Awakenings/L’éveil (cinquante ans de sommeil)

Oliver Sacks est/était (il est décédé en 2015) un monsieur que je me suis prise à admirer. Avant de lire Awakenings/L’éveil (cinquante ans de sommeil), je n’avais lu de lui que Des yeux pour entendre, dans lequel il présente une étude enthousiaste de la question sourde. Je crois que c’est ce que j’aime de lui, sa capacité à vulgariser efficacement et de façon rigoureuse sans rien cacher de son émerveillement et de son cœur d’enfant. Neurologue aux multiples parutions, Sacks est devenu plus connu du grand public après qu’un documentaire, réalisé par la Yorkshire Television en 1973, ait à son tour présenté les patients ayant inspiré l’ouvrage auquel se consacre le présent article. Un autre film, une oeuvre de fiction cette fois, a aussi été tiré du livre, en 1990, par Penny Marshall. Tous portent le titre Awakenings.

L'éveil cinquante ans de sommeil Awakenings Oliver Sacks

Awakenings: 50 ans après l’épidémie de maladie du sommeil

Durant l’hiver 1916-1917 a éclaté une épidémie d’une étrange maladie, l’encéphalite léthargique. Les gens qui l’ont contractée ont développé des symptômes parkinsoniens. Parmi ceux qui n’en sont pas morts, tous se sont enfoncés, graduellement ou subitement, dans un état léthargique inexplicable: les membres figés, la voix presque inaudible voire muette, emmurés en eux-mêmes comme dans un monde hors du temps, plusieurs se sont retrouvés en institut. Certains y ont passé des décennies. C’est dans un tel institut qu’Oliver Sacks a fait la connaissance des patients qui lui ont inspiré Awakenings/L’éveil (Cinquante ans de sommeil). Dans la première édition de cet ouvrage, il dresse le portait de vingt malades sur lesquels il a expérimenté une nouvelle drogue, la L-DOPA. Cette drogue a eu pour effet de provoquer chez eux un réveil spectaculaire . Loin du médicament miracle, la L-DOPA provoque une foule d’effets secondaires qui mènent les patients dans toutes sortes de « tribulations » pouvant avoir de graves conséquences, que Sacks n’hésite pas à décrire.

D’abord compte rendu médical méticuleux (Sacks rapporte pour chaque patient le résumé détaillé du traitement), Cinquante ans de sommeil se transforme rapidement en traité philosophique. Pour le neurologue, cette maladie – et les récits qu’en font les patients – ouvre les portes d’une réflexion sur l’humain. D’abord, il prêche pour une personnalisation de la médecine, dénonçant la tendance actuelle (ça me semble vrai encore aujourd’hui) à soigner selon un point de vue mécanique, par exemple en donnant tel médicament pour tel problème et en se contentant de classer tout effet dérivé comme un effet secondaire plutôt que comme une trace de la singularité de l’individu et de son être physique ou encore une expression de la maladie. Pour lui, si un médicament, ici la L-DOPA, déclenche des réactions différentes chez un patient et chez l’autre, c’est qu’il a un impact différent en fonction du profil de l’individu. Les « effets secondaires » n’en sont pas, ils sont des éléments de la maladie ou de l’être individuel (déclenclés par la prise du médicament) dont on doit tenir compte pour bien traiter la personne.

Les« effets secondaires » de la L-DOPA doivent être envisagés comme une actualisation de toutes les natures possibles, une mobilisation de tous les répertoires latents de l’être. Nous voyons s’actualiser, ou ressortir, des natures assoupies, jusque-là « en sommeil » et inactualisées, et qui, peut-être, eussent mieux fait de rester in posse. Le problème des effets secondaires n’est pas seulement d’ordre physiologique, mais aussi d’ordre métaphysique: il pose la question de savoir jusqu’à quel point nous pouvons appeler un monde à l’existence alors que d’autres sont là, qui ne demandent eux aussi qu’à se réveiller, ainsi que des forces et des ressources qui correspondent à ces différents mondes. Cette équation infinie que représente l’être total de chaque patient d’un moment à l’autre de son existence ne peut être réduite à une question ou à des systèmes, ni à une commensurabilité du stimulus et de la réponse: nous sommes contraints de parler de natures entières, de mondes entiers, et (selon l’expression de Leibniz) de la « compossibilité » qui existe entre eux. (p. 293-294)

On sent dans notre lecture qu’Oliver Sacks est fasciné par cette hypothèse. Pour lui, la médecine est un domaine qui ouvre sur des « univers » à explorer et qui donne beaucoup à réfléchir sur l’humain et le monde.

