Les Testaments

J’ai découvert La servante écarlate en 2018, peu après que la série télévisée ait connu un succès instantané. Je n’ai toujours pas regardé la série. Un je-ne-sais-quoi me retient. Toutefois, rien n’a retenu mon élan lorsque j’ai aperçu Les Testaments sur les rayons d’une librairie de la capitale canadienne cet automne. Il porte sur un sujet qui me préoccupe, car il est de plus en plus d’actualité (après le mouvement #metoo qui accompagnait la sortie de la série télévisée, c’est le débat sur l’avortement qui est largement relancé aux États-Unis, et même au Canada lors de la dernière campagne électorale).

Ce qui rend ce roman et son prédécesseur si intéressants, c’est la règle d’écriture que Margaret Atwood s’est donnée: aucune invention pure, que des éléments basés sur des évènements qui se sont déjà produits à un moment de l’histoire quelque part dans le monde et pour lesquels les technologies existent. Lire ce livre n’est donc pas comme lire de la science-fiction au sens traditionnel. En effet, le respect de cette stricte règle d’écriture nous rappelle que tout n’est pas entièrement fiction dans cet ouvrage de « science-fiction ». C’est ce qui le rend effrayant. Continue reading « Les Testaments »

À une minute près

En 2013, André Marois publiait chez La Courte Échelle le roman de science-fiction pour adulte La fonction.  Cette année, il en a tiré une version pour adolescents intitulée À une minute près et publiée chez Leméac.

À une minute près met en scène un univers identique au nôtre, à une exception près. Les gens y viennent au monde dotés d’une « fonction » qui s’active le jour de leur huitième anniversaire de naissance. Une seule fois dans leur vie, ils peuvent activer cette fonction en appuyant leur pouce entre leurs deux yeux. Instantanément, les soixante dernières secondes seront effacées. Seule la personne ayant utilisé sa Fonction se souviendra de la minute qu’elle vient de rayer ainsi. Continue reading « À une minute près »

L’homme qui venait de nulle part

Je ne connaissais pas Gilles Dubois avant de me voir proposer cette lecture. Paru à l’automne 2018, L’homme qui venait de nulle part est un roman qui appartient au genre fantastique/fantasy. Construit selon une formule de mise en abyme, il raconte en première couche l’histoire de Hidalgo Garcia. Ce dernier hérite de son cousin Jerry une maison antique et un carnet contenant un récit intrigant. Celui-ci a été relaté par Jerry à la suite d’une rencontre dans un parc. Un homme prénommé Al s’y trouvait sur un banc, confus, une histoire abracadabrante de voyage dans le temps à raconter. Ce récit forme la deuxième et plus épaisse couche du roman. Continue reading « L’homme qui venait de nulle part »

Dévorés

Étudiant à la maitrise en entomologie à l’Université de Guelph en Ontario, Charles-Étienne Ferland a choisi d’explorer son sujet sous la loupe de la création. Imaginant qu’une nouvelle espèce d’insectes pourrait envahir la Terre, il met en scène dans son tout premier roman, Dévorés, une sorte de guêpe particulièrement coriace qui dévore toutes les récoltes pour s’en prendre ensuite aux humains. C’est un livre qui s’inscrit dans les préoccupations de notre époque puisqu’il met en scène une hypothétique fin du monde et tente de circonscrire le comportement de l’humain s’il était placé dans pareil contexte. Pas de zombies ni d’extraterrestres ici; l’apocalypse est plutôt due à une sorte de revanche des insectes sur l’homme. Un thème qui peut porter à réflexion alors qu’on sonne de plus en plus l’alarme sur la drastique diminution des populations d’insectes pollinisateurs, en particulier les abeilles.

Dévorés Charles-Étienne Ferland L'Interligne Entomologiste Science-fiction

L’univers que met en scène Charles-Étienne Ferland se situe dans un Montréal ravagé par les insectes. Jack, étudiant en histoire à l’Université de Montréal, apprend la nouvelle en lisant le journal dans un café: « On soulève l’hypothèse que l’évènement soit associé à l’arrivée, ce matin, d’une nouvelle espèce d’insectes ravageurs qui émerge des sols de tous les pays. » (p. 23) La terre tremble sous le nombre des individus qui en émergent. Les récoltes mondiales sont dévorées « […] en un temps record. Il se pourrait que la production de nourriture sur la Terre soit temporairement suspendue pour la première fois de l’Histoire. » (p. 23) Ce que Jack ignore encore, c’est que la situation va empirer. Bientôt, il se retrouvera tapi tout le jour dans son appartement, les fenêtres barricadées, et ne pouvant sortir que la nuit en quête de nourriture. Au-delà des insectes, dont le comportement est relativement prévisible une fois qu’on l’a compris, il devra se méfier des humains. Tous sont en mode survie et, bien vite, il est difficile de savoir à qui on peut se fier vraiment. La vie en ville est intolérable, et Jack entretient un double espoir: celui qu’il existe une ile non infestée au milieu du lac Ontario et que ses parents s’y trouvent sains et saufs. Le projet est plutôt utopique toutefois. Quiconque voudrait s’y rendre pourrait se faire tuer mille fois, par des guêpes ou des humains. Tous refusent de l’accompagner et Jack doit assurer sa survie dans la métropole.

