Oliver Sacks est/était (il est décédé en 2015) un monsieur que je me suis prise à admirer. Avant de lire Awakenings/L’éveil (cinquante ans de sommeil), je n’avais lu de lui que Des yeux pour entendre, dans lequel il présente une étude enthousiaste de la question sourde. Je crois que c’est ce que j’aime de lui, sa capacité à vulgariser efficacement et de façon rigoureuse sans rien cacher de son émerveillement et de son cœur d’enfant. Neurologue aux multiples parutions, Sacks est devenu plus connu du grand public après qu’un documentaire, réalisé par la Yorkshire Television en 1973, ait à son tour présenté les patients ayant inspiré l’ouvrage auquel se consacre le présent article. Un autre film, une oeuvre de fiction cette fois, a aussi été tiré du livre, en 1990, par Penny Marshall. Tous portent le titre Awakenings.
Awakenings: 50 ans après l’épidémie de maladie du sommeil
Durant l’hiver 1916-1917 a éclaté une épidémie d’une étrange maladie, l’encéphalite léthargique. Les gens qui l’ont contractée ont développé des symptômes parkinsoniens. Parmi ceux qui n’en sont pas morts, tous se sont enfoncés, graduellement ou subitement, dans un état léthargique inexplicable: les membres figés, la voix presque inaudible voire muette, emmurés en eux-mêmes comme dans un monde hors du temps, plusieurs se sont retrouvés en institut. Certains y ont passé des décennies. C’est dans un tel institut qu’Oliver Sacks a fait la connaissance des patients qui lui ont inspiré Awakenings/L’éveil (Cinquante ans de sommeil). Dans la première édition de cet ouvrage, il dresse le portait de vingt malades sur lesquels il a expérimenté une nouvelle drogue, la L-DOPA. Cette drogue a eu pour effet de provoquer chez eux un réveil spectaculaire . Loin du médicament miracle, la L-DOPA provoque une foule d’effets secondaires qui mènent les patients dans toutes sortes de « tribulations » pouvant avoir de graves conséquences, que Sacks n’hésite pas à décrire.
D’abord compte rendu médical méticuleux (Sacks rapporte pour chaque patient le résumé détaillé du traitement), Cinquante ans de sommeil se transforme rapidement en traité philosophique. Pour le neurologue, cette maladie – et les récits qu’en font les patients – ouvre les portes d’une réflexion sur l’humain. D’abord, il prêche pour une personnalisation de la médecine, dénonçant la tendance actuelle (ça me semble vrai encore aujourd’hui) à soigner selon un point de vue mécanique, par exemple en donnant tel médicament pour tel problème et en se contentant de classer tout effet dérivé comme un effet secondaire plutôt que comme une trace de la singularité de l’individu et de son être physique ou encore une expression de la maladie. Pour lui, si un médicament, ici la L-DOPA, déclenche des réactions différentes chez un patient et chez l’autre, c’est qu’il a un impact différent en fonction du profil de l’individu. Les « effets secondaires » n’en sont pas, ils sont des éléments de la maladie ou de l’être individuel (déclenclés par la prise du médicament) dont on doit tenir compte pour bien traiter la personne.
Les« effets secondaires » de la L-DOPA doivent être envisagés comme une actualisation de toutes les natures possibles, une mobilisation de tous les répertoires latents de l’être. Nous voyons s’actualiser, ou ressortir, des natures assoupies, jusque-là « en sommeil » et inactualisées, et qui, peut-être, eussent mieux fait de rester in posse. Le problème des effets secondaires n’est pas seulement d’ordre physiologique, mais aussi d’ordre métaphysique: il pose la question de savoir jusqu’à quel point nous pouvons appeler un monde à l’existence alors que d’autres sont là, qui ne demandent eux aussi qu’à se réveiller, ainsi que des forces et des ressources qui correspondent à ces différents mondes. Cette équation infinie que représente l’être total de chaque patient d’un moment à l’autre de son existence ne peut être réduite à une question ou à des systèmes, ni à une commensurabilité du stimulus et de la réponse: nous sommes contraints de parler de natures entières, de mondes entiers, et (selon l’expression de Leibniz) de la « compossibilité » qui existe entre eux. (p. 293-294)
On sent dans notre lecture qu’Oliver Sacks est fasciné par cette hypothèse. Pour lui, la médecine est un domaine qui ouvre sur des « univers » à explorer et qui donne beaucoup à réfléchir sur l’humain et le monde.
Lorsque j’étais plus jeune, j’étais déchiré entre deux champs d’intérêts et séries d’ambitions contradictoires – la science et l’art -, et je ne parvins à réconcilier ces deux passions que lorsque je devins médecin. Je pense que les médecins ont la chance singulière de pouvoir exprimer pleinement les deux faces de leur nature, et de n’être jamais obligés d’étouffer l’une au profit de l’autre. » (p. 321)
Sacks adopte donc une approche métaphysique. Les histoires relatées par ses patients le poussent à se questionner sur notre relation au temps et à l’espace. Il était en ce sens bien particulier de lire Awakenings parallèlement à L’histoire de ta vie.
