiers (oui, ça semble poussé comme personnage), qui l’accompagne dans son deuil.

Ce que j’en ai pensé? Rien de bien spécial, honnêtement. Je veux dire que ça n’aura été pour moi ni un coup de cœur ni un ennui. Le thème de l’homosexualité du mari n’est qu’un prétexte pour plonger dans celui des relations de couple, des vérités cachées, des perceptions, de la façon dont on voit son conjoint, de ce qu’on préfère ne pas voir… Le personnage de la naine m’a un peu dérangée parce qu’en raison de tous ses statuts, il devient triplement marginal: non seulement la voisine est naine (ce qui n’est pas un problème en soi), mais elle pratique la psychologie à la va-comme-je-te-pousse de façon qu’on (je) doute qu’elle soit vraiment qualifiée, et effectue un mystérieux travail de nègre littéraire tout en essayant d’amorcer sa propre carrière d’auteur: on dirait qu’elle ne dort jamais et a toujours le temps de tout faire. Je ne sais pas, j’ai eu du mal à me laisser convaincre par ce personnage trop près de la caricature. Malgré tout, j’ai choisi d’embarquer (oui, croire à une histoire peut être un choix). J’ai surtout aimé me laisser bercer par l’écriture d’Olafsdόttir, faire le voyage dans l’intériorité de la narratrice, entrapercevoir l’Islande à travers son regard. C’est un des grands plaisirs que je tire de mes lectures des ouvrages de l’auteure. Elle a une écriture qui fait appel aux sens et aux émotions.

Par ailleurs, le personnage de la naine, nègre et future auteure, permet d’intégrer un discours sur l’écriture. À un moment, Olafsdόttir fait écho à son propre récit à travers les paroles de la voisine. La narratrice, Marίa, a trouvé un nid d’oiseau troué. Elle le montre à la naine pour la distraire et voici ce qu’elle en dit:

   “— Nombreux sont les plumitifs obsédés par les sous-entendus. Si un romancier introduit un nid, c’est qu’il y voit un symbole. Un nouveau départ ou une nouvelle vie, comme un oisillon ou un enfant, sans aller chercher plus loin.
Elle pose le nid sur la table et prend tout son temps pour finir sa tartine.
— Cependant, force est de constater que ce nid est vide. Ce qui peut suggérer un abandon ou qu’on s’est libéré d’une entrave. On ne saurait toutefois oublier qu’un nid vide recèle diverses possibilités inexploitées et qu’il peut évidemment signifier une certaine revendication d’indépendance.
Après un instant, Perla se reprend:
— Mais ta vie n’est ni un roman ni un rêve, il en va différemment pour toi.
— Comment ça?
— Absence de sens.” (p. 199)

L’auteure veut-elle nous dire de ne pas chercher de sens caché dans les éléments qu’elle introduit dans ses livres ou, au contraire, veut-elle attirer notre attention sur ce genre de travail symbolique? Je crois que l’idée est d’ouvrir une réflexion, de laisser entrevoir les milliers de possibilités qui s’ouvrent à chaque phrase devant l’auteur (e), et de montrer de tout n’est jamais complètement dit, que lire consiste à savoir plonger dans l’univers des implicites et à accepter qu’aucune vérité n’est absolue.

L’exception en extraits

   “Notre sauveteur m’avoue qu’il s’intéresse davantage aux oiseaux qu’aux chats et qu’il envisage de poursuivre ses études d’ornithologie. Son mémoire traitait des escales dans la migration des oies.
   — De leur vie amoureuse, en fait, dit-il en souriant.
Et je note qu’il a une fossette d’un seul côté. Il évoque un souvenir de gamin, lorsqu’à sept ans il avait secouru une mouette blessée.
— Elle n’arrivait pas à prendre son envol parce qu’elle ne voyait pas la mer. Je l’ai mise dans un carton et je l’ai transportée sur le porte-bagages de mon vélo jusqu’à la grève.” (p. 79-80)

   “ET C’EST UNE NOUVELLE
NUIT BLANCHE
QUI S’ANNONCE.
JE SUIS SEULE DANS LE LIT avec toutes ces rondeurs féminines auxquelles mon mari ne s’intéresse plus. Je secoue la couette et empile les quatre oreillers que je dispose comme une muraille entre mon époux absent et moi. Le lit conjugal est un océan gris et tumultueux où je me débats du soir au matin et brûle de langueur la nuit entière. J’aimerais sentir les contours d’un autre corps contre le mien, mais je refuse de me torturer à la pensée qu’une certaine poitrine se soulève à un rythme régulier dans la rue adjacente. Je tire l’édredon sur ma tête et demeure allongée, les bras le long du corps, les yeux fixes dans le noir.” (p. 83)

“La visibilité est quasiment nulle mais je ne quitte pas la route des yeux ni les bornes phosphorescentes. Il y a de toute façon peu de choses à tirer de la nature grandiose dans l’obscurité persistante qui remplit tous les recoins du monde. Je connais par ouï-dire l’existence des volcans environnants prêts à entrer en éruption à tout moment et celle des rivières glaciaires qui inondent les sables. C’est à peine si l’île émerge de l’océan, petite motte de terre noire sous les nuages sombres.” (p. 87)

   “[­…] une union se nourrit aussi de tout ce qui demeure inaccompli, de tout ce qu’il reste à faire ensemble.” (p. 98)

OLAFSDόTTIR, Audur Ava. L’exception, Points Seuil (Zulma), Paris, 2014, 285 p.

L’adieu à Stefan Zweig

Très beau livre que L’adieu à Stafan Zweig, fait de très belles phrases, de magnifiques images et de grandes réflexions. Un livre sur l’humanité par le prisme de celle à découvrir, à imaginer, de Stefan Zweig, écrivain autrichien s’étant suicidé le 22 février 1942, après avoir trouvé la sécurité au Brésil, loin des Nazis et de la guerre qui sévissait alors en Europe. L’auteure, Belinda Cannone, mise en scène dans le livre, le personnage de Marthe, tente de reconstituer ce qui aurait pu pousser Zweig à s’enlever la vie, là-bas, à l’abri du danger. Elle fouille les archives et son imagination, redonne vie à l’homme pour ne formuler, en bout de ligne, que des hypothèses sur le motif réel de son suicide.