Dévorés est un roman qui se lit vraiment facilement. Il s’adresse en ce sens à tout public, mais j’avoue qu’au moment d’écrire cet article, je me demande quel public on a d’abord voulu viser. Je m’explique. En cours de lecture, j’ai accroché sur quelques éléments qui m’ont semblé être des petites maladresses. Par exemple, dans un souci d’assurer la compréhension du lecteur, l’auteur le prend à l’occasion par la main et il en résulte des descriptions superflues.  Alors que l’infestation est d’ores et déjà commencée et que diverses scènes ont permis au lecteur de comprendre l’ampleur de la situation,  on croit ainsi bon d’expliquer pourquoi Jack aurait besoin d’une arme:

Le présent aurait pu paraître exagéré, mais les actes de barbarie des derniers temps avaient persuadé Jose et Lauren de l’utilité d’une telle arme. Et lorsqu’on savait le tort que pouvait causer un seul de ces insectes gigantesques, on appréciait à sa juste valeur une arme blanche bien tranchante. (p. 46, je souligne)

Si cet aspect pourra chatouiller les lecteurs expérimentés, qui n’ont certes pas besoin qu’on leur fasse un résumé, ce genre de précisions pourra être un atout pour familiariser les jeunes lecteurs avec le genre. D’où mon soudain questionnement sur le public cible. Je n’hésiterais pas une seconde à recommander la lecture de ce livre dans les classes du secondaire. Non seulement celui-ci présente une bonne histoire, mais il la raconte dans un style simple et accessible. La structure narrative est claire, les personnages assez définis et il y a suffisamment d’action pour capter l’intérêt d’un lecteur occasionnel, jeune ou adulte. Il y a là beaucoup de matériel à exploiter par un enseignant et surtout, beaucoup de plaisir à avoir pour quiconque lira l’ouvrage chez soi.

Car peu importe le public ciblé au départ, Dévorés saura plaire à de nombreuses personnes. Certes, on y retrouve quelques clichés, comme: « Les librairies étaient des coffres recelant des trésors qui demandaient qu’on les découvre. » (p. 33), une jolie métaphore déjà employée par d’autres. Le personnage du scientifique relève de son côté de l’archétype, il est dessiné au gros trait et manque de nuance. Il en résulte une scène de présentation entre Jack et lui qui manque, elle aussi, de naturel. Cet aspect vient même marquer les dialogues qui, ailleurs, sont pourtant bien construits:

Je ne le sens pas, grimaça Jack. Son attitude me dérange. Qu’ai-je fait pour l’offenser? D’ailleurs, pourquoi t’excuses-tu pour lui? Comment l’érudit chevronné qu’il prétend être, un éminent entomologiste comme lui, peut-il se conduire de manière si rustre, froide et distante? Ne viens pas me dire que tu ne trouves pas cela étrange de la part d’un chercheur aussi prestigieux. (p. 102, je souligne)

Quoi qu’il en soit, écrire un premier roman est tout un défi, surtout lorsqu’on exploite un sujet scientifique, et Charles-Étienne Ferland remporte son pari. Son histoire est bonne et efficace. On ne s’y ennuie jamais. Dévorés se lit comme on regarde un bon film d’action.

Enfin, Dévorés me semble particulièrement intéressant pour les notions entomologiques qu’il présente. On aime que nous soient expliquées les caractéristiques de cet insecte invasif. On aime que sa vraisemblance soit construite à partir de données scientifiques. Tellement que j’aurais aimé que celles-ci soient explorées plus en profondeur. J’aurais adoré entrer dans le laboratoire du scientifique plus souvent et plus longuement. Mon insatiable curiosité en aurait voulu plus. Mais ce n’est peut-être pas la fin, car la finale du livre laisse présager une suite, du moins la porte semble-t-elle ouverte. Peut-être aura-t-on ainsi la chance d’en apprendre davantage sur les insectes?