Lorsque j’étais plus jeune, j’étais déchiré entre deux champs d’intérêts et séries d’ambitions contradictoires – la science et l’art -, et je ne parvins à réconcilier ces deux passions que lorsque je devins médecin. Je pense que les médecins ont la chance singulière de pouvoir exprimer pleinement les deux faces de leur nature, et de n’être jamais obligés d’étouffer l’une au profit de l’autre. » (p. 321)

Sacks adopte donc une approche métaphysique. Les histoires relatées par ses patients le poussent à se questionner sur notre relation au temps et à l’espace. Il était en ce sens bien particulier de lire Awakenings parallèlement à L’histoire de ta vie.

Mme Y. et d’autres patients ayant été sujets à des épisodes de « vision cinématique » m’ont parfois parlé d’un phénomène extraordinaire (et que j’aurais cru impossible): il pouvait se produire que telle ou telle image particulière se déplace en avant ou en arrière de celles qui la suivaient ou la précédaient logiquement, si bien que tel ou tel « moment » donné de la scène qu’ils observaient leur semblait arriver trop tôt ou trop tard. Par exemple, un jour que son frère se trouvait là, Hester eut une vision cinématique d’une cadence d’environ trois ou quatre images par seconde – autrement dit si lente que la différence entre deux images était nettement perceptible. Elle eut l’immense surprise, alors qu’elle était en train de regarder son frère allumer sa pipe, d’observer tout à coup la séquence suivant: elle vit, d’abord, le frottement de l’allumette contre la boîte; puis, l’allumette enflammant le fourneau de la pipe; et, alors seulement, en quatrième, cinquième, sixième positions, etc., les étapes « intermédiaires » durant lesquelles, par à-coups, la main de son frère tenant l’allumette l’approcha de sa pipe pour l’allumer. Ainsi – aussi incroyable que cela puisse paraître -, Hester vit donc réellement la pipe de son frère être allumée plusieurs images trop tôt; elle vit, en quelque sorte, le « futur », un peu avant le moment où elle aurait le voir… Si nous acceptons sur ce point le récit d’Hester (et, si nous n’écoutons pas nos patients, nous n’apprendrons jamais rien), nous sommes obligés d’envisager une (ou plusieurs) nouvelles hypothèses sur la perception du temps et la nature des « moments ». (p. 133-134)

Et encore:

Ces délires effervescents et étincelants, ainsi que la vision cinématique et les états d’« immobilisation » qui peuvent leur être associés (cf. Hester Y.), nous font découvrir un aspect de l’« espace intérieur » encore plus étrange et plus difficile à imaginer que les espaces courbes que nous évoquions; les phénomènes cinématiques nous dévoilent un « espace » sans dimensions, dans lequel la succession n’implique pas l’étendue, les moments ne supposent pas le temps, et le changement peut s’opérer sans transition: le monde qu’ils nous révèlent est celui de la mécanique quantique. (p. 289)

Je crois que c’est ce qui m’a le plus fascinée dans cette histoire, cette ouverture sur les « espaces intérieurs », une chose que seul le livre évoque.

Awakenings au cinéma

J’avais quelques réserves au moment de regarder le film Awakenings. Je craignais que l’adaptation ait trop doré la pilule et que le personnage soit miraculeusement miraculé. Non seulement ce n’est pas le cas, mais les performances d’acteurs sont à couper le souffle dans ce film de 1990 nommé aux Oscars. Robin Williams, ici tout jeune, ressemble à s’y méprendre au vrai Dr Sacks. Il suffit de visionner un extrait du documentaire tourné en 1973 par la Yorkshire Television pour le constater. Les deux hommes ont cette émotion qui traverse leur regard de grand timide passionné… Robert De Niro, dans le rôle de Leonard, est fabuleux. De la catatonie aux tics jusqu’à l’exubérance… un grand jeu d’acteur, sans le moindre doute. C’est d’ailleurs l’une des choses qui a grandement frappé les élèves lorsque j’ai présenté le film dans le cadre du cinéclub.