L'adieu à Stefan Zweig Belinda Cannone

J’ai beaucoup aimé L’adieu à Stefan Zweig, sans pour autant apprécier à parts égales chacune des trois parties du roman, trois grands niveaux de narration: Zweig narré et commenté par le personnage de Marthe, Yin Yin (personnage secondaire dans la vie de Zweig et dont l’histoire se détache du reste pour devenir distincte) raconté par Marthe (deux récits parallèles, comportant des ponts, correspondant au roman que rédige Marthe) puis une focalisation sur le personnage de l’auteure, mettant l’accent sur son travail d’écriture et sur sa vie avec son amoureux. C’est ce niveau de narration qui m’a le plus interpelée, sans doute en raison de la substance du personnage: féminité, littérature, couple, réflexions sur le monde, optimisme… On y lit d’ailleurs une très intéressante scène érotique (p. 144-152), intéressante pour sa longueur et ses détails, mais pour son point de vue aussi (celui de l’enthousiasme, de “l’envie générale”, éprouvé par le personnage féminin dans l’acte de prendre et de sucer la verge, mais présenté comme une sorte de philosophie de la fellation), et le fait qu’elle se tient hors du cliché. Une scène surprenante.

Plus intéressée par Marthe, sans doute, parce que personnage plus en chair alors que le Zweig qu’elle tente de raconter n’est qu’approximations et hypothèses. Donc moins substantiel. Moins heureux aussi, et il en parait moins vivant. De mon côté j’aime la vie, j’aime que l’espoir veille, et ce n’est qu’appréciation personnelle, car la partie concernant Zweig est superbement menée. J’ai aimé l’approche que l’auteure choisit pour “rapporter” les conversations entre Zweig et ses semblables, aimé les phrases qui là aussi sont belles…

Je ne suis pas la fille de la mélancolie, ce n’est pas nouveau, je le savais déjà. Même issue d’une lecture, elle se transfère à moi, car, si on habite un livre un moment, celui-ci nous habite plus longtemps encore. Je me souviens avoir lu La ballade de l’impossible de Haruki Murakami et m’être demandé pendant une semaine ce que j’avais à me sentir déprimée comme ça, et pourtant j’ai adoré le livre. Enfin, si j’ai préféré le personnage de Marthe, je n’ai aucun doute que c’est en grande partie pour le regard lumineux qu’elle jette sur le monde, même si elle en voit les travers et les horreurs.

L’adieu à Stefan Zweig en extraits

“Dans sa langue existe le mot Einfühlung: sentir sentir; don de communier avec une pensée étrangère. Et donc de souffrir avec autrui.” (p. 47-48)

“Que savait Zweig? Il avait une telle façon de ne pas savoir.” (p. 60)

“Ce qui m’étonne aujourd’hui encore, c’est l’absence de questions et de doutes, avant même la confiance puisqu’elle ne vient qu’après la réflexion ou l’épreuve, juste l’absence de question et la Joie. Celle qui porte majuscule, pas l’autre, pas la petite joie qui existe au pluriel, mais la Joie qui est un mouvement perpétuellement recommencé: les pétales du corps s’élèvent comme des bras et m’enveloppent lentement, je retombe au fond de moi-même avec la tranquillité des vagues et les pétales s’élèvent à nouveau.” (p. 115)

“Après être arrivés au sommet, très près du ciel d’automne, rien de ce que nous avons laissé en bas ne reste tout à fait pareil. Tout paraît moins difficile. C’est cela le point de vue que les hommes veulent atteindre. Toujours plus haut, le regard est plus clair. C’est pour cela, ou c’est cela qu’ils ont appelé Dieu ou l’Histoire. Ils ont imaginé le plus haut point possible d’où considérer leurs actes, leurs pensées, leurs êtres, et se sont jugés à cette aune.” (p. 133)

“À trop fouiller la vie d’un être, je trouve ses fêlures et ses failles. Alors que je tentais, pas à pas, de l’approcher, que chaque nouvelle étape franchie me le rendait plus familier, plus clair… soudain, le pas supplémentaire le rejette dans une altérité si profonde, si opaque, que la vue se brouille et je sens la vanité de mon parcours.” (p. 138)

CANNONE, Belinda (1990). L’adieu à Stefan Zweig, Points Seuil, Paris, 252 p.

Port-Soudan

Port-Soudan est un très court roman de 124 pages à l’écriture magnifique et sans pitié. Son narrateur a quitté la France quelque vingt ans plus tôt à la suite d’une peine d’amour qui avait dévasté jusqu’à sa façon de ressentir les lieux. À Port-Soudan, il n’est pourtant devenu rien de bien défini, il vit au gré de l’instant et reste passif devant ce qui pourtant vient à l’encontre de ses idéaux, si on peut les appeler ainsi. Un jour, il reçoit d’une femme de ménage une lettre lui annonçant le suicide de A., son grand ami de l’époque resté à Paris. Ce dernier aurait voulu lui adresser une lettre restée inachevée, une lettre à peine commencée: “Cher ami”. Il rentre donc à Paris pour essayer de comprendre ce qui a poussé son ami à choisir la mort.

Port-Soudan Olivier Rolin

Là-bas, il rencontre la femme de ménage de A., celle qui lui a écrit pour lui annoncer la mort de son ami. Elle lui raconte ce qu’elle pense avoir compris de la vie et de A. avec sa compagne à partir des objets qu’elle voyait chez lui les jours de ménage. L’énorme peine d’amour de celui-ci quand l’aimée est partie. Il rencontre aussi la concierge qui confirme la déchéance de A., ainsi que d’autres gens trop contents de cancaner ou attendris par l’homme qu’ils ont connu. À partir de ces récits et de son interprétation, de son imagination, il écrit pour raconter A., pour écrire cette lettre que celui-ci avait renoncé à rédiger.

Beau, sans vraies réponses sinon celles qui font l’humain, Port-Soudan a le pouvoir de toucher par son style et son propos. Même si le narrateur n’a rien de concret sur quoi faire reposer l’histoire du drame de son ami, il raconte avec sa propre sensibilité, faisant du coup de son récit quelque chose de vrai.

Je laisserai ici les extraits parler d’eux-mêmes.