Dévorés en extraits

Ne soyez pas ridicule, réplique Wallace d’un ton moqueur. Ce n’est pas parce que la science moderne ne peut expliquer un phénomène avec les données qu’elle possède au moment présent qu’il faut soudainement invoquer une cause métaphysique. Rien ne se crée ex nihilo. Dieu, ce n’est au mieux qu’une invention pour consoler l’homme qui n’admet pas qu’il n’y ait pas de sens à son existence banale, qu’il vit sur une vieille roche parmi tant d’autres et qu’il ne possède pas les réponses aux questions fondamentales sur l’origine de son univers ou sa finalité. Alors, ne venez pas me parler d’intervention divine! » (p. 95)

FERLAND, Charles-Étienne. Dévorés, L’Interligne, Ottawa, 2018, 216 p.

A Quiet Place

Toujours intriguée par les livres et les films qui mettent en scène des langues de signes, j’ai récemment regardé A Quiet Place. Réalisé en 2018 par John Krasinski, ce film d’horreur et de science-fiction propose l’histoire d’une famille dont les seules chances de survie proviennent de leur capacité à demeurer silencieux.

A Quiet Place John Krasinski 2018 Emily Blunt

Au moment où commence le film, la Terre a été envahie par des créatures qui se servent de leur ouïe pour repérer les humains et les chasser. La famille, constituée des parents et de trois enfants, dont l’ainée est sourde, se sert de la langue des signes américaine (ASL) pour communiquer. Le « handicap » de l’adolescente devient donc à la fois un avantage (la langue) et un inconvénient (elle ne peut entendre venir le danger).

Ce personnage est incarné par une actrice sourde, la convaincante Millicent Simmonds, ce qui apporte beaucoup de crédibilité au film. Lorsque l’adolescente signe, elle ne fait pas semblant. C’est de l’authentique ASL qui est montrée à l’écran.

Par ailleurs, ce que j’ai trouvé intéressant dans A Quiet Place, c’est le fait qu’on ne prenne pas le spectateur par la main. De nos jours, peu de films font confiance à l’intelligence de leur public. On dit tout au spectateur, lui montre tout.  On l’accompagne dans son visionnement comme s’il était un enfant risquant de rater un élément important. Le film de Krasinski, au contraire, plonge le spectateur dans son univers: un monde de silence dans lequel les mots sont comptés. Pas d’explications superflues.

J’ai aimé aussi que la langue des signes américaine soit intégrée avec naturel. Là non plus, pas de discours explicatif.  C’est, à mon avis, un des éléments qui rendent sa présence dans le récit intéressante. Le film n’adopte pas un ton didactique. Il met en scène une histoire et les éléments qui rendent l’univers de celle-ci cohérent (dont l’ASL), et ce, sans expliquer en quoi il y a cohérence.

Soyez rassurés, les passages en ASL sont sous-titrés. Cela facilite la compréhension même si, toutefois, il aurait pu être intéressant d’essayer de faire sans cette traduction. Après tout, les échanges sont brefs. Cela aurait pu  éviter à notre attention de se retrouver divisée entre les mains des personnages qui signent et les mots au bas de l’écran, car on ne peut pas lire et regarder en même temps.

En conclusion, A Quiet Place est un film différent et rafraichissant.

Est-ce le film d’horreur qui troublera vos nuits pour les prochains mois? Tout est possible, mais il n’a pas troublé les miennes…

A Quiet Place, la bande-annonce

KRASINSKI, John. A Quiet Place, Paramont Pictures, 2018, 90 min

Auprès de moi toujours

Il y avait un moment que je souhaitais lire Kazuo Ishiguro. En cherchant des œuvres pour le cinéclub littéraire, j’ai découvert que Auprès de moi toujours (Never Let Me Go) avait été adapté au cinéma en 2010. Je me suis empressée de le commander et j’ai bien fait. Le sixième roman du prix Nobel 2017 nous emporte comme dans un souffle. L’écriture, délicate, suit les vagues de la mémoire, la narratrice amorçant le récit particulier de ce qu’a été sa vie, de son enfance jusqu’à ce jour où elle raconte.

Bien que l’histoire se déroule dans les années 1980-90, c’est une oeuvre de science-fiction qu’offre ici Kazuo Ishiguro, une dystopie vécue par la narratrice, Kathy, avec tellement d’acceptation et de candeur/maturité (il peut être difficile de statuer duquel il est question) qu’on en oublie par moment l’aspect profondément dérangeant du sujet traité. Or, nous ne serons pas épargnés. Si Auprès de moi toujours nous transporte doucement à travers les souvenirs de la narratrice, nimbés de sa naïveté, souscrits par un point de vue à la première personne, le choc de réalité n’en est que plus grand pour nous, lecteur, qui lisons avec un regard non voilé.