Si le film présente une vision romancée de l’expérience de Sacks et des postencéphalitiques, il le fait sans trop déborder du cadre de la réalité. Et sans doute parce que les faits ne sont pas trop déformés, le film touche immanquablement. L’histoire de ces malades, absolument hors du commun, est poignante, et le film – plus encore que le livre – permet de transmettre cette émotion. Après tout, c’est le propre de la fiction que de faire ressentir…

Awakenings (1973): de vrais gens

Pour voir un extrait du documentaire Awakenings, c’est ici:

Awakenings en extraits

« On est, je crois, contraints de repenser à la distinction classique, et notamment kantienne, entre raison théorique et raison pratique: tout se passe comme si (et cela est vrai pour chacun de nous) une « procédure » ne pouvait être réellement comprise que lorsque l’on est réellement capable de la mettre en pratique – comme si, autrement dit, la compréhension était inextricablement et inséparablement liée à nos entreprises, à tel point que si nos actes, notre capacité d’action s’arrêtent, notre compréhension, le pouvoir de notre pensée deviennent inopérants. » (p. 368, note 1)

« De tels phénomènes montrent la pertinence de la pensée de Leibniz lorsqu’il écrit: « Quod non agit non existit » – ce qui n’agit pas n’existe pas. Normalement, nous observons donc qu’un hiatus dans notre activité conduit à un hiatus dans notre existence – nous dépendons totalement du continuel courant d’impulsions et d’informations que nous échangeons avec les organes sensoriels et moteurs de notre corps. Nous devons être actifs, ou nous cessons d’exister: l’activité et l’existence ne sont qu’une seule et même chose. » (p. 377, note 16)

« Et nous pouvons dire du parkinsonien que ses règles et horloges intérieures sont toutes faussées – comme dans le célèbre tableau de Salvador Dali représentant une multitude de montres dont les aiguilles avancent à des vitesses différentes et indiquent chacune des heures contradictoires (ce tableau est peut-être une métaphore du parkinsonisme: Dali le peignit à l’époque où il commençait à souffrir de troubles parkinsoniens). (p. 318)

SACKS, Oliver. L’éveil (Cinquante ans de sommeil), Seuil, Paris, 1987, 409 p.

Pour les curieux, un bel article sur Sacks, rédigé par son partenaire, Bill Hayes, après son décès: My life with Oliver Sacks.

Des yeux pour entendre. Voyage au pays des sourds

Même si la toile de Magritte en couverture m’a presque fait peur (disons qu’elle donne un drôle de style au livre), c’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai effectué cette lecture (wow, on dirait que j’écris une lettre officielle). Oliver Sacks explore le monde des sourds en trois parties: leur histoire, leur langue, la grève universitaire de 1988. J’y ai appris moult (je ne sais pourquoi ce mot m’inspire un certain dégout) choses intéressantes qui ont renforcé mon désir d’apprendre la langue des signes (québécoise, sans doute [parce non, ce n’est pas une langue internationale]).

*Fin de la parenthèsite*

Des yeux pour entendre Sourds Oliver Sacks

Première partie: une petite histoire des sourds

Sacks commence par remettre en question la croyance selon laquelle il serait pire de naitre aveugle que de naitre sourd, mettant en avant le fait que la cécité ne nuit pas d’emblée à l’acquisition du langage alors que la surdité, si elle n’est pas détectée tôt et si des moyens ne sont pas pris pour permettre à l’enfant d’apprendre une langue, peut avoir de graves conséquences sur son développement personnel et langagier. Sans langue, on ne peut avoir de pensée construite, comprendre les abstractions et, surtout, s’intégrer à une communauté de gens.

Dans l’histoire, longtemps les sourds ont-ils été isolés. On les considérait souvent comme des attardés et on leur donnait des emplois routiniers, sans essayer de réellement communiquer avec eux, à moins qu’ils n’aient eu des précepteurs dévoués pour leur apprendre à lire sur les lèvres et à prononcer des mots qu’ils n’entendaient pas. Les sourds risquaient un grand isolement mental.

Lorsque je suis allée à Aix-en-Provence le 19 juin de cette année, je me suis rendue au musée Granet avec une amie. Nous avons été fascinées par le buste d’un homme sous lequel se trouvait dessiné l’alphabet en langue des signes française. Nous avons toutes les deux pris une photo des signes, mais pas de l’homme représenté au-dessus…

Buste Abbé de l'Épée Oliver Sacks Sourds

Il s’avère que ce religieux Français, l’abbé de l’Épée, a fondé une école spécialement dédiée à l’éducation des sourds-muets. Il est question, dans le livre de Sacks, de l’influence qu’il a eue dans leur histoire.