Port-Soudan en extraits

“Le noir et le blanc étaient ses couleurs. Tennis blanches, bottines noires, jeans et vestes noirs, chemisiers et tee-shirts blancs: pas d’autres vêtements. Si, la jupe à carreaux. C’était une femme demi-deuil.” (p. 22)

“Lorsque j’avais quitté le France, il y avait une vingtaine d’années, il n’y avait pas d’« opinion », on avait des jugements – à l’emporte-pièce, souvent, mais c’était, il me semble, des actes qui engageaient l’esprit, et souvent le corps avec. On se référait, pour vouloir ceci et rejeter cela, à une philosophie, à défaut à une tradition, qui en était comme la figure érodée. On ne baignait pas dans l’espèce de placenta majoritaire que je voyais nourrir une multitude molle, une immense gélatine de fœtus intellectuels. On tirait force et fierté d’être minoritaires, de marcher derrière les drapeaux des grands réprouvés. La solitude n’était pas une honte. Des mots comme audace ou courage nous paraissaient beaux, nous faisions nôtre, témérairement, la devise selon laquelle il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.” (p. 32-33)

“Il me semblait parfois que les hommes étaient comme de grandes statues creuses à l’intérieur obscur desquelles grondait un bruit furieux, disloqué par la multiplication désordonnée des échos: et écrire eut été alors tenter d’orchestrer cette pure rumeur du chaos.” (p. 57)

“C’est à dessein que j’use ici de ces métaphores pugilistiques, car je crois que les mots sont aussi affaire corporelle: c’est avec tout le poids du buste, des épaules, des hanches, c’est avec la rapidité des jambes et des bras, la souplesse nerveuse des chevilles, des poignets, du cou, c’est avec ce que le sexe ajoute de grave et d’infiniment joyeux à la fois à toute cette machine qu’on les éprouve: en luttant avec eux.” (p. 76)

“C’est le corps lui-même de la femme aimée, ce pour quoi on fût mort, qu’il faut apprendre opiniâtrement à oublier, dont il faut laisser le souvenir qu’en gardent les yeux, les doigts, la bouche, la peau, le sexe, chaque partie, parcelle de soi, se corrompre et se dissoudre comme se corrompent le cadavres.” (p. 83)

“Il y a toujours de la bassesse à accepter d’être dominé par qui fait de la contrainte l’instrument de son pouvoir. Il n’y en a jamais dans la reconnaissance de la dépendance amoureuse, parce que le principe de celle-ci n’est pas la crainte mais, selon l’enseignement que je relis de Platon, le noble désir de s’immortaliser, d’engendrer dans la beauté, selon le corps et selon l’âme […]” (p. 118)

ROLIN, Olivier. Port-Soudan, Points, Paris, 1996, 124 p.

L’embellie

Un livre plein de petites trouvailles. J’avais adoré Rosa Candida, et L’embellie, quoique en apparence moins resserré, revêt la même douceur. C’est ce qui me plait chez Audur Ava Ólafdóttir, les éléments sont suggérés le plus souvent, et le lecteur découvre l’histoire un tableau à la fois, par bribes.

L'embellie Audur Ava Olafsdottir

Mais on ne sait jamais tout de ces belles histoires qui reposent sur des ellipses. Dans L’embellie, moins encore. Ce me semble, peut-être aussi parce qu’un ou deux items m’ont échappé. Ça ne dérange pas la lecture, car le plaisir que procure ce roman réside dans son atmosphère plus que dans son contenu. Pendant que la lectrice vit une vie qu’on imagine plutôt terre à terre, le lecteur flotte et découvre l’Islande par clins d’œil.

L’histoire de L’embellie commence au moment où la narratrice, trente-trois ans, se précipite hors de sa voiture après avoir frappé une oie. À son mari qui lui annonce qu’il la quitte, en arrivant à la maison, elle offre de cuisiner l’oiseau en guise de souper d’adieu. Comment s’assurer qu’on ne devinera pas les traces de pneus, une fois la bête dans l’assiette? Le processus de séparation s’entame assez rapidement – son mari attend un enfant d’une autre femme –, et elle décide de partir en voyage pour se vider la tête. Un petit bonhomme de quatre ans l’accompagnera toutefois; c’est le fils de son amie Audur, qui doit rester alitée jusqu’au terme de sa grossesse – elle attend des jumelles. Mais comment voyage-t-on avec un enfant quand on n’y connait rien, et surtout, quand cet enfant est sourd et souffre d’une mauvaise vue? Comment l’amener sur la route qui nous mène vers soi?

Il y a, à quelques endroits (trois?), des propos sexistes dans L’embellie, même s’il raconte l’histoire d’une femme assez émancipée. Ça m’a surprise, et agacée, surtout quand la narratrice tient elle-même ces propos. Est-ce que ce genre de pensée est encore ancré dans la culture islandaise? Je n’ai pas saisi l’ironie, si ironie il y avait.

“Dès qu’il demandera la parole, je la lui donnerai, car je suis une femme et je sais me taire au bon moment.” (p. 60-61)

Tout au long de L’embellie, il est question de cuisine, parce qu’il faut bien se nourrir. Pas de la grande cuisine, plutôt celle du quotidien. En annexe, de la p. 353 à la page 394 sont recensées les quarante-sept recettes de cuisine qui ont été entrevues dans le roman (incluant la recette d’un café imbuvable gouté par la narratrice) – plus une recette de tricot. Qui souhaite demeurer dans l’univers du livre peut se prêter à l’exercice. Mais attention! Les recettes ne sont pas présentées de manière traditionnelle, elles sont narrées.

L’embellie en extraits

“Je ne prétends pas que j’aime faire la cuisine, mais qui sait lire sait cuisiner, un point c’est tout. […] Cuisiner, c’est s’instruire en lisant.” (p. 50-51)

“L’obstacle majeur, la pierre d’achoppement en fait, de l’art culinaire, c’est de couper les oignons. Ma vulnérabilité à l’égard de l’oignon n’est comparable à rien de ce que je peux éprouver en d’autres circonstance de la vie. L’oignon trône encore non épluché sur la table que je me suis déjà mise à pleurer.” (p. 58)

“Personnellement, je peux aisément éviter ce trou d’eau. La question est de savoir si je suis en train de le mettre en difficulté en m’approchant dangereusement de l’eau, si je chercher à créer du suspense inutile, pour gagner du temps, parce que je ne sais pas encore quoi lui dire. Même si je connais beaucoup de langues, peut-être trop, je n’ai jamais su spécialement me servir des mots, en tête à tête, face à un homme. Bien consciente qu’une phrase demande ordinairement un sujet, un verbe et un complément, et qu’il faudra au moins trois conjonctions pour lui donner toute sa complexité, ma maîtrise des mots ne va pas si loin, je n’arrive pas à les trouver, à dire le mot juste, celui qui compte. Je n’arrive même pas à dire à un homme les paroles indispensables telles que « prends garde à toi » et « je t’aime ». Dans cet ordre.” (p. 83)

“—Hakouna matata! me crie-t-elle. C’est du swahili et ça veut dire: « T’en fais pas», ça vient du Roi Lion, son film préféré.” (p. 116)

“—Je n’ai pas la fibre maternelle, d’ailleurs je ne pense pas avoir d’enfant un jour. Je n’ai même pas l’allure d’une mère.
—Les mères n’ont qu’une chose en commun: ce sont des femmes qui ont couché avec un homme au moment de l’ovulation sans prendre de précautions adéquates. Pas même besoin de le faire deux fois, en tout cas avec le même homme.” (p. 136)

“—Saviez-vous, dit-il, que le battement de coeur d’une baleine s’entend à cinq kilomètres à la ronde?
J’avoue que je l’ignorais, tandis qu’il me rend l’appareil avec précaution.
—Alors vous ne savez sans doute pas non plus que les battements de coeur d’une baleine peuvent perturber les transmissions radio d’un sous-marin et empêcher une guerre?” (p. 348)

OLAFSDOTTIR, Audur Ava. L’embellie, Points, Paris, 2013, 394 p.