Auprès de moi toujours Never Let Me Go Kazuo Ishiguro

Qui ne veut connaitre aucune clé de l’intrigue devrait cesser ici sa lecture du billet car, bien qu’elle se pressente jusqu’à son dévoilement (à mi-lecture), l’information que je vais livrer dans le prochain paragraphe pour faire le résumé de l’oeuvre peut constituer en soi un premier punch. Toutefois, je crois qu’on peut apprécier sa lecture même en connaissant cette information (aussi révélée dans la bande-annonce du film, je vous avertis).

Le récit débute au moment où Kath s’apprête à mettre fin à sa « carrière » d’accompagnante, un parcours plus long que la normale puisqu’il aura duré dix ans. À la demande d’un donneur qu’elle accompagne, elle amorce le récit de sa jeunesse à Hailsham, le pensionnat où elle a été élevée. Bien que tout soit organisé de façon à ce que les enfants aient une enfance des plus heureuses, une ambiance mystérieuse plane sur le pensionnat en raison des mœurs peu usuelles qui y ont cours. Les enfants sont, dès le plus jeune âge, encouragés à développer leur art, que ce soit par la peinture, le dessin ou la poésie. L’importance qui y est accordée est cruciale, sans qu’on sache pourquoi, et les meilleures œuvres, emportées pour garnir la galerie de Madame. Kath, Ruth et Tommy grandissent ensemble dans cet univers où on leur apprend tout sans rien leur dire clairement. Ils savent qu’ils ont été conçus afin de devenir des donneurs, sans savoir de quoi il en retourne vraiment. Ils savent qu’ils sont des clones, et en ce sens différents du reste des gens, auxquels ils ne se mêleront qu’à l’aube de leur vie adulte, mais se soucient peu de ces différences. Ils vivent dans un univers à part et pensent d’une façon qui les protège de la brutale réalité. Ainsi les a-t-on éduqués.

Auprès de moi toujours est un roman magnifique et déstabilisant qui offre à la fois une réflexion éthique sur la valeur des individus, mais aussi une réflexion sur la place de nos perceptions sur notre vision du monde – qui font que l’on regarde le monde selon un certain point de vue. C’est cette dernière réflexion qui me semble centrale puisqu’elle s’incarne dans le livre à même les propos de la narratrice. Son regard, parfaitement modelé sur l’éducation qu’elle a reçue, l’empêche de se révolter au même tire que le lecteur. Elle n’éprouve pas les mêmes sentiments ou, du moins, ne leur accorde pas la même place. C’est cet apparent clivage qui confère à l’oeuvre son aspect doucement dérangement, où flotte l’ombre de l’inquiétante étrangeté.

Une lecture que je recommande fortement.

Auprès de moi toujours au cinéma

Mark Romanek a adapté Auprès de moi toujours dans un film sorti en 2010. Le rythme, très lent, et les couleurs, sépia, confèrent à l’adaptation un aspect vieillot qui ne cadre pas avec la lecture que j’ai faite. Si le livre n’obéit pas à une logique de l’action, le déroulement des pensées de la narratrice nous emporte malgré tout dans les méandres de la mémoire et des petites intrigues de l’enfance – ou de celles, plus importantes, du début de l’âge adulte. Le film ne parvient pas à transposer cet effet. On se retrouve donc devant un film long et lent qui sème des indices sans apporter de réponses claires (contrairement au livre). Je l’avoue, j’ai découvert le film en même temps que les élèves. Et leur plus pertinent commentaire, à la fin du visionnement, en dit long sur les ratés de cette adaptation: « C’est parce qu’on ne comprend pas ce que le film voulait nous dire… »

 

ISHIGURO, Kazuo. Auprès de moi toujours, Folio Gallimard, 2015, 448 p.

La servante écarlate

Dès qu’est parue la télésérie du même nom, je me suis dit que je devais lire La servante écarlate (The Handmaid’s Tale, en anglais) de Margaret Atwood. Ce roman dystopique, écrit par la féministe visionnaire il y a plus de trente ans, fait aujourd’hui beaucoup parler. Il est certain que la sortie de la série (que je regarderai dans un futur plus ou moins rapproché) s’est inscrite dans un contexte social très bouillant, avec l’élection de Trump et la suite de dénonciations qui ont déferlé sur les réseaux sociaux, accolées à #moiaussi. Brulant d’actualité, donc, que ce roman. Même s’il met en scène un monde, pour aujourd’hui encore, en apparence fantaisiste, il nous rappelle la fragilité des droits acquis.