“Le plus important fut l’attention soutenue que l’abbé prêta à ses élèves et les fruits qu’apporta cette persévérance: il assimila d’abord leur langage (effort consenti, jusque-là, par bien peu d’entendants), puis, en associant des gestes à des images et à des mots écrits, réussit à leur apprendre à lire, leur ouvrant d’un seul coup le monde du savoir et de la culture. Le système de signes « méthodiques » mis au point par de l’Épée système qui associait le langage gestuel des sourds de Paris à une grammaire française signée permit aux étudiants sourds de coucher par écrit ce qui leur était dit après qu’un interprète l’eut traduit en signes, et la méthode s’avéra si féconde que, pour la première fois, certains élèves sourds issus de milieux modestes apprirent à lire et à écrire le français, accédant ainsi à l’éducation. Son école, fondée en 1755, fut la première à bénéficier du soutien public. Il y forma une multitude de maîtres pour les sourds qui allaient ouvrir vingt et une écoles en France et en Europe entre cette date et 1789 (année de sa mort). Quant à l’établissement créé par de l’Épée lui-même, son avenir parut un moment compromis par la tourmente de la Révolution, puis il devint en 1791 l’Institution nationale des sourds-muets de Paris, que dirigea le brillant grammairien Sicard.” (p. 39)

Aux États-Unis, la première école pour les sourds fut fondée à Hartford par Laurent Clerc, sourd-muet, (élève de Massieu, lui-même instruit par Sicard), que Thomas Gallaudet était allé recruter à Paris. Cette école deviendrait des années plus tard la Gallaudet University, seule université à accueillir une clientèle majoritairement sourde. L’émancipation des sourds allait donc bon train des deux côtés de l’Atlantique, et la langue des signes (américaine, britannique, française…) était enfin reconnue comme une langue à part entière qui permettait aux sourds, non seulement de communiquer et d’exprimer une pensée complexe, mais aussi de s’instruire. Toutefois, après la mort de Clerc, un autre courant de pensée, qui n’attendait que de s’affirmer, s’imposa, entre autres sous l’influence d’Alexander Grahman Bell (qui inventa le téléphone en tentant d’aider les sourds).

On nomme ce courant oralisme puisque la croyance qui en était le centre était qu’on devait avant tout apprendre aux sourds à parler (cours de lecture labiale et orthophonie). La langue des signes fut donc interdite dans les écoles. Ainsi, la situation des sourds fit un bond en arrière. Sans les Signes, la transmission de la culture générale devenait très difficile: apprendre la parole aux sourds demandait des milliers d’heures qui ne pouvaient plus être consacrées à autre chose.

“[…] l’« oraliste » le plus important et le plus influent fut Alexander Graham Bell, qui était à la fois l’héritier d’une famille ayant fait autorité dans le domaine de la rééducation de la parole (son père et son grand-père avaient été d’éminents orthophonistes), le surgeon d’un étrange déni de la surdité (sa mère et son épouse étaient sourdes, mais n’avaient jamais voulu le reconnaître) et le génial inventeur que l’on sait. Quand cette figure prestigieuse se jeta dans la bataille, le poids de sa renommée suffit à faire pencher la balance en faveur de l’oralisme, si bien que, lors du célèbre Congrès international des éducateurs pour sourds tenu à Milan en 1880 (où les enseignants sourds ne votèrent pas), cette tendance remporta la victoire, et les Signes furent « officiellement » proscrits des écoles.” (p. 51)

Il fallut près de 90 ans pour que l’oralisme soit vraiment remis en question (l’avis des sourds n’était pas pris en compte). Avant de revenir à une langue de signes (à l’Americain Sign Language [ASL], car, à partir de ce point, le livre fait surtout l’histoire des sourds aux États-Unis), des solutions intermédiaires ont été proposées, comme l’anglais (ou le français) signé, différent d’une langue de signes en cela qu’il était calqué sur la syntaxe de l’anglais (ou du français).