La course au mouton sauvage

Vous ai-je déjà dit que les noms d’animaux dans les titres m’attirent irrésistiblement? J’ai pu le vérifier encore dernièrement alors que j’arpentais des bouquineries montréalaises. Presque tous les titres qui m’interpelaient contenaient des mots comme: poisson, tortue, papillon, etc. Les plantes me font habituellement le même effet. Quoi qu’il en soit, il n’est pas surprenant que parmi tous les Murakami pour lesquels j’aurais pu opter, ce soit La course au mouton sauvage qui soit sorti gagnant.

La course au mouton sauvage Haruki Murakami

Paru en 1982, La course au mouton sauvage est le 3e roman de l’auteur (et le premier traduit en français). On y trouve déjà la touche de l’auteur, quoiqu’elle se soit affinée par la suite. C’est un bon roman, juste bien étrange, dans lequel le narrateur est amené à partir en quête d’un mouton extrêmement rare, pratiquement impossible à trouver, autour duquel semble planer une aura de surnaturel. Ce n’est pas que le narrateur ait de l’intérêt pour ce mouton – il apprécie amplement sa vie ennuyeuse –, mais parce qu’il y est contraint par une organisation puissante. Ce qu’il a fait pour se retrouver dans une telle situation? Publier dans un magazine qu’il édite une photo de moutons envoyée par un ami de longue date.

Si j’ai apprécié La course au mouton sauvage, je ne peux pas compter cette lecture parmi mes coups de cœur. Je ne sais pas si c’est moi qui n’avais pas suffisamment envie de ce genre d’histoire (il y a de ça) mais, malgré l’intérêt que j’y portais, j’avais hâte de terminer le livre pour passer à autre chose. Comment dire… l’histoire est bonne, mais elle manque de finesse par moments sans compter qu’il y a quelques longueurs. Puis, il y a certains trucs qui m’ont agacée et qui n’ont sans doute rien à voir avec l’auteur mais plutôt avec la traduction française, tels que: comment un francophone peut-il avoir l’idée de traduire “girl friend” (on peut présumer que c’est en japonais dans la version originale) par… “girl friend”! Ça me dépasse. Complètement.

Enfin, comme toujours, les livres de Murakami regorgent de réflexions en plus de repères culturels sur la littérature, l’histoire et la musique, ce qui leur donne plein d’intérêt. En plus, il sait créer des personnages et leur donner vie. Particulièrement ses personnages masculins; j’ai un bémol pour les féminins.

Quand je le noterai sur Babelio, je lui donnerai 3/5.

La course au mouton sauvage en extraits

“C’est difficile de bien parler des choses dont on a vraiment envie de parler, tu ne trouves pas?” (p. 15)

“J’allais prendre la parole quand le maître d’hôtel approcha de notre table d’un pas qui emplissait la salle de sa belle assurance. Avec un léger sourire, comme s’il m’avait montré la photo de son fils unique, il me présenta l’étiquette de la bouteille, puis, sur mon acquiescement, il en ôta le bouchon qui partit avec un petit bruit agréable et remplit nos verres, gorgée par gorgée. Le vin avait un goût de dépense alimentaire condensée.” (p. 41)

“Ses mains fines ne portaient pas la moindre ride, et ses dix longs doigts effilés faisaient penser à un troupeau d’animaux dont chaque individu, dressé durant de longues années et parfaitement maîtrisé, gardait encore vivante en son cœur la mémoire primitive des origines. Les ongles manucurés à la perfection, laissaient deviner le temps et les patients efforts qui leur avaient été consacrés et dessinaient au bout des doigts dix superbes ellipses. C’étaient de très belles mains en vérité, même si elles avaient je ne sais quoi d’inquiétant. Elles évoquaient une spécialisation de haut niveau dans un domaine très précis, sans qu’on eût pu dire lequel.” (p. 65-66)

“Un écrivain russe disait que, si le caractère pouvait s’altérer quelque peu, la médiocrité demeurait identique pour l’éternité. Ils sont quelquefois très avisés, ces Russes. C’est sans doute qu’ils ont tout l’hiver pour gamberger.” (p. 117)

MURAKAMI, Haruki. La course au mouton sauvage, Points Seuil, 1990, 373 p.

Dieu et nous seuls pouvons

Décidément, j’adore Michel Folco et sa saga historique hilarante. Avec Dieu et nous seuls pouvons (officiellement premier roman d’une série de quatre qui se lisent très bien dans le désordre, à mon humble avis), Folco met en scène la singulière dynastie de bourreaux Pibrac.

Dieu et nous seuls pouvons Michel Folco

L’histoire de Dieu et nous seuls pouvons commence avec Justinien Trouvé, un enfant trouvé (le nom le dit) avec le nez arraché. Le poupon est confié à une nourrice qui, avec son mari, l’élève comme son propre enfant. Tout juste sorti de l’adolescence, après une série d’aventures au cours desquelles il change son nom pour Pibrac, le pauvre se retrouve dans une situation impossible où, pour sauver sa vie, il n’a d’autre choix que de devenir bourreau. Il est donc nommé exécuteur des hautes œuvres, ce qui lui confère un excellent statut social… en même temps que cela le condamne au rejet social. Les villageois, qui adorent assister aux exécutions, n’en détestent pas moins farouchement tout exécuteur, qu’il soit le bras de la justice n’y change rien. C’est ce que les bourreaux nomment le préjugé. Ils vivent donc en marge de la société et ne fréquentent que les familles de bourreaux des environs, trouvant ainsi mari ou femme. Il en va de même pour les valets d’échafaud.