La servante écarlate The Handmaid's Tale Margaret Atwood

Defred ne s’est pas toujours nommée ainsi. Elle a été une autre. Une fille, une femme, une amie, une amante, une épouse, une mère… Or, les choses ont changé. Depuis les bombardements atomiques, le corps humain ne répond plus comme auparavant. La fertilité de la population a baissé drastiquement et les États-Unis, maintenant République de Gilead, sont maintenant dirigés par un groupe d’extrémistes religieux limitant la femme à des fonctions biologiques ou pratiques. Celles qui sont fertiles ont le choix: être envoyées aux colonies ou devenir servante écarlate. C’est ce qu’est devenue Defred, une servante vêtue de rouge, dont le corps est mis au service de couples haut placés à qui on accorde l’honneur de devenir parents. Defred est un utérus humain. Elle vit désormais pour être engrossée par un homme fort probablement infertile (mais en République de Gilead, seules les femmes le sont).

La narration à la première personne permet de découvrir le monde à l’ère de la nouvelle République du point de vue d’une servante écarlate. Defred relate son quotidien, mais aussi, par bribes, son passé. Si le récit nous fait sentir la langueur et la profondeur de l’ennui de la narratrice, l’intrigue tient le lecteur jusqu’à la fin. Comment Defred s’est-elle retrouvée là? Réussira-t-elle à changer son destin? Qui est le commandant? Que sont les colonies? Comment est structurée la République? Toutes ces questions ne trouvent pas de réponses ou certaines demeurent incomplètes. Cela n’est pas un problème. Le propos n’est pas là, pas entièrement. On lit La servante écarlate en se demandant si ça pourrait réellement arriver. Si, placées dans des conditions similaires, nos sociétés pourraient en venir à adopter de tels comportements. Immanquablement, on se met à penser aux pays où, après des années d’émancipation, les femmes se sont retrouvées prisonnières d’un régime religieux.  Alors, malheureusement, on est forcé de conclure que ce n’est pas impossible.

C’était d’ailleurs l’un des grands soucis de l’auteure au moment de la rédaction. Dans la postface que contient la présente édition, Atwood dit que, pour assurer le réalisme du récit, elle s’était fixé une règle: n’inclure « rien que l’humanité n’ait pas déjà fait ailleurs ou à une autre époque, ou pour lequel la technologie n’existerait pas déjà. » (p. 518) Et c’est bien ce qui rend le tout effrayant.

Les nations ne construisent jamais des formes de gouvernement radicales sur des fondations qui n’existent pas déjà. C’est ainsi que la Chine a remplacé une bureaucratie étatique par une bureaucratie étatique similaire, mais sous un nom différent, que l’URSS a remplacé la redoutable police secrète impériale par une police secrète encore plus redoutée, et ainsi de suite. La fondation profonde des États-Unis – c’est ainsi que j’ai raisonné – n’est pas l’ensemble de structures de l’âge des Lumières du XVIIIe siècle, relativement récentes, avec leurs discours sur l’égalité et la séparation de l’Église et de l’État, mais la brutale théocratie de la Nouvelle-Angleterre puritaine du XVIIe siècle, avec ses préjugés contre les femmes, et à qui une période de chaos social suffirait pour se réaffirmer. (p. 517)

Parmi les hypothèses qu’explore La servante écarlate et les questions auxquelles le livre tente de répondre, on retrouve ceci: « Si vous vouliez vous emparer du pouvoir aux États-Unis, abolir la démocratie libérale et instaurer une dictature, comment vous y prendriez-vous? » (p. 516-517) Plusieurs histoires différentes pourraient venir en réponse à une telle question. Il n’en demeure pas moins que le simple fait de pouvoir se livrer à l’exercice et d’obtenir un récit tel que celui-ci rappelle que l’on n’est bien souvent que le fruit d’un système. Et que les systèmes sont fragiles.

The Handmaid’s Tale, la série

La servante écarlate, série américaine créée par Bruce Miller, est parue en 2017. La deuxième saison sera diffusée en 2018. Je vous en reparlerai lorsque j’aurai visionné le tout. Notez qu’un film, réalisé par Volker Schlöndorff, a vu le jour en 1990. Il a cependant obtenu moins de succès que la série.