“Mais les langues de signes sont des langues à part entière: non seulement leur syntaxe, leur grammaire et leur sémantique se suffisent à elles-mêmes, mais elles diffèrent, par leurs caractéristiques, de celles de toutes les langues écrites ou parlées. Il n’est donc pas possible de traduire une langue orale en Signes en procédant mot par mot ou phrase par phrase — car ces langues ont des structures essentiellement différentes. On imagine souvent que les langues de signes sont de l’anglais ou du français, alors qu’elles ne sont rien de tout cela: elles ne sont que Signes.” (p. 54-55)

Une telle transposition d’une langue orale n’a rien de naturel pour qui ne dispose pas de l’ouïe. Les sourds ont une compréhension visuelle du monde, différente de la nôtre, et les langues de signes sont adaptées à cette vision. Malgré cela, l’auteur affirme qu’au moment de publier son livre (1989), l’anglais signé (Signed English ou SE) était encore privilégié dans de nombreux contextes (scolaire, télévisuel). Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui. Un jour, je prendrai des cours de LSQ et pourrai poser une foule de questions.

Le fait que, dès que se trouvent réunis suffisamment de sourds pour former une “communauté”, ce soit une langue de signes qui se forme “spontanément”, prouve à quel point ce mode de communication est naturel aux sourds. Un exemple en est l’ile de Martha’s Vineyard qui, au 19e siècle, comptait un si grand nombre de sourds que toute la population de l’ile, y compris les entendants, connaissait une langue de signes. C’est aussi un bel exemple d’intégration et d’acceptation des sourds dans une communauté: grâce à leur nombre, ils n’ont pas été considérés comme des handicapés. Le dernier sourd de l’ile est décédé en 1952, mais, bien après, des entendants continuaient de communiquer en signes dans différentes circonstances (y compris quand l’auteur y est allé, peu avant la publication du livre en 1989; je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, puisque les plus vieux habitants de l’ile sont sans doute décédés).

Deuxième partie: communiquer

J’ai été fascinée par cette partie qui touche tout l’aspect langagier, de l’acquisition du langage (oral ou signé) à son inscription dans le cerveau. La lecture en a été par moments un peu plus exigeante, car plus technique, mais le sujet en demeure vraiment intéressant.

Comment est la vie d’un sourd privé de tout langage (un sourd laissé à lui-même dans une famille d’entendants, par exemple, à qui on n’aurait pas appris de langue de signes)? Développe-t-il une pensée? Qui sommes-nous sans langue pour véhiculer des concepts, des idées?

Sacks relate brièvement quelques études qui ont été menées sur l’aphasie, la perte de la parole due à un accident cérébral (dont souffrait d’ailleurs mon grand-père paternel), revenant plus régulièrement sur les propos de Hughlings-Jackson, qui a mis de l’avant le concept de “propositionnement”: pour exprimer une pensée complète, le vocabulaire ne suffit pas, il faut pouvoir l’organiser selon une grammaire et une syntaxe, il faut pouvoir “propositionner”. Mais l’aphasie survient dans un cerveau déjà construit par le langage. Qu’advient-il à un cerveau qui ne connait pas le langage? C’est ce que les sourds privés de langue pendant de nombreuses années ont permis d’observer, du moins en partie.

Sacks mentionne des cas de personnes ayant été initiées tardivement à une langue de signes (il faut lire cette partie, p. 64 à 86), comme celui de Joseph, qui a appris les Signes à onze ans. Bien que son intelligence fut normalement développée dans tous les domaines auxquels il avait accès (et plus encore dans les domaines visuels), certains concepts abstraits, rendus possibles grâce au langage, lui faisaient défaut. Par exemple, Joseph ne parvenait pas à comprendre les concepts de question ou de réponse, non plus que les notions temporelles. Il vivait dans l’instant présent et prenait les choses au premier degré (pas d’abstraction). Je résume rapidement (du moins, j’essaie), mais cet exemple laisse croire qu’une personne dotée d’une intelligence normale, si elle n’a pas appris de langue, ne peut pas pleinement développer son esprit, car le langage est nécessaire au développement d’une pensée conceptuelle.

Quand il y a plus d’un enfant sourd dans une famille, ceux-ci développent habituellement entre eux un système de signes pour communiquer. Toutefois, ce système n’est jamais assez développé pour devenir une langue à part entière et permettre l’abstraction. Selon Carol Padden et Tom Humphries, linguistes sourds, il faut un minimum de deux générations pour que se développent une grammaire et une syntaxe, donc pour qu’une langue de signes devienne un système linguistique à part entière. Il en irait de même pour le langage oral. Bien que le cerveau humain soit conçu pour intégrer un langage, il est nécessaire que ce langage soit transmis pour qu’une personne puisse en bénéficier pleinement.