Avec Justinien Pibrac commence une dynastie de bourreaux qui laissera sa marque dans le temps. Dans cette famille, on ne se contente pas d’exécuter, on innove! On s’entraine à s’endurcir au préjugé, à monter et démonter entre autres la guillotine, à répliquer aux villageois… On vit selon la tradition, on améliore la structure des échafauds, on écrit ses mémoires ou des traités de crucifixion… Et sachez-le: rien n’est à l’épreuve d’un Pibrac.

Si le sujet de Dieu et nous seuls pouvons peut sembler lourd, la lecture, elle, est légère. Folco mélange superbement le côté morbide de la profession d’exécuteur des hautes œuvres avec un humour irrévérencieux. Il faut dire que ses personnages n’ont pas la langue dans leur poche ni ne connaissent l’autocensure. De plus, ils ont un don inouï pour se mettre dans des situations impossibles, et ce, livre après livre. Puis Folco exploite largement les traits de l’époque où le manque d’éducation mélangé à l’omniprésence de la religion donnent naissance à toutes sortes de croyances inusitées et de superstitions. Le résultat est franchement réjouissant!

Dieu et nous seuls pouvons en extraits

Papa, Saturnin dit que la lune est plus utile que le soleil, c’est vrai?   — Qu’est-ce qui te fait dire ça? demanda l’homme au gamin.
— La lune éclaire la nuit, le soleil n’éclaire que le jour, c’est moins dur.” (p. 176)

“Comme il ne pouvait pas marcher, ils le soulevèrent et le portèrent jusqu’à la guillotine où ils le plaquèrent sans ménagements sur une planche qui bascula en avant. Zek raidit sa nuque, arqua son dos. Le couperet chuta, sa tête tomba dans le baquet de bronze aux armes des Pibrac.
— Tu vois, Casimir, ça ne nous les rendra pas pour autant, mais au moins, ça soulage un peu.
Zek fut enfoui dans le parc en guise d’engrais au pied d’un jeune chêne.
— Comme ça, une fois dans sa vie, il se rendra utile, dit Hyppolite en épitaphe.” (p. 191-192)

FOLCO, Michel. Dieu et nous seuls pouvons, Points Seuil,1991, 309 p.

Un loup est un loup

Lors de mon dernier billet, j’affirmais avoir choisi le livre lu parce que j’avais l’âme d’une fille qui ne s’était pas suffisamment promenée en forêt avant l’arrivée de l’hiver. Apprenez que je me suis procuré Un loup est un loup de Michel Folco le même jour.

J’ignorais alors qu’il était le deuxième tome d’une saga de quatre romans, des romans qui peuvent se lire dans le désordre, j’en ai fait la preuve. En effet, je ne me serais aperçue de rien si je m’étais heurtée à une parenthèse affirmant “à suivre” à la fin de la toute dernière page, la 630e. Là, j’ai fait une courte recherche et ai découvert l’existence des autres volumes.

Ceci dit, je pourrais me passer de la suite et être très satisfaite du roman lu, car la fin de Un loup est un loup est géniale. J’en ris encore, quoiqu’un peu moins fort.

Un loup est un loup Michel Folco

Un loup est un loup nous situe dans la France de la deuxième moitié du XIIIe siècle, dans un village nommé Racleterre. Là vit Clovis, sabotier de métier, dont la femme met au monde à la surprise générale des quintuplés, transformant du coup la famille en phénomène de foire. C’est qu’il est impossible d’avoir plus de deux enfants à la fois, Dieu n’ayant donné que deux bourses à l’homme. Des gens disent alors que Clovis est cinq fois cocu.

Des quintuplés, Charlemagne est le dernier, mais il clame haut et fort qu’il est l’ainé (après tout, le dernier sorti est en toute logique le premier entré). Dès sa naissance, il se démarque des autres: il est plus gros, plus criard, plus têtu… À la mort (rocambolesque et dérisoire) de son père, il se retrouvera séparé de l’inséparable troupe de quintuplés puis, après maintes aventures, s’en ira vivre dans les bois en compagnie des loups.

Un loup est un loup est un roman historique très riche. Dense, plein d’humour et de multiples aventures, il se lit avec grand plaisir. Folco sait raconter les croyances de l’époque et les utiliser comme carburant à son histoire, ce qui la rend si savoureuse.

Le ton ironique agencé à un style direct et imagé donne au tout une intéressante saveur aigre-douce. D’heureuses comparaisons ponctuent le récit de Un loup est un loup pour lui donner la couleur de l’époque tout comme le vocabulaire puisé à même le “vieux” français. Un défi d’écriture franchement réussi.

Sans doute me laisserai-je tenter par les trois autres tomes, la question étant de savoir si je poursuivrai avec le 1er de la sage ou avec le 3e…

Un loup est un loup en extraits

“Clovis ferma la fenêtre et retourna se coucher. Il souffla la chandelle, ferma les yeux et attendit le sommeil comme on attend la malle-poste quand le temps est mauvais et qu’elle a du retard.” (p. 168)

“Il posa sa lanterne sur un tonneau voisin et alluma en supplément les bougies prises dans la cuisine. Pataugeant jusqu’aux talons dans le clairet, il s’approcha du foudre qui avait cessé de se vider. Il vit de nombreux cafards qui tentaient d’échapper à la noyade en grimpant le long de ses mollets. Il les repoussa impitoyablement en songeant au déluge, à l’arche de Noé, et aussi aux poissons qui avaient, de par leur nature, totalement échappé au Châtiment divin. À quel titre cette espèce avait-elle donc bénéficié d’un pareil favoritisme?”  (p. 340)

“La curiosité le poussa à se rendre place du Trou où les condamnées étaient exposées sur l’échafaud de la potence. Des archers à pique interdisaient qu’on monte dessus pour tâter la marchandise.
Javertit fendit l’attroupement composé de nombreux bergers, de goujats, de pâtres et autres gagne-petit des alentours venus chercher femme. La tradition voulait que toute condamnée à mort femelle n’ayant point commis de crime de sang pouvait être graciée par quiconque exprimerait publiquement le souhait de l’épouser. Sans être rares, de semblables occasions se présentaient deux à trois fois l’an et attiraient tout ce que les alentours comptaient de garçons sans terre ni avenir mais désireux néanmoins de se reproduire. De cette coutume était née l’expression «se mettre la corde au cou» en parlant de mariage.” (p. 363)