La servante écarlate en extraits

« Il y a plus d’une sorte de liberté, disait Tante Lydia. La liberté de, et la liberté par rapport à. Au temps de l’anarchie, c’était la liberté de. Maintenant, on vous donne la liberté par rapport à. Ne la sous-estimez pas. » (p. 49)

« Nous vivions, comme d’habitude, en ignorant. Ignorer n’est pas la même chose que l’ignorance, il faut se donner de la peine pour y arriver. » (p. 99)

« Vain espoir. Je sais où je suis, qui je suis, et le jour que nous sommes: tels sont les tests, et je suis saine d’esprit. La santé mentale est un bien précieux. Je l’économise comme les gens économisaient jadis de l’argent, pour en avoir suffisamment, le moment venu. » (p. 184)

« Ce qu’il me faut, c’est une perspective. L’illusion de profondeur, créée par un cadre, la disposition des formes sur une surface plane. La perspective est nécessaire. Autrement, il n’y a que deux dimensions. Autrement, l’on vit le visage écrasé contre un mur, tout n’est qu’un énorme premier plan, de détails, gros plans, poils, la texture du drap de lit, les molécules du visage, sa propre peau comme une carte, un diagramme de futilité, quadrillé de routes minuscules qui ne mènent nulle part. Autrement l’on vit dans l’instant. Et ce n’est pas là que j’ai envie d’être. » (p. 241)

« Je voudrais ne pas connaître la honte. Je voudrais être éhontée. Je voudrais être ignorante. Alors je ne saurais pas à quel point je suis ignorante. » (p. 436)

ATWOOD, Margaret. La servante écarlate, Robert Laffont, Paris, 2017, 521 p.

L’histoire de ta vie

Il y a un peu plus d’un an, mon amoureux, momentanément expatrié, m’a téléphoné à sa sortie d’un cinéma américanokoweïtien pour me vanter l’intérêt linguistique du film L’arrivée (Arrival, Denis Villeneuve, 2016) : « Tu aurais vraiment aimé ça! » Suivant ses conseils, j’ai visionné le film quelques mois plus tard, découvrant par le fait même qu’il est adapté d’une nouvelle littéraire de Ted Chiang, L’histoire de ta vie. J’ai commandé le tout pour le cinéclub du centre, et c’est avec un réel plaisir que j’ai fait tout récemment la lecture du texte de Chiang.

L'histoire de ta vie La tour de Babylone Ted Chiang Arrival L'arrivée Premier contact Denis Villeneuve

L’histoire de ta vie, comme Arrival, met en scène Louise Banks, une linguiste réputée que l’armée américaine embauche pour effectuer une tâche peu ordinaire: déchiffrer le langage d’une espèce extraterrestre. Douze vaisseaux de forme oblongue sont débarqués en différents endroits de la Terre et l’espèce humaine, alertée par cette présence pour le moment pacifique, s’interroge sur les raisons justifiant cette venue. L’armée donne donc pour mandat à la linguiste de décoder la langue des heptapodes sans rien leur révéler des connaissances technologiques des humains, car on craint pour la sécurité mondiale. En parallèle est présentée comme sous forme de flashback une partie de la vie personnelle de la narratrice.

L’histoire de ta vie n’est pas une oeuvre de science-fiction traditionnelle. Bien que le synopsis puisse laisser envisager l’envahissement extraterrestre et la menace habituelle qui en découle, le texte de Chiang offre plutôt une réflexion sur la langue, n’hésitant pas à entrer dans les détails de la structure linguistique, de la morphologie à la phonétique. Loin de la logique de l’action, L’histoire de ta vie et Arrival reposent sur une logique cognitive. C’est le décodage de la langue qui est au cœur du récit et qui en est la clé. Tout l’arrimage scientifique de l’oeuvre est tourné vers la linguistique et l’hypothèse de Sapir-Whorf ainsi que sur le principe de Fermat.

L’hypothèse de Sapir-Whorf

Émise dans les années 1950 par les linguistes Edward Sapir et Benjamin Lee  Whorf, cette hypothèse repose sur l’idée suivante:

[…] les hommes vivent selon leurs cultures dans des univers mentaux très distincts qui se trouvent exprimés (et peut-être déterminés) par les langues qu’ils parlent. Aussi, l’étude des structures d’une langue peut-elle mener à l’élucidation de la conception du monde qui l’accompagne. (Nicolas Journet, L’hypothèse Sapir-Whorf. Les langues donnent-elles forme à la pensée?)

Autrement dit, c’est la langue que l’on parle qui conditionne notre pensée et notre façon de voir le monde. On entend souvent l’exemple des langues inuites, qui auraient plusieurs mots pour désigner la neige, permettant aux locuteurs de ces langues de voir la neige bien autrement que ceux qui n’ont qu’un mot pour la nommer. Whorf s’est par ailleurs questionné sur la conception de l’espace et du temps des locuteurs de langues qui ne contiennent pas de temps verbaux. Voient-ils le passé, le présent et l’avenir de la même façon?