Un enfant sourd élevé par un parent sourd acquiert la langue au même rythme qu’un enfant entendant. Cet enfant produira ses premiers signes vers l’âge de six mois. (p. 56)

« Le discours intérieur, écrit Vygotsky, est un discours qui se passe presque totalement des mots… ce n’est pas l’aspect intérieur du discours extérieur, c’est en lui-même une fonction… Alors que dans le discours extérieur la pensée est incarnée dans des mots, dans le discours intérieur les mots meurent en donnant naissance à la pensée. Le discours intérieur est dans une large mesure une pensée pure, réduite à des significations. »”

J’arrête de citer le temps d’une parenthèse. C’est que je ne suis pas à 100% convaincue par cette affirmation. Je conçois qu’elle a du vrai, mais j’ai un esprit tellement linguistique que j’imagine mal ma pensée hors des mots. Je pense le plus souvent en jouant avec les phrases, en les restructurant pour mieux organiser la pensée ou parce que je conçois le monde en littéraire, je pense le monde en narration. C’est une question que je me suis déjà posée: si je pense si fortement en mots, y a-t-il des gens qui pensent plutôt en images, en sons…? Toutefois, c’est vrai que ma pensée peut être ponctuée d’odeurs, de sensations… et qu’elle n’est en ce sens pas uniquement langage.

Poursuivons la citation. Ce sont les mots de Sacks:

“Nous faisons nos premières armes communicationnelles dans le cadre d’un dialogue, d’un langage qui est à la fois extérieur et social, mais ensuite, pour penser, pour devenir nous-mêmes, il faut que nous nous tournions vers un monologue, un discours intérieur. Le discours intérieur est essentiellement solitaire, et il est aussi profondément mystérieux: Vygotsky écrit qu’il est aussi inconnu de la science que « l’autre face de la lune ». On dit souvent que c’est le langage qui fait l’homme; mais notre vrai langage, notre véritable identité résident dans notre discours intérieur, dans le flux et l’engendrement incessants de significations qui constituent notre esprit. C’est grâce au discours intérieur que l’enfant élabore ses propres concepts et significations; c’est grâce à ce discours qu’il bâtit son identité; et c’est à travers lui, enfin, qu’il construit son monde personnel. Et le discours intérieur (ou les Signes intérieurs) du sourd sont souvent très particuliers.” (p. 105)

On dit que les langues structurent notre pensée, mais aussi notre conception du monde, qu’on voit le monde à travers la loupe du langage. Le livre aborde brièvement la façon d’appréhender les choses, très visuelle, des sourds (on donne l’exemple de Charlotte, une signeuse native, c’est-à-dire dont les Signes est la langue maternelle, p. 99 à 107). Je me demande en quoi la langue des signes influe sur cette conception du monde (par exemple, un sourd oraliste partagerait-il cette vision? J’en doute…). J’ai envie d’apprendre la LSQ en partie pour pouvoir imaginer (car je ne serai jamais signeuse native) en quoi elle peut teinter la façon dont les signeurs peuvent concevoir le monde. C’est beaucoup d’enthousiasme, je sais.

“Deborah H., une jeune femme bien-entendante signeuse native (elle était issue de parents sourds), m’a appris récemment qu’elle retrouvait l’usage des Signes et « pensait en Signes » chaque fois qu’elle devait résoudre un problème complexe. Le langage a une fonction à la fois intellectuelle et sociale, et, pour cette femme qui jouit de toutes ses facultés auditives et vit aujourd’hui dans le monde entendant, la fonction sociale est liée à la parole; mais la fonction intellectuelle paraît encore s’appuyer sur les Signes.” (p. 61, note en bas de page)

Sacks aborde ensuite longuement l’aspect linguistique des langues de signes, afin de démontrer que ce sont des langues à part entière. Je n’en rapporterai que ceci:

“Les langues de signes, à tous leurs niveaux — lexical, grammatical ou syntaxique —, laissent donc entrevoir une utilisation linguistique de l’espace: une utilisation étonnamment complexe, car presque tout ce qui se déroule linéairement, séquentiellement et temporellement dans le langage parlé devient, dans les Signes, simultané, concurrent et multistratifié.” (p. 122)