“Tout à coup, venant dans son dos, une grande masse sombre et poilue bouscula Charlemagne et manqua de le déséquilibrer. Il rit un peu jaune, car il avait eu peur. Comme à l’accoutumée, le vieux mâle avait surgi sans bruit de là où il ne l’attendait pas. Clopante s’envola en protestant.
Charlemagne s’habituait difficilement à ce goût prononcé des loups pour la surprise. Et puis aussi, pourquoi Dieu ne lui avait-Il pas donné des yeux derrière la tête alors qu’Il lui fournissait tant de raisons d’en avoir besoin?” (p. 469)

“Quand je vois ce que ces pigeons ont fait à cette statue, macarel, je remercie Dieu de ne pas avoir donné des ailes aux vaches.” (p. 477)

FOLCO, Michel. Un loup est un loup, Points Seuil, 2007

Rosa Candida

Il est rare que j’aie envie de lire un livre une deuxième fois. Pourtant, il me semble que je pourrais relire Rosa candida d’Audur Ava Olafsdóttir bientôt et y reprendre tout autant plaisir. C’est qu’il s’en dégage un sentiment de pureté, de candeur et de simplicité qui ont tout pour plaire.

Rosa Candida Audur Ava Olafsdottir

Arnljótur, jeune Islandais de vingt-deux ans a perdu ses repères depuis la mort accidentelle de sa mère avec qui il partageait la passion des plantes. Ensemble, ils cultivaient toutes sortes de fleurs dans la serre derrière la maison, ne e laissant pas décourager par les sols arides de leur pays.

Un jour, Arnljótur rencontre Anna et fait l’amour dans la serre. Un instant volé dans une vie. Un quart de nuit, à peine. Le temps de concevoir un enfant. À vingt-deux ans, Arnljótur se retrouve donc père d’une petite fille de cinq mois. Une petite fille qu’il a eue avec une inconnue. Il salue mère et fille et se prépare à partir pour un voyage vers des terres plus fertiles, jusqu’au monastère où il s’est fait embaucher pour prendre soin du renommé Merveilleux Jardin des Roses Célestes.

Les lieux visités lors de son trajet jusqu’au jardin ne sont jamais nommés. Le lecteur ne peut que tenter de deviner. Personnellement, je dirais qu’il est possible que la petite bourgade où il se rend soit située dans un coin perdu de l’Italie. Quoiqu’il en soit, il est accueilli dans un petit village à flan de montagne, un village aux multiples couleurs et églises où se parle un dialecte en voie de disparaitre. Il s’y installe et commence son travail au jardin tout en se posant mille questions sur la vie. À plusieurs reprises, il sort la photo de sa fille pour la montrer aux gens.

Rosa Candida est un roman qui croque les instants du quotidien, les pensées les plus simples et les plus intimes d’un être en quête de sens. Le narrateur ne nous raconte pas son histoire, il la vit doucement ou se la remémore par bribes, nous la laissant entrevoir du même coup.

Je dois l’admettre, j’ai acheté Rosa Candida parce qu’il porte le nom d’une fleur et qu’il est écrit sur la quatrième de couverture que boutures, graminées et roses sont partie inhérente du monde du narrateur. Je me sentais l’âme d’une fille qui ne s’est pas encore suffisamment promenée en forêt ou en jardin avant l’arrivée de l’hiver. Je pensais aussi découvrir plus avant l’Islande, mais le narrateur quitte son pays après les premiers chapitres. Malgré tout, le roman m’aura fait réaliser que ce beau pays aux paysages verdoyants sur lequel je m’extasie peut sembler hostile à certains (ici le narrateur). Pour la première fois on m’a fait penser que sous cette mousse magnifiquement verte se cache un champ de lave où il est impossible de faire pousser quoi que ce soit.

La première fois qu’il traverse une forêt, le narrateur se demande comment les gens qui ont grandi parmi les arbres conçoivent le monde:

“Je me retrouve en pleine forêt, littéralement encerclé de toutes parts par les arbres, sans la moindre idée de l’endroit où je me suis fourré. Est-ce qu’un homme élevé dans les profondeurs obscures de la forêt, où il faut se frayer un chemin au travers de multiples épaisseurs d’arbres pour aller mettre une lettre à la poste, peut comprendre ce que c’est que d’attendre pendant toute sa jeunesse que pousse un seul arbre?” (p. 87)

À un autre niveau, un parallèle avec la religion catholique s’installe un repère à la fois. À travers les embuches que franchit le jeune homme dans son parcours initiatique. Par le fait qu’il se retrouve dans un village loin du monde où tout ne se présente qu’en un seul exemplaire sauf les églises qui surgissent de partout. Par l’heureux hasard de la naissance de son enfant. Par le fait que sa fille ressemble en tout point à l’enfant Jésus du tableau ornant un mur de l’église en pierre. Et encore. Certains prendront plaisir à reconnaitre ces indices et à leur donner un sens, mais ces indices ne dérangeront aucunement la lecture des autres.

Rosa Candida en extraits

“La fenêtre donne sur une cour étroite avec vue depuis le lit sur l’appartement voisin illuminé, cuisine sans rideau et salle à manger, qui doivent être à quelque quatre mètres de ma couche. C’est comme regarder à l’intérieur d’une maison de poupée dont on aurait enlevé la façade et observer des échantillons de vie familiale.” (p. 54)

“«C’est curieux, cette manie de tout renouveler. […] Thórarinn, le fils de Bogga, a déjà tout changé plusieurs fois dans leur appartement. Dès qu’une chose a deux ans, il faut la remplacer. Cette manie de renouvellement est loin d’être normale. Tout doit être impeccable. On dirait que l’homme pense échapper à la mort, s’il passe sa vie à renouveler les conduites et les installations», dit l’électricien qui a toujours les placards de cuisine bleu clair qu’il avait fabriqués lorsque maman et lui avaient emménagé dans la maison.” (p. 139-140)

“La beauté est dans l’âme de celui qui regarde.” (p. 173)

“J’ai tellement peur que mes pensées se voient sur mon visage. Anna est sûrement une de ces personnes sensibles qui voient les pensées sous formes d’images entourées de dentelle nuageuse, avant même qu’on les ait cogitées soi-même jusqu’au bout. Maman était comme ça, elle pouvait dire ce que j’étais en train de penser.” (p. 268)

OLAFSDOTTIR, Audur Ava. Rosa Candida, Points Seuil, 2010, 332 p.

Moi, la fille qui plongeait dans le cœur du monde

Moi, la fille qui plongeait dans le cœur du monde de Sabina Berman est un livre original, bien mené, empli de réflexions intéressantes… et dont le personnage principal, la narratrice, est une autiste débile mentale. Selon ses tests psychométriques, elle a presque partout le niveau d’une fillette du primaire, et « la patience d’un singe » face aux situations complexes. Toutefois, elle a une mémoire, une capacité de concentration et une maitrise de l’organisation spatiale qui en font un génie.