L’histoire de ta vie offre une exploration de cette hypothèse. L’apprentissage de la langue des heptapodes aura un impact significatif sur la vision qu’a Louise Banks du monde. Je ne vous en dis cependant pas plus, car il me faudrait vous révéler les clés de l’intrigue.

Le principe de Fermat

Ce principe veut que la lumière modifie sa trajectoire de façon à emprunter le chemin qui soit le plus court en durée. Cette trajectoire est calculée selon l’indice de réfraction. L’eau et l’air ont par exemple un indice de réfraction différent, ce qui fait que la lumière voyage plus vite dans le dernier élément que dans le premier. Ainsi, si un rayon lumineux doit traverser un espace rempli à moitié d’air et d’eau, il effectuera une plus longue trajectoire dans l’air (où il peut voyager plus rapidement) avant de plonger en angle dans l’eau (où il voyage moins rapidement). Ce chemin (plus long en distance) est plus court en durée. Voici l’exemple présenté à la page 174 du livre.

L'histoire de ta vie La tour de Babylone Ted Chiang Arrival L'arrivée Denis Villeneuve p 175

L’histoire de ta vie est une nouvelle littéraire très intéressante pour ses explications et ses réflexions scientifiques.

[…] quelle vision du monde possédaient donc les heptapodes pour considérer le principe de Fermat comme l’explication la plus simple de la réfraction de la lumière? Quel type de perception leur rendait minimum ou maximum immédiatement apparent? (p. 180)

Toutefois, elle ne s’adresse pas à des lecteurs non expérimentés, car au-delà des notions scientifiques (verbalisées de façon très efficace), elle contient un vocabulaire très soutenu (téléologie, volition, sémasiographique, etc.), une bonne part d’implicite et une fin ouverte (sur laquelle le film a construit une nouvelle fin).

L’histoire de ta vie en extraits

« Plus intéressant encore, l’heptapode B altérait mon mode de pensée. Pour moi, penser signifiait en règle générale parler d’une voix interne; comme on dit dans le métier, j’avais des pensées codées phonologiquement. […]
L’idée de penser dans un mode linguistique, quoique non phonologique, m’avait toujours intriguée. J’avais un ami né de parents sourds; il avait grandi en utilisant la langue des signes et il me disait qu’il pensait souvent dans cette langue plutôt qu’en anglais. Je me demandais quel effet cela faisait de former des pensées codées manuellement et de raisonner avec une paire de mains interne au lieu d’une voix interne.
Avec l’heptapode B, je vivais l’expérience exotique de pensées codées graphiquement. Je passais des moments de transe où mes pensées ne s’exprimaient plus par le biais de ma voix interne; à la place, je me représentais des sémagrammes qui s’évanouissaient telles des fleurs de givre sur un carreau de fenêtre. » (p. 187-188)

« Soit la phrase: « Le lapin est prêt à manger. » Si on interprétait « le lapin » comme l’objet de « manger », elle signifiait que le dîner serait bientôt servi. Si on interprétait « le lapin » comme le sujet de « manger », c’était un signal, tel celui qu’une fille donnerait à sa mère afin que celle-ci ouvre le sac de nourriture pour lapins. Deux énoncés distincts, voire mutuellement exclusifs sous le même toit. Pourtant, chacun constituait une interprétation valide; seul le contexte permettait de déterminer le sens de la phrase. » (p. 196)

L’histoire de ta vie au cinéma

Quel film réussi que Arrival, réalisé par Denis Villeneuve en 2016! Il fait du bien de voir autre chose, au cinéma, qu’une guerre entre les humains et les extraterrestres, au cours de laquelle, bien sûr, les extraterrestres sont chaque fois les méchants. Arrival est en ce sens très rafraichissant. Comme la nouvelle dont il s’inspire, son propos est d’abord linguistique. Ceux qui visionnent le film en s’attendant à voir un classique du genre seront donc déçus: comme je le mentionnais plus haut, la trame narrative n’obéit pas à une logique de l’action et, de ce point de vue, peut sembler lente. Elle est plutôt construite sur une logique cognitive dans laquelle s’enchainent les rebonds narratifs. Tout est donc une question de point de vue et de disposition d’écoute.

Le propos linguistique étant sans doute suffisamment dense, le film a mis de côté les discussions mathématiques présentées dans la nouvelle. Pas de principe de Fermat dans Arrival. Pour cela, il faut lire l’oeuvre originale.

