Ouvrir un roman et se retrouver plongé dans les pensées des éléphants… C’est ce qui se passe avec Un lieu sûr de Barbara Gowdy, auteure torontoise. Je ne sais combien de temps elle a pu passer à se documenter pour ce projet, mais la liste des ouvrages qu’elle a consultés est longue et elle a en plus entrepris un voyage en Afrique pour observer les éléphants dans leur habitat naturel. Elle a donc solidement ancré son récit sur des bases scientifiques, bases à partir desquelles elle a créé. Elle a ainsi inventé une pensée, un langage, des dons et des superstitions propres aux éléphants de son histoire. Parce que les éléphants sont les personnages centraux de l’histoire, à peine entrevoit-on quelques humains en filigrane.
Comme dans la réalité, les éléphants de Un lieu sûr vivent en troupeaux dirigés par la plus grande femelle, les mâles quittant généralement le groupe une fois qu’ils ont passé dix ans pour vivre seuls ou en troupeaux de célibataires. Les troupeaux sont habituellement composés de femelles apparentées: une mère (la matriarche), ses filles et leurs éléphanteaux, parfois aussi les sœurs de la matriarche avec leur progéniture.
Les éléphants du Barbara Gowdy parlent donc de familles et non de troupeaux. Dans leur langage, ils appellent leur race les Elles, le choix du pronom mettant de l’avant le matriarcat. Une lettre sert à identifier chaque famille; il y a donc les Elles-B, les Elles-M, les Elles-D… Chaque éléphante adulte se voit attribuer un nom commençant par cette même lettre. Chez les Elles-S, on retrouve Elle-Segausse, Elle-Sèmelapeur, Elle-Ségosille, Elle-Soulage…
L’histoire de Un lieu sûr s’ouvre au moment où Bourbe, devenue adulte, se voit attribuer le nom de Elle-Snobe, un nom qu’elle rejette. Bourbe est un éléphanteau Elle-M qui a été adopté par les Elle-S. Dans chaque troupeau se trouve une visionnaire ainsi qu’une liseuse en pensée, ici Lit de Dattes, son amie. Cette dernière peut donc communiquer avec les autres espèces. Quand la visionnaire de la famille meurt, Bourde hérite de son don.
Les thèmes exploités sont la mémoire, la mort et l’espoir. On se trouve en pleine sècheresse. De mémoire d’éléphant, on n’en a jamais vu pire. Bourbe est gestante et refuse de l’admettre. Des familles entières sont massacrées par les patt’arrière (les humains). On retrouve leurs carcasses sans pieds et sans défenses, livrées aux vautours. Mais il existerait un lieu sûr. Un lieu où les pâturages sont verts et l’eau abondante, un lieu où les patt’arrière cohabitent avec les éléphants. La clé pour découvrir cet endroit est un os blanc (d’où le titre original du livre, The White Bone), tellement blanc que son éclat en est aveuglant. Quand on le lance, il retombe en indiquant le chemin vers le lieu sûr. Toutefois, personne ne sait où se trouve cet os ancien. Il aurait sans doute été déposé quelque part dans le désert. Tous cherchent donc l’os-comme-ça (il perd de son pouvoir si on le nomme), seule chose pouvant les sauver.
Ce que j’ai aimé de Un lieu sûr? Le fait qu’il m’ait appris des choses sur les éléphants. En plus, c’est tout à fait bien écrit et très original: je ne m’attendais pas à lire un jour un livre où je me retrouverais plongée dans les pensées des éléphants. C’est très dense, toutefois, et bien que le livre ne compte que 388 pages, il demande un certain temps d’adaptation pour assimiler le langage qu’utilisent les éléphants, pour distinguer les données réalistes de celles imaginées et pour s’approprier cet univers éléphantesque. Il ne faut pas non plus s’attendre à ce qu’il y ait d’extraordinaires rebondissements à chaque chapitre. L’histoire respecte l’allure des éléphants qui vont à la marche, affaiblis par la faim; on les accompagne dans leurs deuils et leurs tergiversations.
Un lieu sûr en extraits
“-Chaque moment est un souvenir, dit-elle.
Bourbe et Lit de Dattes se dévisagent, ébahies. La grande femelle répond aux pensées de Bourbe d’il y a plusieurs heures, elle est donc devenue la parleuse en pensée des Elle-D, mais elle a aussi entendu les pensées de Bourbe à cinquante mètres.
-Tout a été décrété par l’Elle, poursuit-elle de sa voix douce et cassée. Donc tout doit déjà avoir été imaginé par l’Elle. Nous vivons uniquement parce que nous vivons dans Son imagination. Ta vie, telle que tu la connais, c’est l’Elle qui se remémore ce qu’Elle a déjà imaginé. Nous sommes de la mémoire. Nous sommes de la mémoire vivante. Ses yeux brillants tombent sur Bourbe. Comprends-tu?” (p. 114)
“Le paysage que Bourbe traverse à présent, elle le connaît, mais à l’image d’une oasis de la saison des pluies, pas comme ce lieu appauvri. Rien n’est vert ici, il n’y a pas une fleur et tout est desséché. Chaque arbre ou presque est noir de vautours, la terre est un tohu-bohu d’os pointant de sous des amoncellements de poussière rouge, ou encore, là où le sol a été brûlé, de sous des cendres noires.
Les squelettes sont ceux des herbivores, mais ce sont les zèbres, les gnous et les gazelles toujours debout qui paraissent plus morts que vifs, moins chanceux que leurs parents tombés à terre. Les vivants n’ont aucun jeune parmi eux, et même les carnivores semblent avoir du mal à le croire. Les chacals trottant parmi les gazelles de Thompson lèvent le museau, et paraissent chercher par-dessus leur épaule quelque chose de plus fringant et de plus délectable que les malheureuses bêtes aux pattes tremblantes au travers desquelles ils regardent.” (p. 123)
GOWDY, Barbara. Un lieu sûr, Babel Actes Sud, 2002, 408 p.