On dit donc que les langues de signes sont quadridimentionnelles: elles comprennent les trois dimensions spatiales ainsi que la dimension temporelle. Toute personne qui apprend à signer passé l’âge de cinq ans “ne maitriser[a] jamais toutes les subtilités et tous les raffinements de cette langue” (p. 128). Tant pis pour moi…

Sacks cite Stokoe (1979), lorsqu’il démontre que les Signes ont un aspect “cinématique” en plus d’un aspect narratif:

“Dans la langue des signes… le récit n’est plus linéaire et prosaïque. Ce langage est essentiellement découpé, passe sans cesse de la vue normale au gros plan, puis au plan d’ensemble et de nouveau au gros plan, en incluant même des scènes de zoom arrière et avant, exactement comme travaille un monteur de films… Non seulement la disposition des signes évoque davantage un film monté qu’une narration écrite, mais chaque signeur est placé comme une caméra: le champ de vision et l’angle de vue sont dirigés, mais variables. Non seulement le signeur en train de signer, mais aussi le signeur en train d’observer sont conscients en permanence de l’orientation des yeux du signeur vers les signes émis.” (p. 124-125)

Des chercheurs ont étudié la structure de la langue des signes d’un point de vue neurologique. Fascinant. On sait que l’hémisphère gauche se charge de traiter le langage et que les fonctions visuelles sont plutôt développées par le droit. Qu’en est-ils alors des Signes puisqu’ils allient langage et visualité? Pour communiquer en Signes, les deux hémisphères du cerveau sont sollicités. Un signeur souffrant d’aphasie (donc touché dans son hémisphère gauche) ne perd pas l’usage des perspectives; s’il est touché dans son hémisphère droit, il peut continuer de signer malgré de graves déficits spatiovisuels.

“[…] les Signes sont bien une langue à part entière et traités comme tels par le cerveau, même s’ils sont plus visuels qu’auditifs et organisés spatialement plutôt que séquentiellement. […] cette langue est gérée par l’hémisphère cérébral gauche, auquel la biologie a précisément assigné cette fonction.” (p. 131)

La plupart des gens apprécient la musique avec leur hémisphère droit. Toutefois, le musicien professionnel, pour qui la musique est un langage, la traite plutôt avec son hémisphère gauche, entendant des nuances qui échappent complètement à l’amateur. Donc, même si les Signes font de prime abord travailler notre hémisphère droit, c’est le gauche qui en traite l‘aspect langagier.

Troisième partie: les sourds de Gallaudet University exigent un président sourd

Je ne résumerai pas cette partie, elle n’est pas essentielle à mes notes. Simplement, en 1988, les étudiants de Gallaudet ont décidé qu’il était temps que leur université soit dirigée par une personne qui soit à même de comprendre leurs besoins et leur vision du monde. Après une semaine d’une grève pacifique, ils ont obtenu ce qu’ils demandaient: un président sourd. Surtout, ils ont découvert leur propre pouvoir de négociation et ont prouvé à ceux qui en doutaient encore qu’ils sont des êtres aussi autonomes que les autres.

The National Theater of the Deaf (NTD), fondé en 1967, présentait au moment de la parution du livre des pièces de théâtre en ASL. Les sourds ont développé une poésie, un humour, des chansons… preuves qu’ils ont leur propre culture.

Extraits

“[­­­…] ce n’est que par le langage que nous entrons pleinement dans notre condition et notre culture humaines, communiquons librement avec nos semblables, recevons et partageons des informations.” (p. 28)

“Il suffit d’observer deux sourds en train de communiquer pour constater que les Signes sont empreints d’un ludisme, d’un style qui ne sont pas ceux du langage parlé. Les signeurs ont tendance à improviser, à jouer avec les signes, à faire passer tout leur humour, toute leur imagination, toute leur personnalité dans leurs gestes, si bien que leurs échangent ne sont pas seulement une simple manipulation de symboles conforme à certaines règles grammaticales, mais reflètent, irréductiblement, leur voix — une voix dotée d’une force particulière, parce qu’elle s’exprime directement par le corps. On peut imaginer un discours désincarné, mais il n’y a pas de Signes sans corps. La chair et l’âme du signeur, sa spécificité humaine s’expriment continûment dans l’acte même de signer.” (p. 161)

SACKS, Oliver. Des yeux pour entendre. Voyage au pays des sourds, Seuil, 1990, 240 p.