Port-Soudan est un très court roman de 124 pages à l’écriture magnifique et sans pitié. Son narrateur a quitté la France quelque vingt ans plus tôt à la suite d’une peine d’amour qui avait dévasté jusqu’à sa façon de ressentir les lieux. À Port-Soudan, il n’est pourtant devenu rien de bien défini, il vit au gré de l’instant et reste passif devant ce qui pourtant vient à l’encontre de ses idéaux, si on peut les appeler ainsi. Un jour, il reçoit d’une femme de ménage une lettre lui annonçant le suicide de A., son grand ami de l’époque resté à Paris. Ce dernier aurait voulu lui adresser une lettre restée inachevée, une lettre à peine commencée: “Cher ami”. Il rentre donc à Paris pour essayer de comprendre ce qui a poussé son ami à choisir la mort.
Là-bas, il rencontre la femme de ménage de A., celle qui lui a écrit pour lui annoncer la mort de son ami. Elle lui raconte ce qu’elle pense avoir compris de la vie et de A. avec sa compagne à partir des objets qu’elle voyait chez lui les jours de ménage. L’énorme peine d’amour de celui-ci quand l’aimée est partie. Il rencontre aussi la concierge qui confirme la déchéance de A., ainsi que d’autres gens trop contents de cancaner ou attendris par l’homme qu’ils ont connu. À partir de ces récits et de son interprétation, de son imagination, il écrit pour raconter A., pour écrire cette lettre que celui-ci avait renoncé à rédiger.
Beau, sans vraies réponses sinon celles qui font l’humain, Port-Soudan a le pouvoir de toucher par son style et son propos. Même si le narrateur n’a rien de concret sur quoi faire reposer l’histoire du drame de son ami, il raconte avec sa propre sensibilité, faisant du coup de son récit quelque chose de vrai.
Je laisserai ici les extraits parler d’eux-mêmes.
Port-Soudan en extraits
“Le noir et le blanc étaient ses couleurs. Tennis blanches, bottines noires, jeans et vestes noirs, chemisiers et tee-shirts blancs: pas d’autres vêtements. Si, la jupe à carreaux. C’était une femme demi-deuil.” (p. 22)
“Lorsque j’avais quitté le France, il y avait une vingtaine d’années, il n’y avait pas d’« opinion », on avait des jugements – à l’emporte-pièce, souvent, mais c’était, il me semble, des actes qui engageaient l’esprit, et souvent le corps avec. On se référait, pour vouloir ceci et rejeter cela, à une philosophie, à défaut à une tradition, qui en était comme la figure érodée. On ne baignait pas dans l’espèce de placenta majoritaire que je voyais nourrir une multitude molle, une immense gélatine de fœtus intellectuels. On tirait force et fierté d’être minoritaires, de marcher derrière les drapeaux des grands réprouvés. La solitude n’était pas une honte. Des mots comme audace ou courage nous paraissaient beaux, nous faisions nôtre, témérairement, la devise selon laquelle il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.” (p. 32-33)
“Il me semblait parfois que les hommes étaient comme de grandes statues creuses à l’intérieur obscur desquelles grondait un bruit furieux, disloqué par la multiplication désordonnée des échos: et écrire eut été alors tenter d’orchestrer cette pure rumeur du chaos.” (p. 57)
“C’est à dessein que j’use ici de ces métaphores pugilistiques, car je crois que les mots sont aussi affaire corporelle: c’est avec tout le poids du buste, des épaules, des hanches, c’est avec la rapidité des jambes et des bras, la souplesse nerveuse des chevilles, des poignets, du cou, c’est avec ce que le sexe ajoute de grave et d’infiniment joyeux à la fois à toute cette machine qu’on les éprouve: en luttant avec eux.” (p. 76)
“C’est le corps lui-même de la femme aimée, ce pour quoi on fût mort, qu’il faut apprendre opiniâtrement à oublier, dont il faut laisser le souvenir qu’en gardent les yeux, les doigts, la bouche, la peau, le sexe, chaque partie, parcelle de soi, se corrompre et se dissoudre comme se corrompent le cadavres.” (p. 83)
“Il y a toujours de la bassesse à accepter d’être dominé par qui fait de la contrainte l’instrument de son pouvoir. Il n’y en a jamais dans la reconnaissance de la dépendance amoureuse, parce que le principe de celle-ci n’est pas la crainte mais, selon l’enseignement que je relis de Platon, le noble désir de s’immortaliser, d’engendrer dans la beauté, selon le corps et selon l’âme […]” (p. 118)
ROLIN, Olivier. Port-Soudan, Points, Paris, 1996, 124 p.