Mme Y. et d’autres patients ayant été sujets à des épisodes de « vision cinématique » m’ont parfois parlé d’un phénomène extraordinaire (et que j’aurais cru impossible): il pouvait se produire que telle ou telle image particulière se déplace en avant ou en arrière de celles qui la suivaient ou la précédaient logiquement, si bien que tel ou tel « moment » donné de la scène qu’ils observaient leur semblait arriver trop tôt ou trop tard. Par exemple, un jour que son frère se trouvait là, Hester eut une vision cinématique d’une cadence d’environ trois ou quatre images par seconde – autrement dit si lente que la différence entre deux images était nettement perceptible. Elle eut l’immense surprise, alors qu’elle était en train de regarder son frère allumer sa pipe, d’observer tout à coup la séquence suivant: elle vit, d’abord, le frottement de l’allumette contre la boîte; puis, l’allumette enflammant le fourneau de la pipe; et, alors seulement, en quatrième, cinquième, sixième positions, etc., les étapes « intermédiaires » durant lesquelles, par à-coups, la main de son frère tenant l’allumette l’approcha de sa pipe pour l’allumer. Ainsi – aussi incroyable que cela puisse paraître -, Hester vit donc réellement la pipe de son frère être allumée plusieurs images trop tôt; elle vit, en quelque sorte, le « futur », un peu avant le moment où elle aurait dû le voir… Si nous acceptons sur ce point le récit d’Hester (et, si nous n’écoutons pas nos patients, nous n’apprendrons jamais rien), nous sommes obligés d’envisager une (ou plusieurs) nouvelles hypothèses sur la perception du temps et la nature des « moments ». (p. 133-134)
Et encore:
Ces délires effervescents et étincelants, ainsi que la vision cinématique et les états d’« immobilisation » qui peuvent leur être associés (cf. Hester Y.), nous font découvrir un aspect de l’« espace intérieur » encore plus étrange et plus difficile à imaginer que les espaces courbes que nous évoquions; les phénomènes cinématiques nous dévoilent un « espace » sans dimensions, dans lequel la succession n’implique pas l’étendue, les moments ne supposent pas le temps, et le changement peut s’opérer sans transition: le monde qu’ils nous révèlent est celui de la mécanique quantique. (p. 289)
Je crois que c’est ce qui m’a le plus fascinée dans cette histoire, cette ouverture sur les « espaces intérieurs », une chose que seul le livre évoque.
Awakenings au cinéma
J’avais quelques réserves au moment de regarder le film Awakenings. Je craignais que l’adaptation ait trop doré la pilule et que le personnage soit miraculeusement miraculé. Non seulement ce n’est pas le cas, mais les performances d’acteurs sont à couper le souffle dans ce film de 1990 nommé aux Oscars. Robin Williams, ici tout jeune, ressemble à s’y méprendre au vrai Dr Sacks. Il suffit de visionner un extrait du documentaire tourné en 1973 par la Yorkshire Television pour le constater. Les deux hommes ont cette émotion qui traverse leur regard de grand timide passionné… Robert De Niro, dans le rôle de Leonard, est fabuleux. De la catatonie aux tics jusqu’à l’exubérance… un grand jeu d’acteur, sans le moindre doute. C’est d’ailleurs l’une des choses qui a grandement frappé les élèves lorsque j’ai présenté le film dans le cadre du cinéclub.
Si le film présente une vision romancée de l’expérience de Sacks et des postencéphalitiques, il le fait sans trop déborder du cadre de la réalité. Et sans doute parce que les faits ne sont pas trop déformés, le film touche immanquablement. L’histoire de ces malades, absolument hors du commun, est poignante, et le film – plus encore que le livre – permet de transmettre cette émotion. Après tout, c’est le propre de la fiction que de faire ressentir…
Awakenings (1973): de vrais gens
Pour voir un extrait du documentaire Awakenings, c’est ici:
Awakenings en extraits
« On est, je crois, contraints de repenser à la distinction classique, et notamment kantienne, entre raison théorique et raison pratique: tout se passe comme si (et cela est vrai pour chacun de nous) une « procédure » ne pouvait être réellement comprise que lorsque l’on est réellement capable de la mettre en pratique – comme si, autrement dit, la compréhension était inextricablement et inséparablement liée à nos entreprises, à tel point que si nos actes, notre capacité d’action s’arrêtent, notre compréhension, le pouvoir de notre pensée deviennent inopérants. » (p. 368, note 1)
« De tels phénomènes montrent la pertinence de la pensée de Leibniz lorsqu’il écrit: « Quod non agit non existit » – ce qui n’agit pas n’existe pas. Normalement, nous observons donc qu’un hiatus dans notre activité conduit à un hiatus dans notre existence – nous dépendons totalement du continuel courant d’impulsions et d’informations que nous échangeons avec les organes sensoriels et moteurs de notre corps. Nous devons être actifs, ou nous cessons d’exister: l’activité et l’existence ne sont qu’une seule et même chose. » (p. 377, note 16)
« Et nous pouvons dire du parkinsonien que ses règles et horloges intérieures sont toutes faussées – comme dans le célèbre tableau de Salvador Dali représentant une multitude de montres dont les aiguilles avancent à des vitesses différentes et indiquent chacune des heures contradictoires (ce tableau est peut-être une métaphore du parkinsonisme: Dali le peignit à l’époque où il commençait à souffrir de troubles parkinsoniens). (p. 318)
SACKS, Oliver. L’éveil (Cinquante ans de sommeil), Seuil, Paris, 1987, 409 p.
Pour les curieux, un bel article sur Sacks, rédigé par son partenaire, Bill Hayes, après son décès: My life with Oliver Sacks.