Moi la fille qui plongeait dans le cœur du monde Sabina Berman

C’est sa tante Isabelle qui l’a trouvée alors qu’elle était encore toute petite et vivait presque à l’état sauvage. En prenant possession de son héritage, une maison et une conserverie de thon jaune, elle a découvert cette enfant qui ne savait pas parler et avait clairement été battue. En questionnant la domestique, la tante Isabelle put comprendre qu’elle devait être l’enfant cachée de sa sœur. Elle la lava, la vêtit, lui apprit à parler (laborieusement), l’éleva… jusqu’à en faire son héritière pour la conserverie de thon.

Il y a dans Moi, la fille qui plongeait dans le cœur du monde plein de petits faits cocasses qui nous amusent d’un bout à l’autre des 300 pages. On y trouve aussi plein d’humanité, malgré la misanthropie du personnage qui a du mal à entrer en relation avec les autres. S’y tient aussi toute une réflexion sur la nature et la cruauté envers les animaux, une opposition entre Descartes (dont la narratrice voudrait bien bruler tous les livres) et Darwin.

Moi, la fille qui plongeait dans le cœur du monde en extraits

   “Je n’ai pas du tout aimé l’école.
Ils me ressemblaient tous beaucoup, mais ça n’a rien à voir. Je ne m’aime pas beaucoup.
Tous les matins, le chauffeur me sortait de force du monospace en m’attrapant par la taille, et me portait jusqu’à l’école malgré mes trépignements, il me déposait sur une table dans la classe, en larmes, épuisée de m’être débattue, les cheveux trempés de sueur.
Miss Allégresse souriait et disait:
Bonjour, Karen, bienvenue.
Mais il y avait des trucs plutôt intéressants. Nous plongions les mains dans des pots de peinture pour en tartiner les murs. On nous apprenait à attacher les lacets de nos tennis. Ou à enfiler nos chaussettes. Et à mettre d’abord les chaussettes et ensuite les tennis, c’était beaucoup mieux.” (p. 27)

“Des années plus tard, de nombreux mots plus tard, beaucoup de livres plus tard, j’ai trouvé dans un livre ancien, écrit par un philosophe français, une phrase qui met en mots ma distance à l’égard des humains:                                 Je pense, donc j’existe.
   Cette phrase m’a laissée bouche bée, car elle est, évidemment, incroyable. Il suffit d’avoir deux yeux au milieu de la figure pour voir que tout ce qui existe commence d’abord par exister, avant toute autre chose.
Mais le plus incroyable, c’est que le philosophe en question ne propose rien de pareil, il se contente de mettre en mots ce que les humains croient à propos d’eux-mêmes. Que d’abord ils pensent et qu’ensuite ils existent.
Et voici le pire: comme les humains vivent ainsi, croyant que d’abord ils pensent et qu’ensuite ils existent, ils pensent alors que tout ce qu’ils ne pensent pas n’existe pas.
Les arbres, la mer, les poissons dans la mer, le soleil, la lune, une colline ou une énorme montagne: non, tout cela n’existe pas complètement, tout cela existe sur un mode d’existence secondaire, mineur. Par conséquent, tout cela mérite d’être marchandise ou nourriture ou paysage des humains, et rien d’autre.
Et puis, qui assure aux humains que la pensée est l’activité la plus importante de l’univers? Qui leur assure que la pensée est l’activité qui marque la différence entre les choses supérieures et inférieures?
Ah, la pensée.
Mais, Moi, je n’ai jamais oublié que j’ai existé avant d’apprendre, très péniblement, à penser.
Et tous les jours, c’est à mes yeux la réalité. J’existe d’abord et ensuite, parfois, avec lenteur et difficulté, uniquement quand c’est absolument nécessaire, je pense, Moi.
Voilà ma distance vis-à-vis des humains.” (p. 41-42)

“Sociable: enclin à vivre avec les humains.
Selma était la personne la plus sociable que j’avais jamais rencontrée. Erreur: la personne la plus sociable que j’aie jamais rencontrée, Moi. Pour elle, regarder quelqu’un dans les pupilles, c’était vivre. Le dimanche, s’il n’y avait pas de cours, pas de soirée étudiante, si elle n’avait pas de rendez-vous avec une copine, ou encore mieux avec un petit ami, elle allumait la télévision ou feuilletait un magazine, pour voir encore d’autres pupilles et découvrir d’autres vies.
Quand elle avait sa dose, elle allait au cinéma et payait 5 dollars pour voir des visages de 3 mètres sur 4 sur l’écran.
Et si ces milliers de visages sur les écrans ou le papier la laissaient «vide», comme elle aimait à dire, elle téléphonait à quelqu’un qui lui donnait le sentiment d’être «pleine», comme elle disait aussi.” (p. 101)

“Le problème, c’est que Selma sortait 3 fois par semaine à 6 heures du soir avec la ferme intension de se chercher.
Elle enfilait une jupe écossaise et des socquettes blanches, rassemblait ses cheveux noirs en 2 tresses et montait au 4e étage de la faculté de psychologie, entrait dans le bureau d’un thérapeute de 75 ans et s’allongeait sur un divan pour se chercher pendant 50 minutes exactement.
Incroyable: elle consacrait 50 minutes à se chercher dans une pièce de 4 mètres sur 4.” (p. 105)

“J’aime beaucoup ce terme: Okey. Il vient de la guerre civile américaine, au 19e siècle. Des généraux en opération.
Zero Killed = 0 Killed = Okey.” (p. 138-139)

“Mais nous naissons dans un monde trop vieux. Plein de choses faites par nos parents. Et par les parents de nos parents de nos parents.
Nous naissons dans un grenier de vieilleries. Plein de vieux mots. De phrases toutes faites. De façons de vivre déjà vécues.” (p. 250)

BERMAN, Sabina. Moi, la fille qui plongeait dans le cœur du monde, Points Seuil, 2013, 312 p.

Grenouilles

Qui me connait sait qu’un tel titre va inévitablement attirer mon attention. C’est que j’en ai passé des heures avec les grenouilles… Enfin, en plus du titre et de la belle image de la couverture, c’est surtout la présentation sur la quatrième de couverture qui m’a plu: Chine, Mao, régulation des naissances… Le sujet m’a semblé particulier. Puis, je n’ai pas l’habitude de courir les prix Nobel, mais avouons que le fait que l’auteur ait gagné ce prix en 2012 pouvait achever de me convaincre. J’ai acheté Grenouilles de Mo Yan.