Pour terminer, la fin de la nouvelle laissant place à une grande ouverture qui conviendrait moins au cinéma, on se réjouit que le film présente une fin plus achevée. Celle-ci est très bien construite et respecte l’esprit de la nouvelle, tout en permettant de pousser encore plus loin la réflexion amorcée grâce au texte de Chiang. À découvrir.

CHIANG, Ted. « L’histoire de ta vie » dans La tour de Babylone, Folio Gallimard, 2006, p. 137-211

La trilogie des gemmes

La trilogie des gemmes, dont le premier tome est Rouge Rubis, est une série jeunesse écrite par l’auteure allemande Kerstin Gier. Elle a pour narratrice le personnage de Gwendolyn Shepherd qui vit dans l’ombre de sa cousine Charlotte depuis sa prime enfance, Charlotte étant son ainée d’un jour seulement. Si Gwendolyn est une jeune fille normale, il n’en est rien de Charlotte, qui a hérité du gène du voyage dans le temps, un secret bien gardé par la famille. À seize ans, elle est sur le point de subir son premier voyage. Tout le monde la surveille, car les premiers voyages surviennent de façon subite et incontrôlée. Sauf que, contre toute attente, c’est Gwendolyn qui, un beau jour, se retrouve soudainement à une autre époque.

Rouge Rubis Kerstin Gier

C’est le genre de livre que j’aime bien comparer au junk food parce que, bien que ce ne soit pas de la grande qualité littéraire, on ne peut s’empêcher de le consommer jusqu’à la fin. L’histoire est très originale, et c’est ce qui m’a accrochée, mais le livre a eu, pour moi, quelques irritants. Que son public cible soit les adolescentes n’est pas un problème en soi. Toutefois, on sent tout au long qu’on s’adresse à des ados dans un langage d’ados (traduit en France, donc doublement agaçant pour la québécoise que je suis [je n’ai rien contre les Français, seulement leur vocabulaire adolescent renforce à mes oreilles le décalage]). Beaucoup de clichés adolescents, aussi, et de digressions sur des sujets banals. Il y a plein de thèmes importants à l’adolescence, mais on a préféré s’en tenir aux lieux communs. Enfin, il me semble que c’était souvent superflu. Il m’a fallu traverser les deux premiers tomes en entier avant que je comprenne que ce qui, plus que tout élément, m’empêchait de voir en les personnages autre chose que des clichés, c’est qu’ils ont été esquissés à grands traits (de caractères): peu de psychologie. C’est dommage, l’histoire aurait pu gagner beaucoup en profondeur.

N’empêche, j’ai lu toute la série en moins d’une semaine. C’est donc dire qu’elle fonctionne malgré tout.

Et puis, ce n’est pas pire que de regarder la télé… ; )

Rouge Rubis au Cinéma

Les livres ont été adaptés au cinéma, mais je n’ai pas vu les films. Je joins ici la bande-annonce du premier, Rouge Rubis.

Divergence, la trilogie

Un peu déçue par la trilogie L’épreuve, qui ne m’a pas donné la relaxation que j’espérais, je suis passée au prochain titre prévu pour le cinéclub, Divergence. Un autre pas dans la littérature et le cinéma d’anticipation. J’y ai mieux trouvé mon compte. Peut-être simplement parce que l’univers est un peu plus féminin. Qui sait comment opère la littérature populaire sur mon cerveau bon public? J’ai lu les deux premiers volumes de la trilogie, et j’aurais poursuivi avec le troisième si je l’avais eu en main. Je n’en ressens pas l’urgence, mais peut-être le lirai-je un jour où j’aurai envie de quelque chose de léger…

Divergence Veronica Roth

L’univers de Divergence est divisé en castes. Beatrice Prior est issue de parents Altruistes. Bientôt, elle passera le test et devra choisir la faction qui deviendra sa famille pour le reste de sa vie. Restera-t-elle chez les Altruistes? Sera-t-elle plutôt une Érudite, une Sincère, une Audacieuse ou une Fraternelle? Quelle est sa vraie personnalité? Divergente.

Comment fera-t-elle son chemin dans cette société où le pire cauchemar qu’on puisse avoir est de devenir sans-faction?

ROTH, Veronica. Divergence, ADA, 2014

ROTH, Veronica. Insurgés, ADA, 2015

Divergence au Cinéma

J’ai découvert le film Divergente (eh oui, on passe du nom à l’adjectif pour le film) en même temps que les élèves et j’ai trouvé l’adaptation réussie. Elle suit bien les grandes lignes du livre et est efficace. Les élèves ont d’ailleurs beaucoup apprécié, s’exclamant en chœur à quelques occasions.