Grenouilles de Mo Yan

Grenouilles de Mo Yan raconte l’histoire de Chen le Pied, lui-même auteur se préparant à raconter la vie de sa célèbre tante dans une pièce de théâtre. “La tante”, grande gynécologue, a accouché pratiquement tous les bébés du canton de Dongbei. Ses talents dans le domaine sont reconnus et elle fait figure d’autorité. Quand le président Mao décide d’imposer le contrôle des naissances, elle fait respecter la loi de main de fer, poursuivant les femmes qui tentent une grossesse interdite et les forçant à avorter.

C’est un sujet dur, pourtant raconté sur le ton de la badinerie, ou presque. Le narrateur nous donne le sentiment de lire une histoire comme les autres alors que le sujet en est troublant. Pourquoi ce ton? Pour dédramatiser? Ou parce que l’auteur, Chinois habitant la Chine, déjoue ainsi la censure qui pourrait bâillonner son œuvre?

Quoi qu’il en soit, Grenouilles de Mo Yan nous plonge au cœur de la culture chinoise, des années 1950 à aujourd’hui, dans une contrée de paysans. Une culture très imagée, empreinte de toutes sortes de croyances et de superstitions. On prénomme les enfants du nom d’une partie du corps: Chen le Pied, Li la Main, Wang le Foie… On croit aux potions qui peuvent rendre fertile ou changer le sexe d’un fœtus. On achète des figurines d’argile, ce qui assure qu’un bébé naitra, semblable à son effigie d’argile.

Pourquoi le titre Grenouilles? En Chinois, le titre original est Wa, mot homophonique pouvant désigner à la fois une grenouille et un bébé. De la même façon, on désigne le cri de la grenouille par le vocable wa et le cri du bébé se désigne par ce même vocable. Il y a donc dans le livre tout un rapprochement de sens fait entre la grenouille et le bébé. Comme le note la traductrice, ce jeu entre les mots passe peu en français, mais il est très présent dans la version originale du livre. Dès le titre, un lecteur chinois peut saisir le double sens.

J’ai mis une bonne centaine de pages à réellement entrer dans Grenouilles. Ce qui m’a tenue, comme bien souvent, c’est le sentiment de découvrir toutes sortes de choses. Ici, je voyais la Chine sous un jour nouveau pour moi. Pour qu’un livre me plaise, il doit, règle générale, m’apprendre quelque chose à quelque part; du moins, me faire réfléchir sinon m’émerveiller par son style.

Ici (et ça m’a dérangée un petit moment), Mo Yan fait une accumulation de phrases, qu’il ne détache bien souvent que par des virgules. Je me suis demandé en quoi il en retournait dans la version chinoise. Est-ce un trait propre au chinois? C’est le premier livre que je lis qui soit traduit de cette langue, je ne saurais donc le dire. Quoi qu’il en soit, on s’habitue et on oublie vite que cette cascade de phrases nous dérangeait au départ.

Enfin, Grenouilles est construit selon une mise en abyme, à trois niveaux. Le narrateur est un dramaturge. Il se nomme Chen le Pied, mais son nom d’auteur est Têtard. Le récit qu’on lit est la correspondance qu’il adresse à un ami japonais. Il lui écrit des lettres avec lesquelles il lui fait parvenir le récit de sa vie, mais surtout de celle de sa tante, soit disant pour répondre au désir de son ami d’en connaitre plus sur sa famille et lui. En réalité, il se prépare à écrire une pièce de théâtre sur sa tante et écrit à son ami pour lui faire part de son matériau. La cinquième et dernière partie du livre consiste en cette fameuse pièce de théâtre finalement achevée, et que Têtard fait parvenir à son ami.

Mon appréciation globale? Grenouilles de Mo Yan est un très bon livre portant sur un sujet peu commun. J’ai apprécié me faire raconter le contrôle des naissances par un Chinois. Même si le point de vue de l’auteur m’a semblé volontairement neutre, il n’en demeure pas moins que j’ai eu le sentiment de connaitre le point de vue d’un habitant du pays de Mao. De plus, différentes croyances et coutumes chinoises y sont décrites en passant par la révolution culturelle. On y voit un monde qui est en mouvement, là-bas comme partout ailleurs.

Grenouilles de Mo Yan en extraits

“«Épouse de mon neveu, couvre-toi bien, n’attrape pas froid. La pose d’un stérilet après la naissance d’un enfant est une consigne irrévocable venant du comité du planning familial. Si tu t’étais mariée à un paysan, puisque le premier enfant est une fille, huit ans après, tu pourrais ôter le stérilet pour avoir un second enfant. Mais voilà, tu as épousé mon neveu, et il est officier, or la prescription est encore plus rigoureuse à l’armée que sur le plan local; si l’on ne reste pas dans le cadre du planning familial, on est révoqué et renvoyé au pays cultiver la terre, aussi de toute ta vie, inutile de penser avoir un deuxième enfant. Pour être la femme d’un officier, c’est le prix à payer.»
[…] Wang Renmei était allongée dans le caisson, sous les couvertures, elle était secouée par les cahots de la route et ses pleurs en zigzagaient.” (p. 147)

“Selon moi, c’est le président Mao qu’il faut remercier, dit Chen le Nez, s’il n’avait pas pris l’initiative de partir, tout serait encore comme avant.” (p. 158)

“Pourquoi les mots “bébé” et “grenouille” se prononcent-ils de la même façon? Pourquoi le cri que pousse le nouveau-né au sortir du ventre de sa mère est-il tout à fait semblable au coassement de la grenouille? Pourquoi dans notre canton de Dongbei, beaucoup de figurines d’argile représentant des bébés portent dans les bras une grenouille? Pourquoi le premier ancêtre de l’humanité s’appelle-t-il Nüwa? Cette homophonie montre bien que le premier ancêtre était une grosse grenouille, que l’homme descend donc de la grenouille, et que la théorie selon laquelle il descendrait du singe est complètement erronée.” (p. 347-348)

“C’est cela la société civilisée, dans une telle société, chacun est acteur d’une pièce de théâtre, d’un film, d’un feuilleton télévisé, d’un opéra, d’un dialogue comique, d’un sketch, d’une petite pièce pour la radio, chacun joue son personnage, la société n’est-elle pas une immense scène?” (p. 389)

YAN, Mo. Grenouilles, Points Seuil, 2012, 544 p.